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C'est en Egypte, il y a déjà plus de 40 ans, que j'ai vraiment pris la mesure de la puissance de Djamila Bouhired, la femme icône de la révolution algérienne. Il suffisait de me présenter “algérienne” pour que mes interlocuteurs s'inclinent : “Balad Gamila Bouhired” immédiatement suivi de “Balad Alf wa millioun chahid”. Il me faudra beaucoup plus de temps pour prendre la mesure du poids de cet honneur et de son exception.
Et plus cet événement fondateur - naissance de l'Etat algérien et de la nation entre la guerre de libération nationale de novembre 1954 à l'indépendance en juillet 1962 - s'éloigne, et plus cette femme/icône installée au milieu de l'histoire « comme une évidence », s'éloigne à son tour de cette évidence.
Qui aurait imaginé en 1954 que ce serait une femme algérienne qui deviendrait “l'icône absolue” de cette révolution ? Et même “l'icône de la décolonisation”, expression empruntée à l'historienne anglaise Natalie Vince. Cet imprévu est d'autant plus perturbant qu'il est exceptionnel : on ne trouve son équivalent dans aucune autre révolution contemporaine, ni dans la Russie de Lénine, ni lors de la libération du Vietnam de Hô Chi Minh, ni dans l'Amérique Latine de Fidel Castro et du Che, ni dans la Résistance européenne au nazisme, de Churchill au général De Gaulle.
Ce fait est d'autant plus paradoxal que la place des femmes algériennes sous la colonisation n'est guère enviable : « En 1954, la population algérienne compte 91% d'analphabètes(...) les femmes payent un tribut encore plus lourd que les hommes : seules 4,5% d'entre elles sont alphabétisées » (1)
Et si l'analphabétisme se mesure, comment mesurer les tonnes de mépris qui représente « la femme algérienne », cette “musulmane”, cette “arabe” pendant un siècle et demi de colonisation. Rarement image aura été aussi offensée pour illustrer, se convaincre de la supériorité de la civilisation occidentale et inventer l'Orient dans lequel les femmes et le harem marquent la frontière entre les lumières et l'obscurantisme.
Aussi, quand éclate la guerre de libération nationale, personne ne les attend.
Ni le FLN, Front de libération nationale qui va se dispenser de les compter : « on avait décidé de ne pas compter les femmes », écrit dans ses mémoires sans explication l’un des dirigeant de la Fédération de France, du FLN (2). Ni le colonialisme quand les noms des premières moudjahidates arrêtées apparaissent dans les journaux, dès 1955, il pense qu'elles sont égyptiennes ou encore, “des communistes” d'origine européenne.
Quel paradoxe quand même entre les préjugés qui se construisent et rendent invisibles les femmes algériennes et la réalité de la femme/icône qui s’impose dans un imprévu historique.
Rarement image aura été aussi offensée pour illustrer, se convaincre de la supériorité de la civilisation occidentale et inventer l'Orient dans lequel les femmes et le harem marquent la frontière entre les lumières et l'obscurantisme.
Une leçon quand on prétend écrire : méfions-nous des mots qui enferment à priori les femmes algériennes, « les musulmanes » dans des évidences, des préjugés rendant leurs résistances invisibles ainsi que les conditions historiques, matérielles et immatérielles dans lesquelles elles se déploient ou s’écrasent.
La lecture civilisationnelle du monde s'impose ainsi - entre la femme sauvage enchaînée et la femme moderne libérée- par l'effacement de la place « des femmes indigènes » dans les systèmes de domination économiques, idéologiques, culturels et l’invisibilité des stratégies qu'elles mettent en place pour survivre, avant de témoigner par les traces qu'elles laissent en chemin, qu’en vérité elles existent : soumises/ insoumises mais toujours agissantes.
Dans cet ordre de l’évidence avec l’indépendance nous dit-on « les femmes algériennes ont été renvoyées à la maison » c’est à dire à leur famille.
Comme des objets que l'on déplace ? du colonialisme à la libération, de la guerre à la famille, par la puissance des mots qui oublient que ces passages s'inscrivent dans des changements qui bouleversent le temps du monde.
« Quand un homme accueille sa femme qui a séjourné deux semaines dans un camp français et qu’il lui dit bonjour et lui demande si elle a faim, évite de la regarder et courbe la tête, il n’est pas possible de supposer que la famille algérienne ait pu demeurer intacte », écrit Frantz Fanon, (3).
L'icône est une figure ambiguë : elle témoigne de la naissance et de la mort. La seule évocation de son nom acte la naissance d’une nation et le décès d’un million et demi de chouhadas (martyrs).
En dépit de cet avertissement fanonien, cette seconde image des femmes algériennes continue d’agir et ne se questionne pas.
