L’extinction du Liban

… Le deuxième signe de la misère actuelle du Liban est que l’élite « alternative » se trouve, elle aussi, sans projet, sans imagination politique et sans volonté. Elle reste silencieuse ou se contente de moquer de façon cynique et absurde toutes choses..
2020-08-22

Nahla Chahal

Professeure de sociologie politique, redactrice en chef de «Assafir Al Arabi»


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Ibrahim Omar - Syrie

Au Liban, les gens meurent de faim. Ceux qui étaient « à l’abri » du besoin perdent leurs emplois et déscolarisent leurs enfants. L’avenir est obscur pour tous, sauf pour une minorité de voleurs et de gens du pouvoir qui ont fait sortir leur argent du pays vers un extérieur complice… Complice par cupidité si ce n’est par « sympathie » à l’égard de cette catégorie de voyous qui gouverne le pays et qui tient les « affaires », tout en montrant une docilité honteuse envers les « Messieurs » de l’Occident et des pays du Golfe.

Clarifions ce point pour passer à autre chose : Les déclarations faites en 2009 par Antonio Maria Costa, qui était alors directeur exécutif de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, ont été récemment reprises par The Guardian et Mediapart. Il y confirme que 352 milliards de dollars de profits générés par le trafic de drogue sont entrés dans les banques européennes en 2008, en plein crise financière mondiale. Les banques, qui avaient besoin de liquidités, ont accepté et encaissé l’argent tandis que les autorités ont fermé les yeux et couvert l’affaire. La fuite « clandestine » de l’argent des grands déposants des banques Libanaises, beaucoup plus simple que cette histoire de 2008, s’est également passée en connaissance de cause et avec l’approbation des autorités des deux côtés. Voilà!

La décadence de l’élite traditionnelle

La mauvaise gestion de l’économie « souveraine » du Liban ne date pas d’aujourd’hui, elle s’est faite sur le long terme. Sans doute, a-t-elle été guidée par un mélange de corruption et d’ignorance, auquel s’ajoute – c’est le point le plus important ou, du moins, celui qui nous importe le plus ici – une absence totale du sens des responsabilités vis-à-vis du pays et de ses habitants. Si l’Iraq, par exemple, se repose sur la fortune que lui garantissent ses réserves de pétrole et son potentiel économique diversifié – même si ce potentiel est délibérément mis hors service - le Liban, petit pays aux ressources limitées, ne se reposait que sur son système bancaire.

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Surtout que le tourisme a été gelé il y a maintenant plus de dix ans : Pour faire pression sur les autorités libanaises et sur les citoyens, certains pays du Golfe ont interdit à leurs ressortissants la visite du Liban. Ce tourisme était, avec les services qui en découlaient, une source conséquente de rentrée d’argent pour le pays.
Le « centre-ville » de Beyrouth, reconstruit par l’entreprise « Solidaire » à l’initiative de Rafic Hariri, est devenu une zone déserte. Ses restaurants et hôtels ont fait faillite, ainsi que ses clubs, ses centres commerciaux, les appartements fastueux de ses immeubles et gratte-ciels, et ses « boutiques de luxe » dont les naïfs pensaient qu’elles rivalisaient avec celles de Paris ou de New York… Toutes ces choses n’ont pas été prévues pour servir les habitants du pays mais pour subvenir aux désirs de ces touristes riches qui consommaient sans compter, de façon obscène.

Un mode de vie s’est instauré, des valeurs se sont répandues, même chez ceux qui n’étaient pas concernés par ce mode de vie, notamment parce que les nouveaux riches du pays sont, eux aussi, un produit de l’extérieur. Ceux-là ont, pour la plupart, accumulé leurs richesses en servant d’intermédiaires et de courtiers dans le trafic de marchandises en tous genres (armes, sexe, drogues, etc…) auprès de pays du Golfe et d’Afrique (qui travaillent de mise avec les pays occidentaux « respectables »), ou parce qu’ils se sont associés dans le monopole de produits « légaux » à la mode, ou ont fait office de facilitateurs dans des transactions diverses en échange de commissions. Tout cela passe par la porte du politique, et plus précisément, de l’accaparation du pouvoir, puisque l’ancienne règle reste en vigueur, aujourd’hui plus que jamais : dans nos pays, le pouvoir est la source des richesses…

