CAR À LA JUSTICE, JAMAIS NOUS NE RENONCERONS, JAMAIS !

Soixante années se sont écoulées depuis cette nuit tragique du 17 octobre 1961 à Paris. Soixante années d’occultations, de dénis, et aussi, parfois, de haussements d’épaules. Le nombre de morts du 17 octobre et les jours suivants (dont la disparition dans les camps de l’armée en Algérie de dizaines « d’expulsés vers leur douar d’origine ») se décompterait en centaine.
2021-10-24

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La manifestation des Algériens, Paris, 17/10/1961.

Mehdi Lallaoui *

« J’ai maintes fois souhaité que la honte d’avoir été le témoin impuis-sant d’une violence d’État haineuse et organisée puisse se transformer en honte collective. Je voudrais aujourd’hui que le souvenir des crimes monstrueux du 17 octobre 1961, sorte de concentré de toutes les horreurs de la guerre d’Algérie, soit inscrit sur une stèle, en un haut lieu de toutes les villes de France, et aussi, à côté du portrait du Président de la République, dans tous les édifices publics, Mairies, Commissariats, Palais de justice, Écoles, à titre de mise en garde solen-nelle contre toute rechute dans la barbarie raciste.                                           Pierre Bourdieu. Octobre 2000

De temps à autre il m’arrive encore, la nuit, de longer les quais de Seine où je suis né, et toujours les spectres d’Octobre accompagnent ma déambulation.

Soixante années se sont écoulées depuis cette nuit tragique du 17 octobre 1961 à Paris. Soixante années d’occultations, de dénis, et aussi, parfois, de haussements d’épaules. Cela fait soixante ans que le bilan officiel du massacre de cette nuit est gravé dans le marbre de la mémoire administrative. Décompte des morts algériens au pont de Neuilly : deux. Ayant pour noms : Abdelkader Deroues et Lamara Achemoune. Sur les Grands boulevards, devant le Rex, un Français qui sortait du cinéma est également mort victime de la confusion policière. C’était un marinier du nom de Guy Chevalier.

Pourtant, peu à peu, les langues se sont déliées. Surtout, le travail et la rigueur des historiens et des chercheurs permettent d’établir aujourd’hui des probabilités plus sérieuses. En fait, le nombre de morts du 17 octobre et les jours suivants (dont la disparition dans les camps de l’armée en Algérie de dizaines « d’expulsés vers leur douar d’origine ») se décompterait en centaine. Le plus grand massacre de civils après la « Semaine sanglante » qui, il y a 150 ans, signa la fin de la Commune de Paris. Parmi les quelque cent témoignages publiés dans leur dernier ouvrage – aussi remarquable que terrifiant –, les deux historiens anglais Jim House et Neil MacMaster, à la suite de Jean Luc Einaudi, livrent sur les assassinats du 17 octobre des récits édifiants (1).

Tard dans la nuit, de petites unités de policiers mobiles conti-nuèrent à tuer des Algériens qui se trouvaient piégés, seuls ou en groupes, dans des lieux écartés de la banlieue ouest. Le reporter et photographe Élie Kagan, qui se déplaçait en scooter, trouva 3 ou 4 corps rue des Pâquerettes, près des bidonvilles de Nanterre ; comme il aidait un blessé à gagner l’hôpital, un groupe d’Algériens sortit d’une cachette et emporta les morts. Le policier Raoul Letard raconte par ailleurs que des hommes de son unité spéciale d’intervention (la 3e compagnie de district) traversèrent le pont de Neuilly et pénétrèrent dans Colombes où, à partir de 23 heures, ils se livrèrent pendant deux heures à une quête meurtrière : « Et on tirait sur tout ce qui bougeait, c’était l’horreur, pendant deux heures, deux heures, ça a été la chasse à l’homme. » Les corps s’empilaient dans le panier à salade qui suivait leur voiture ; de retour au commissariat de la porte de la Villette, le commissaire piqua une colère parce que les corps n’avaient pas été abandonnés dans la rue. […] Paul Rousseau, un autre policier, fut témoin de tueries au pont de Clichy : « J’en ai même vu (des policiers) qui ont tiré dedans et les ont balancés par-dessus le pont. » S’ensuit le récit d’une scène d’horreur sur et autour du pont, couvert de mares de sang, comme un champ de bataille : « Des policiers des compagnies de district sont revenus vers nous. Certains
avaient du sang sur les mains. Ils en étaient fiers. Ils montraient leurs mains et disaient : “Tu vois, on les a eus, nos bougnoules !” »