En guise de preuve on soulignera, par exemple, qu'à l'indépendance elles ne seront que 5 femmes à la première Assemblée nationale, soit. Mais on taira que c'est à une femme députée que l'on doit, dès 1963, une loi qui porte son nom : la loi Khemisti Stefani, une moudjahida.
Cette loi fixe l'âge légal au mariage à 18 ans pour les hommes, à 16 ans pour les femmes, une révolution à l’époque dans le monde arabe. Ce changement qui semble minuscule témoignent des résistances politiques et fait date en nous renseignant sur la place réelle des femmes dans la société et sur ce qui change « à la maison ».
Personne ne les attend. Ni le FLN, Front de libération nationale qui va se dispenser de les compter : « on avait décidé de ne pas compter les femmes », écrit dans ses mémoires sans explication l’un des dirigeant de la Fédération. Ni le colonialisme quand les noms des premières moudjahidates arrêtées apparaissent dans les journaux.
Si en 1963, des milliers de mineures étaient mariées par leurs familles, en 1998 « (...) on ne compte plus que 3% de femmes mariées âgées de 15 à 19 ans contre près de 50% en 1966. Les évolutions sont spectaculaires : chez les femmes, la proportion de célibataires à 20/24 ans est 7 fois plus élevé qu'en 1966, et celle des 25/29 ans, plus de onze fois » (4). Spectaculaire en effet, quand on sait que pour « les musulmans le mariage est sunna ».
Entre l’icône et « les femmes renvoyées », la représentation des femmes algériennes oscille entre la gloire et le mépris. Dans cet entre- deux, il y comme un vide à remplir, sans rien céder aux récits des dominants qui travaillent à leurs intérêts idéologiques et matériels en rendant subalterne le rôle des femmes. Les femmes ont elles une histoire ?
C'est en se posant cette question dont la jeunesse surprend - en France, par exemple elle ne se pose qu'au milieu des années 70 – que la pensée féministe, et l’histoire - comme discipline - ont ouvert un nouveau continent de savoir qui bouleverse bien des certitudes. Et, dans cette histoire qui se réécrit les femmes musulmanes, arabes, berbères ont elles, elles aussi, une histoire ?
Il suffit de se donner cette liberté, en dépit de la pauvreté des traces écrites, des archives, pour qu’un autre récit s'impose.
Quand les moudjahidines témoignent des femmes algériennes dans la guerre, ils disent : “elles ont aidé”, et quand vous les poussez à se souvenir, ils deviennent subitement pensifs, « elles étaient très courageuses” et puis, comme surpris, ils se taisent. Silence. Que nous dit l'histoire de Djamila Bouhired, cette jeune fille de la Casbah qui, à peine âgée de 24 ans, en 1957, apprentie couturière se retrouve porteuse du poids de l'icône ? Questionner l'histoire des femmes algériennes dans la guerre de libération nationale, c'est questionner l’histoire du silence parce que le silence a une histoire.
Le silence et l'icône
« J'ai peur que mes mots soient faibles, d3if », s'excuse Djamila Bouhired à Beyrouth lors d'une cérémonie en son honneur en 2014.
Comment ne pas entendre cette explicite peur des mots formulée par cette militante du FLN historique, célébrée pour son courage, ni la torture subie, ni la guillotine promise par le tribunal militaire et colonial qui la juge ne sont venus à bout de son défi à la mort qui la menace pour que l'Algérie soit indépendante.
« On a admis d’exalter les actions d’éclat ou les vocations exceptionnelles de quelques femmes, sans paraître voir, ou feignant d’ignorer que ces actions individuelles supposaient l’immense toile de fond tissée par la foule grandissante des femmes algériennes qui, à leur manière, ont fait front ».
L'icône est une figure ambiguë : elle témoigne de la naissance et de la mort. La seule évocation de son nom acte la naissance d’une nation et le décès d’un million et demi de chouhadas. Un chiffre qui bien que gonflé ne s’efface, il dit le prix du sang, le martyre du peuple algérien face à l’horreur coloniale. Comment porter ce poids sans craindre que les mots ne soient légers ? Que reste-t-il alors pour les rendre lourds sinon le silence ?
Le même que celui des morts qui l’habitent, elle ne s’en cache pas, comme si la puissance de la femme icône était condamnée à survivre emmurée dans ce partage, dans la fidélité à leur mémoire tombale. Comment ne pas avoir peur des mots dans la crainte de ne pas être à la hauteur, de trahir non pas la statue de l’icône mais celle des sacrifiés ? Etre icône ne dispense pas du silence, au contraire elle l’aggrave.
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L'icône est d'une puissance ambigüe : elle dévoile et elle voile. Elle est un corps/média qui parle sans parole. Il date et informe : en Algérie et dans la guerre de libération et par les corps des femmes, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire. De la maquisarde, à la fidaïa, de la paysanne à la citadine, de l’étudiante à l’analphabète, de l’infirmière à l’ouvrière, de l’Algérie à la France.