D’autres choix négligés

D’autres modèles d’investissements et de production de revenus étaient possibles au Liban, bien que moins rentables que cette démesure, dans les domaines de la santé et de l’éducation, par exemple, où le Liban a d’anciennes traditions et un savoir-faire excellent, reconnu et apprécié dans l’ensemble de la région, et que les malheurs du pays n’ont pas détérioré au point de le rendre obsolète. Aucune des personnalités du pouvoir ne s’est tournée vers la promotion de cette alternative qui aurait demandé une volonté, un ciblage et une planification. Ils étaient trop occupés à tenter de restituer le mode qu’ils connaissaient et qui se délitait. Ce vide flagrant signe la platitude des élites existantes qui ne « croient » en aucune idée et manquent d’imagination et de volonté. Ils ne sont pas Michel Chiha, ni même Camille Chamoun, Saeb Salam, Rachid Karamé, Riad Al Solh ou Adel Osseiran et bien d’autres… Les contemporains nous font regretter les noms de ceux que nous – les révolutionnaires des années soixante-dix, enfants des révolutionnaires des années quarante – combattions et dont nous voulions nous débarrasser parce qu’ils étaient « réactionnaires », « arriérés », « hautains », « autoritaires », incarnant le système du « féodalisme politique » … et d’autres qualificatifs par lesquels nous les désignions alors.

Une élite alternative manquante

Le deuxième signe de la misère actuelle est que l’élite « alternative » se trouve, elle aussi, sans projet, sans imagination politique et sans volonté. Elle reste silencieuse ou se contente de moquer de façon cynique et absurde toutes choses, lorsqu’elle n’essaye pas de s’accrocher aux « seigneurs » dans l’espoir d’obtenir un poste ou d’autres « subventions ». Elle est par ailleurs convoitée du fait de sa culture et de ses compétences qui manquent à ces seigneurs, puisque toute croyance dans un projet et des valeurs alternatives s’est évaporée par « réalisme », dit-on, et après les défaites ? Est-ce vraiment la seule raison ? Ou peut-on soupçonner la prédominance d’un état d’esprit arriviste que les valeurs ambiantes considèrent comme légitime et même comme preuve d’intelligence.

Le Liban prisonnier de son « rôle »

Le Liban, né en 1920 dans des circonstances plus proches d’un deal que d’un acte de constitution, a passé la moitié de son existence dans un équilibre relativement constant, bien que fragile du fait de la nature des éléments de ce deal. « La nouvelle gauche » Libanaise avait élaboré des théories et des analyses sur ce « Liban ». Elle en a déterminé les spécificités et a constaté que le pays était fondé sur un système dont les crises se renouvelaient à répétition, au rythme des changements dans l’équilibre des composantes internes et régionales qui l’entourent ou le constituent. Elle a mis l’accent sur la « fonction » du Liban qui a été créé pour occuper un rôle précis, celui « d’exutoire » ou de refuge financier, politique, culturel, et terrain d’action des « renseignements » du monde entier dans une région bouleversée et explosive. C’est là le sens de sa « neutralité » déclarée et implicitement actée par tous, mais restée ambiguë, et qui ressemble à un jeu d’équilibriste sur une corde raide. Cette nouvelle gauche a été pertinente dans ses analyses qui ont pris en compte plusieurs niveaux de réalités, contrairement à la gauche traditionnelle, représentée par le Parti Communiste, qui se contentait d’appliquer les analyses de la lutte des classes, produites en Europe, sur une structure et des dynamiques qui n’ont rien à voir.

Des crises successives et constitutives du pays

La construction, fragile, sur laquelle repose le Liban a connu dans le passé des moments de déséquilibre violents. En 1958, lorsque le Président de la République d’alors, Camille Chamoun a voulu se rallier au « Pacte de Bagdad » américain, une révolution a éclaté contre lui. La situation bouillonnait d’évènements colossaux, tels que l’unité de l’Egypte et de la Syrie et la révolution iraquienne du 14 juillet 1958 qui a renversé le règne royal et son homme fort, Nouri el Saïd, l’ami de longue date de C. Chamoun.

En 1969, la résistance Palestinienne est entrée au Liban après les massacres commis en Jordanie contre L’Organisation de libération de la Palestine. Cette entrée a été codifiée (du moins en théorie) par l’Accord du Caire. Dans l’ensemble du contexte Arabe, (même après la disparition de Gamal Abdel Nasser, leader influent qui pouvait négocier, même dans l’animosité, avec les autres leaders arabes bien présents), existaient les conditions capables de contenir les tensions de la formule libanaise, avec son équilibre flottant, mais qui était une formule utile à tous… jusqu’à ce que cet endiguement s’effondre et que le Liban vive 15 années d’une guerre civile brutale et destructrice.