Je poursuis ma déambulation nocturne le long du fleuve – les spectres d’Octobre ne me lâchent pas. Linceuls translucides, ils ne crient ni vengeance, ni pardon. Dans le silence de la nuit cosmique, ils sont simplement impassibles : sûrs de la justice à venir. Car c’est à nous, les descendants d’octobre, qu’il revient de porter cette exigence et de nous libérer du fardeau de l’occultation. C’est à nous autres, bourgeons des deux rives, semblablement attachés aux deux versants de cette Méditerranée qui lie nos histoires séculaires, qu’il revient de préparer les noces de la réconciliation et de l’apaisement. De cette prochaine alliance souhaitée par les uns, moquée par les autres – ces autres aux mémoires et aux cœurs fossilisés –, renaîtra cette fraternité qui nous anime depuis toujours. Après la guerre, après les guerres franco-algériennes dans toutes leurs déclinaisons, au bout de la nuit de l’oubli, le respect… enfin. La libération d’une parole, le moment où chacun pourra être entendu et écouté, où toutes les pages du livre déchiré seront rassemblées, où toutes les parties raconteront l’histoire de leur point de vue, à égalité de tolérance.

Il nous a fallu reprendre le fil de l’histoire d’Octobre à son début : et donc en appeler à la mémoire de nos parents, acteurs de ces tragiques événements en même temps que, du fait de leur silence traumatique, « complices » de ce vertigineux trou de mémoire. Depuis le début des années quatre-vingt, patiemment, nous avons collecté et enregistré les témoignages, retrouvé les photos, contribué à entrouvrir les archives encore cadenassées par les clauses décennales et la sacro-sainte raison d’État qui privent les citoyens de la vérité. En 1997, Lors du procès de Maurice Papon à Bordeaux (qui sera condamné pour complicité de crimes contre l’humanité pour son rôle dans la déportation des juifs de Gironde), nous avons manifesté devant le tribunal de Bordeaux pour rappeler que c’était le même fonctionnaire qui officia en 1943, en 1961 et en 1962 pour les assassinats du métro Charonne. Alors que devant la cour d’assise, l’ancien préfet de la Seine affirmait que les quelques morts du 17 octobre n’étaient que la conséquence de règlement de compte entre nationalistes algériens, nous avons fait publier en Une d’un quotidien du matin la liste des dizaines de morts consécutifs à la manifestation du 17 octobre. Les archivistes de la Ville de Paris qui nous avaient confié ces documents ont d’ailleurs été sanctionnés. Il faut les citer aujourd’hui pour leur courage et leur acte citoyens. Il s’agit de Brigitte Lainé et de Philippe Grand.

La polémique sur la divulgation de ses archives a abouti en 1998 au rapport du conseiller d’Etat Dieudonné Mandelkern missionné par le ministre de l’intérieur de l’époque Jean-Pierre Chevènement. Non communicable dans un premier temps, nous l’avons rendu public dans une de nos publications (A propos d’octobre. Editions Au Nom de la Mémoire 1998.) Ce rapport, très prudent dans ses estimations, confirme, que le nombre de décès lié à la répression de la manifestation se compterait à près d’une centaine de victimes. Mais comme par hasard, la commission présidée par le conseiller d’Etat Mandelkern n’a jamais retrouvé « aucun exemplaire » du rapport du préfet au ministre de l’Intérieur. Quant à la brigade fluviale, qui ramassait les corps dans la Seine, elle « a procédé il y a quelques années à la destruction de ses archives anciennes ». Manquent encore les dossiers des services des Affaires algériennes, et les fichiers du centre d’identification de Vincennes qui recevait les interpellés. Quant à savoir ce qu’il est advenu des algériens expulsés en Algérie, le rapport admet que « leur nombre total est difficile à déterminer. En effet, les arrêtés ministériels correspondants n’ont pu être retrouvés ».