Elles font l’impensé et l’impensable : elles font la guerre à la France coloniale. Elles n’ont pas apporté « à l’indépendance de leur pays une aide considérable », comme l’écrit encore la référence de l’histoire des femmes en France, l’historienne Michèle Perrot (5), et elles n’ont pas « dû se fondre dans le combat national et appuyer les hommes qui portaient cette lutte », comme le note la politologue Khadija Mohsen-Finan (6).
« J'ai peur que mes mots soient faibles » s'excuse Djamila Bouhired. Comment ne pas entendre cette explicite peur des mots, formulée par cette militante du FLN historique, célébrée pour son courage. Ni la torture subie, ni la guillotine promise ne sont venus à bout de son défi à la mort qui la menace pour que l'Algérie soit indépendante.
Elles ont apporté leur propre expérience intime du colonialisme « d’indigène de l’indigène », et la haine de cette occupation qui va leur donner cette force inouïe pour sortir de la réclusion, de la famille, des tuteurs et des tabous si nombreux en portant les habits de la guerre. Ce terrain que l’habitude ne réserve qu’aux hommes. Non seulement elles la font mais bientôt on ne voit plus qu’elles dans les journaux, les maquis, les tribunaux, les prisons et jusque dans les salles de tortures. Sur ce terrain la révolutionnaire Djamila Bouhired est exemplaire elle est à la fois fabuleuse et monstrueuse.
Elle est « poseuse de bombe », elle est de celles qui vont changer la géographie de la violence de « la ville arabe » encerclée par les paras, à « la ville blanche » à l’heure de l’ apéro pied-noir, elle connaît la Casbah comme un homme mais bien mieux que la police, elle blessée par balle alors qu’avec les chefs militaires de la zone autonome d’Alger elle fuit la terrible répression qui en 1957 s’abat sur ce quartier, chargée de documents secrets, elle passe de l’hôpital à la salle de torture et de celle-ci au tribunal militaire qui la condamne à mort par la guillotine pendant que les colons veulent la lyncher. Et en plus elle est belle comme le jour. C’est beaucoup pour une seule femme, « la soeur » au milieu « des frères ».
Il faudra attendre 1990, pour que « Les femmes algériennes dans la guerre » paraisse en Algérie, depuis la thèse universitaire de Danièle Djamila Amrane Minne - moudjahida devenue historienne - et sortent du silence de l’histoire. Dans sa préface, André Mandouze, historien français, pro-FLN, écrit : « (...) On a admis d’exalter les actions d’éclat ou les vocations exceptionnelles de quelques femmes sans paraître voir, ou feignant d’ignorer, que ces actions individuelles supposaient l’immense toile de fond tissée par la foule grandissante des femmes algériennes qui, à leur manière, « ont fait front » (...) » (7). Un front dans le front et si c’était une révolution dans la révolution ? Mais : « L’opprimé n’est tolérable - écrit Christine Delphy, sociologue, féministe - que s’il sait se montrer discret ». « Les frères » vont se défendre, menacés dans les fondements de leur pouvoir, ils vont prendre celui de la parole et réécrire le récit à leur mesure.
« Quand un homme accueille sa femme qui a séjourné deux semaines dans un camp français et qu’il lui dit bonjour et lui demande si elle a faim, évite de la regarder et courbe la tête, il n’est pas possible de supposer que la famille algérienne ait pu demeurer intacte », écrit Frantz Fanon.
Remettre le monde à sa place et rappeler que l’icône avait « un » chef, chef de la Zone autonome d’Alger, portant un nom, Yacef Saadi (1957).
Et, afin que nul ne l’oublie, il se fera, à l’indépendance, producteur, acteur de sa propre histoire à l’écran, et il choisira, lui- même, le réalisateur Gillo Pontecorvo, du film : « La bataille d’Alger ». Un film tellement puissant qu’il deviendra culte, traité, par l’histoire officielle, en Algérie, comme une archive du réel, pendant que Benjamin Stora, historien français, pourtant reconnu spécialiste de la guerre anticolonialiste, lui accordera une « valeur documentaire ». Soit, mais que documente-t-il du point de vue des femmes ?