Mais, ces années de guerre civile ont été accompagnées d’une grande abondance financière. L’Organisation de Libération de la Palestine dépensait des sommes gigantesques dans le pays, et des aides arabes et internationales profuses y arrivaient sous des appellations diverses. Par ailleurs, le système financier et bancaire Libanais était resté opérationnel et n’a été ébranlé que lorsque la résistance Palestinienne est sortie du Liban, avec son argent en 1982, après la guerre menée par Israël, et qui a fini par occuper Beyrouth par l’armée ennemie. Alors, le taux de conversion du dollar a augmenté de mille pour cent ! jusqu’en 1982, 3 Livres Libanaises valaient 1 dollar. Très vite, cette équivalence est montée à 3000 Livres Libanaises pour 1 dollar!

Le mythe de La « paix globale »

Depuis, l’équation du Liban s’est ébranlée. Il est vrai qu’il y a eu « l’Accord de Taëf » qui a mis fin à la guerre civile, et qu’il a été supposé l’avènement d’une « paix » globale qui, bien sûr, n’a pas eu lieu, alors que le « nouveau Liban » de l’après Taëf avait été fabriqué sur cette hypothèse. De nouveaux éléments qui, tous, pointaient vers la situation actuelle sont entrés en scène : l’assassinat de Rafic Hariri et d’un certain nombre de personnalités politiques et médiatiques, le retrait consécutif des forces Syriennes qui, pendant 30 ans, ont ravagé le pays avec la corruption, l’agression israélienne importante de 2006 qui a eu lieu sous la couverture directe et publique des Etats-Unis et des pays du Golfe et qui a échouée dans sa mission principale, celle de déraciner le Hezbollah… Pour toutes ces raisons et après d’autres développements majeurs survenus dans la région, le Hezbollah ne considère plus le Liban que comme un terrain où doit se confirmer son influence pour servir une vision géostratégique régionale qui guide ses batailles.

… Tous ces éléments réunis – et pas uniquement et seulement la stratégie hostile des EU, ni l’incapacité européenne à continuer à protéger et aider le Liban, ni la rancune des pays du Golfe – ont contribué à la crise actuelle qui est destructrice et va changer le Liban que nous connaissons.

Cela se passe alors que le Liban est stérile de toute initiative intellectuelle ou pratique qui chercherait un chemin vers la sortie. Dans cet état comateux, aucune explication publique donnée par les différentes instances qui dirigent le pays n’a été offerte. Leur silence est assourdissant. Mais aussi aucun texte intéressant n’a été produit, qui expliquerait aux citoyens de façon sérieuse ce qui leur arrive. Les seules propositions que nous voyons passer sont soit technocratiques et purement formelles, soit carrément du bavardage ! Pendant ce temps, la classe politique est dans un état de décadence honteuse : « Tous, c’est-à-dire tous ! » selon le slogan de la mobilisation populaire du 17 octobre 2019.

Se tourner vers L’Est

Seul le Hezbollah propose, à travers les déclarations de son Secrétaire Général, que « nous nous dirigions vers l’Est » en réponse à la guerre du dollar, aux sanctions et chantages Américains et pour prévenir la famine qui menace le pays…

Cependant, pour la majorité écrasante des Libanais, cette proposition n’est pas attrayante puisqu’elle signifie un changement radical de leur mode de vie et la mainmise d’une puissance dont personne ne souhaite s’approcher, et dont son propre peuple voudrait se débarrasser : A « l’Est » ? Ni la Syrie, ni l’Iran ne sont des exemples prometteurs. Ni l’Iraq, dont les Etats-Unis et l’Iran se sont partagés le pillage jusqu’à l’anéantissement. Ni d’ailleurs la Chine, trop loin et qui agira via ses médiateurs régionaux, ceux-là même si détestables.

Il est effrayant que les Libanais soient soumis au chantage de risquer de mourir de faim s’ils n’acceptent pas cette « proposition ». Il est également honteux que le Hezbollah se vante de ses armes « que personne ne peut toucher » et qu’il se targue que ni lui ni son « milieu » ne soient concernés par la précarisation désastreuse des conditions de vie, puisque leurs dollars ne sont pas dans les banques - d’après la déclaration de Sayyed Hassan Nassrallah - et que, du coup, tout va bien!

Cela rappelle un exemple récent, encore présent dans les mémoires, lorsqu’en réponse à l’embargo, aux sanctions et aux chantages occidentaux sur l’Iraq (1991 -2003), Saddam Hussein construisait des palais, des mosquées grandioses, tenait des banquets somptueux, tandis que les Iraquiens mouraient de faim. Ainsi, le Hezbollah considère qu’il peut se contenter de sauver sa propre peau et celle de son « milieu », et que l’avis du reste de la population n’a aucune sorte d’importance puisqu’il est – lui, le seul – à mener la seule bataille qui vaille la peine, celle «stratégique»!

Traduit par Fourate Chahal el Rekaby

Edito publié en Arabe dans Assafir al Arabi le 02-07-2020

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