Nuit et brouillard sur Seine…

Nous avons instauré un rendez-vous annuel, chaque 17 octobre, sur le pont Saint-Michel à l’endroit où, en 2011, le maire de Paris, Bertrand Delanoë érigea courageusement une plaque commémora-tive. Cette initiative fut suivie par de nombreuses municipalités de la région parisienne qui matérialisèrent à leur tour dans leur espace public un rappel de la date du 17 octobre et du massacre des Algériens. Il nous a fallu, encore et toujours, lever les confusions. Redire par exemple que “Charonne”, ancré dans la mémoire collective française à la suite des obsèques des manifestants tués qui rassemblèrent plus d’un demi-million de personnes, c’était février 1962, non octobre 1961. Aujourd’hui, même s’il subsiste des zones d’ombres sur les responsabilités, les faits sont établis, mais nous refuserons de tirer un trait sur ce crime d’État tant que la vérité ne sera pas complète. Les choses avancent portant avec la déclaration du Président François Hollande en octobre 2012 qui malheureusement ne nomme pas les assassins d’octobre 1961. Il est des pudeurs qui en disent long sur la volonté des politiques à faire la lumière sur cette tragédie. 

Certains nous conseillent de tourner la page, d’autres arguent que la guerre d’Algérie est désormais loin et que les faits s’y rattachant ont fait l’objet de plusieurs amnisties successives. C’était la guerre, nous dit-on !

Eh bien non ! Car à l’automne 1961, ce n’était pas la guerre d’Algérie à Paris, siège des institutions démocratiques de la République. Ce n’était pas non plus la dictature gaullienne : il suffit de rappeler qu’à l’Assemblée nationale siégeaient toutes les compo-santes politiques françaises. Non ! Car les hommes et les femmes qui manifestèrent ce mardi-là n’étaient pas des gens en armes prêts à en découdre avec des forces innombrables et armées jusqu’aux dents (sept mille policiers et gardes mobiles mobilisés ce soir-là). Non ! Car les assassins (dont nous connaissons maintenant les noms, les unités, les grades) n’avaient pas le visage dissimulé : ils portaient les uniformes et les costumes-cravates des fonctionnaires de l’État. Non ! Car ce soir-là et les jours suivants, ce sont bien des hommes sans armes qui ont été assassinés, de simples manifestants dont le seul crime était de réclamer, les mains nues, le droit d’être libres, le droit d’être des Algériens dans un pays souverain. Était-ce déjà un homme, ce jeune adolescent de 15 ans qui le premier fut tué par les balles des gardes mobiles à l’entrée du pont de Neuilly ? Étaient-ce de dangereux terroristes, ces dizaines de travailleurs endimanchés, abattus dans la cour du 19 août au cœur même de la préfecture de police et dont témoignent, dès les jours suivants, des policiers républicains dont nous avons levé l’anonymat quarante ans plus tard ?

Elle était [la cour de la préfecture de police] transformée en un véritable charnier. Les tortionnaires jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine qui coule à quelques mètres, pour les soustraire à l’examen des médecins légistes, non sans les avoir au préalable délestés de leurs montres et de leur argent. M. Papon, préfet de police, et M. Legay, directeur général de la police municipale, assistèrent à ces horribles scènes (2).

Était-ce une hallucination collective, ces centaines de bus de la RATP réquisitionnés pour convoyer 11000 manifestants, sinistre écho d’une autre rafle raciste qui, 19 ans plus tôt, avait déjà souillé le cœur de Paris ?

Ma pérégrination de nuit me conduit maintenant au pont de Bezons. En 1991, avec la Municipalité communiste et sans l’aval de la préfecture du Val d’Oise, nous y avions apposé une plaque commémorative. Celle-ci rappelait qu’aux environs du pont et les jours qui suivirent le 17 furent repêchés les corps des « noyés par balle », selon l’expression de l’époque. La plaque a tenu 24 heures. Je garde encore la copie de la première page de La Renaissance du 28 octobre 1961, cette Une terrible montrant une famille algérienne atterrée : cinq enfants serrés sur un lit contre leur maman, avec ce titre : « Leur père a “disparu”. » Au-dessus de la photo, un encadré révélait qu’à « Bezons, Argenteuil, Clichy-sous-Bois : des cadavres d’Algériens [étaient] découverts ».

Je ferme les yeux pour mieux respirer le vent d’une fin de nuit qui parcourt les boucles de la Seine et qui semble remonter de Normandie. Une péniche glisse le long du fleuve. Dans son habitacle éclairé comme à la bougie, le marinier, un homme d’un âge certain, me regarde. Le temps du passage, nous ne nous quittons pas des yeux. Qui suis-je ? semble-t-il penser. Qu’est-ce que je peux bien faire sur les bords de Seine à la limite de l’aube ? Quant à moi, je me demande où il était en octobre de l’année terrible. A-t-il vu ? A-t-il su ?