De l’icône à la femme sans nom
D'abord il renvoie à l'oubli “Djamila” de Youcef Chahine, fabriqué dans l'urgence en 1958 pour mobiliser les opinions publiques contre son exécution imminente, participant à la campagne qui soulèvera toute la planète anticoloniale. Ho Chi Minh s'engage, Fairouz, Warda el Djazaïriya, Sou'ad Mohamed, égyptienne, la chantent, Jacques Vergès, son avocat qui deviendra son mari, et Georges Arnaud publient « Pour Djamila Bouhired », en 1957 (Ed de Minuit). Toutes et tous « célèbrent ses exploits et ses souffrances. C'est un cas unique, aucun autre film, aucune autre chanson (…) consacrés ainsi à une personnalité n'existent durant la guerre » (3). Alors que dans la fiction, Y. Chahine filme « Djamila » debout sur une estrade, elle trace des plans pour guider les « poseuses de bombes », dans « La bataille d'Alger » elle fait la queue, silencieuse, elle attend que Yacef Saadi lui donne son couffin pour. La fidaïa n'est plus qu'un instrument du génie militaire « du chef ».
Le film « La bataille d’Alger » renvoie à l'oubli « Djamila » de Youcef Chahine, fabriqué dans l'urgence en 1958 pour mobiliser les opinions publiques contre son exécution imminente, participant à la campagne qui soulèvera toute la planète anticoloniale. Ho Chi Minh s'engage, Fairouz, Warda el Djazaïriya, Sou'ad Mohamed, égyptienne, la chantent…
Ce film documente l’art d’écrire les récits dominants qui transforme les femmes actrices de l’histoire, en femme/objet dépossédées jusqu’à de leurs noms. Il illustre à quel point l’invisibilité des femmes dans l’histoire est une construction qui produit et reproduit le pouvoir des dominants. Il n’y aurait donc qu’une vérité et ce serait celle « du chef » ?
En 2013, il se souvient de son rôle de producteur : « On a ramené « les filles », (à propos du casting de celles qui incarneront à l'écran les fidaïates, NDLR) et on a choisi une pour Djamila Bouhired, une telle pour une autre, sans citer leurs noms, parce que les gens savent quand je dis telle bombe à tel endroit, ils savent qui a posé la bombe » (Entretien, Ennahar TV, Algérie).
Quel exploit : par la magie de son cinéma, les noms de Djamila Bouhired, Zohra Drif et Samia Lakhdari, les trois premières résistantes qui déposeront les premières bombes de la vraie bataille d’Alger disparaissent de son récit.
« Puisque les gens savent », on peut les aider à oublier en remplaçant leurs noms par leurs cibles, des ruines de cafés ensanglantés qu’il cite : « la Cafétéria, le Milk Bar et le Maurétania. ». Remplacer des noms par des objets. Quel document sur la construction de l'effacement « des filles ».
« La bataille d'Alger » dont le récit est mené par un nationaliste algérien et un communiste italien est en vérité une archive de l'imaginaire de la virilité quand elle se sent menacée. Il remet les hommes au centre de la guerre et il rappelle que les femmes n’en sont que la périphérie. Paras où moudjahid qu'importe, ils se battent d'hommes à hommes, bien qu'à armes inégales. Il magnifie le corps des hommes, Yacef Saadi et Ali La Pointe, « le mauvais garçon » que la révolution rend beau comme un Dieu, contre Bigeard et Massu moulés dans leurs tenues léopards et lunettes noires de stars.
Ce film documente l’art d’écrire les récits dominants qui transforme les femmes actrices de l’histoire, en femme/objet dépossédées jusqu’à leurs noms. Il illustre à quel point l’invisibilité des femmes dans l’histoire est une construction qui produit et reproduit le pouvoir des dominants.
Il n’y aurait donc qu’une vérité et ce serait celle « du chef » ? Il est permis d’en douter : le doute n’est-il pas le premier degré de la liberté ? Méfions-nous des mots, de ces représentations amputées du contexte qui enferment les femmes dans « l’évidence » sans échappatoire, un mektoub qui efface les résistances, les subversions pour ne prédire que les soumissions à venir, les grossir et les rendre envahissantes.
Le contenu de cette publication est l’entière responsabilité de Assafir Al Arabi et n’exprime pas obligatoirement les positions de Rosa Luxembourg Institute.
1) Danièle Djamila Amrane- Minne, « Les femmes algériennes dans la guerre », ed Barzakh, Alger, 2014.
2) Ali Haroun, « La 7ieme wilaya, la guerre du FLN en France 54_62), Ed Seuil, 1986.
3) Frantz Fanon, « L’an V de la révolution », Maspéro 1959.
4) « Avoir trente ans et être encore célibataire : une catégorie émergente en Algérie » par Zahia Ouadah-Bedidi) in Autrepart.
5) D.D Amrane Minne, « Des femmes dans la guerre », préface Michèle Perrot, Ed Dif, 2004
6) L’image de la femme au Maghreb, sous la direction de K. Mohsen-Finan, Ed Acte Sud, MMSH/Barzakh
7) Danièle Djamila Amrane- Minne, « Les femmes algériennes dans la guerre », préface de A. Mandouze.