Je regarde une dernière fois le fleuve, tranquille et inquiétant à la fois. Dans ses reflets hypnotiques défilent les photos que j’ai tant de fois décryptées. Je revois ces hommes alignés les mains sur la tête, certains le visage ensanglanté, terrifié, muet de stupeur. Je revois, jonchant la chaussée mouillée, ces chaussures éparses que seule une folle panique a pu faire perdre à leurs propriétaires. Je revois sur les images d’archives des traînées de sang sur le trottoir du Palais des sports de la porte de Versailles, vestiges des « haies d’honneur » de fusils et de gourdins qui accueillirent les raflés de la nuit du 17. Sur le fronton de l’édifice, en lettres géantes, le nom de Ray Charles qui devait se produire ce soir-là. Et sous la coupole où l’on entassa 6000 prisonniers, de drôles de coiffes couvrent la tête de dizaines d’Algériens : les mouchoirs ou les foulards qui servent de pansements de fortune aux matraqués de la nuit. Des sévices se poursuivront encore dans ce lieu. 

Par le plus grand des hasards, au cours de l’hiver 2011, alors que je travaillais à l’INA-Méditerrannée sur l’histoire des Algériens de Marseille, je retrouvai, sur un bout de pellicule oublié, un millier de ces internés du Palais des sports. Le morceau de film les montre, le 26 octobre, descendant du train à la gare Saint-Charles, menottés trois par trois et encadrés de gardes mobiles. Ces derniers les escortent vers deux navires, le Ville d’Oran et le Ville de Bordeaux, pour être expulsés vers l’Algérie. Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que les malheureux seront jetés dans les camps d’internements et des dizaines d’entre eux périront de mauvais traitements ou faute de soins à la suite des blessures du 17 octobre. Ils ne verront pas l’indépendance huit mois plus tard et ne seront pas comptabilisés dans le bilan macabre des morts de la manifestation parisienne.

La démocratie à laquelle nous aspirons ne mérite pas son nom tant que l’Etat persiste dans le déni des drames coloniaux et l’occultation des massacres d’octobre 1961. Elle ne mérite pas son nom si on continue à taire ou contester ce mardi 17 octobre 1961. Ce que nous réclamons depuis tant d’années, c’est que l’État responsable de ces événements se décide enfin, dans sa continuité et malgré les six décennies qui nous séparent des massacres, à mettre des mots sur ces crimes impunis et a désigner les coupables. Nommer la police parisienne et Maurice Papon ne suffit pas. Il faut citer également ceux qui se sont rendu complice des crimes d’octobre par leur silence et leurs manœuvres d’occultations en l’occurrence, le Ministre de l’intérieur Roger Frey, le Premier ministre Michel Debré (partisan de l’Algérie française) sans omettre celui qui assurait la gestion du pays à ce moment-là, le Général de Gaulle.

Nous exigeons donc la reconnaissance officielle des crimes d’octobre par les plus hautes autorités de la Nation car les mots apaisent et soignent. Les mots remettent en mouvement les valeurs de respect et de dignité auxquelles ont droit non seulement les descendants des manifestants d’octobre mais également tous les citoyens de notre pays pour qui la République est synonyme de justice. Hors, il n’y a jamais eu justice pour les crimes d’octobre. À l’automne 1961, c’est la République qui a sombré dans la Seine avec les noyades des travailleurs algériens.

Il est temps de réparer, il est temps de panser et de construire enfin la fraternité car tel est le combat que porte depuis des décen-nies Au Nom de la Mémoire. Cette fraternité doit se construire dans le respect de la vérité, dans le respect des faits, dans l’acceptation de l’histoire fusse-t-elle douloureuse et tragique, et aussi infamante pour le gouvernement français de l’époque.

Soixante ans après les tueries occultées d’octobre nous réclamons toujours que les plus hautes autorités de l’Etat sortent de leur silence et demandons réparation.

Car à la justice, jamais, nous ne renoncerons. Jamais ! 

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Cet article est paru dans le numéro hors-série de Naqd « 17 octobre 1961, entre histoire et mémoire ». Vous pouvez le commander pour achat en cliquant sur ce lien
On y trouve également le sommaire de ce numéro publié à l’occasion du 60 ème anniversaire du massacre des manifestants algériens à Paris. 

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*Président de l'association « Au Nom de la Mémoire », documentariste avec entre autres Le Silence du fleuve, 17 octobre 1961 avec Agnès Denis 1991. Les Massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945, 1995.
1) Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, éd. Tallandier, 2008, p. 157.
2) Extrait du tract « Un groupe de policiers républicains déclare » du 31 octobre 1961. 

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