Le prix Nobel de la paix 2015 a été attribué au dialogue national tunisien dirigé par un quartet regroupant l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, syndicat patronal), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Ordre des avocats pour sa « contribution à la transition démocratique en Tunisie depuis la révolution de 2011 ». Plus particulièrement, c’est l’exemplarité de la société civile tunisienne qui est célébrée par ce prix. Plus d’un an après l’attribution de ce prix et six ans après le déclenchement du soulèvement populaire, force est de constater que le statut du bon élève démocratique attribué à la Tunisie remplaçant celui du bon élève économique de l’époque Ben Ali ne lui permet toujours pas de répondre aux revendications sociales et économiques des régions de l’intérieur et des chômeurs. Face à la fragilisation alarmante des institutions de l’Etat tunisien, la classe politique aussi bien locale qu’internationale continue à s’accrocher à la « société civile » la présentant comme le seul acteur capable de « sauver » la Tunisie du risque du chaos généralisé. Mais alors quelle est la portée politique de ce soutien à la société civile ? Comment peut-on se saisir de l’impact du pouvoir grandissant de la société civile tunisienne? Pour répondre à ces questions, un retour aussi bien sur l’évolution des relations entre l’Etat tunisien et les organisations de la société civile que sur les enjeux de l’imposition du concept « société civile » dans le débat politique s’avère nécessaire.
La société civile tunisienne d’avant le 14 janvier : D’une solide tutelle du Parti-Etat vers une logique de résistance
Après l’indépendance de la Tunisie le 20 mars 1956, l’UGTT forme avec le Néo-destour, l’UTICA et l’Union nationale des agriculteurs tunisiens (UNAT), un « front national » qui s’engage aux élections constituantes de 1956 et législativesde 1959. L’Assemblée constituante abolit la monarchie beylicale et instaure un régime républicain de type présidentiel. Le régime de Bourguiba s’apparente ainsi, depuis 1956 jusqu’aux années 1970, à une alliance entre son parti (le Néo-Destour) et les dirigeants des principales organisations de la société civile tunisienne. La rhétorique de l’unité nationale pour la construction du pays succède à celle de l’unité nationale pour l’indépendance et consolide le rapport organique entre l’Etat et les principales organisations syndicales. C’est une époque où l’Etat est considéré comme agent principal du changement social (comme ailleurs dans d’autres régimes post-indépendance).
Les différentes vagues de libéralisation économiques des années 1970 et des années 1980 ont engendré une série de crises économiques et sociales et vont remettre en question le monopole exercé par le parti unique. Le Parti-Etat n'allait plus pouvoir continuer à fonder sa légitimité sur son leadership de la lutte pour l’indépendance ou encore le développement économique. La montée de la contestation de la part de larges fractions de la jeunesse acquise à l’idéal de gauche instruite et formée politiquement dans le mouvement étudiant dans les années 70 exacerbe les tensions. Des organisations comme l’UGTT, l’ordre national des avocats, l’UGET (union générale des étudiants tunisiens), etc. deviennent des espaces de résistance importants contre la mainmise du pouvoir. C’est à cette époque que naissent deux autres associations qui occupent une place importante dans la résistance contre le régime autoritaire : la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’Association tunisienne des femmes démocrates qui ont pour mission première la défense des libertés collectives et individuelles. Au plan international, c’est également la période ou la popularité croissante de l’idéologie néolibérale, la crise pétrolière de 1973 mais aussi les résultats décevants de deux décennies d’aide publique ont provoqué la remise en question des paradigmes dominants. L’Etat auparavant considéré comme le moteur principal du développement est de plus en plus considéré comme un obstacle au développement. Les mouvements pro-démocratiques dissidents en Europe de l’est et en Amérique latine tout autant que les crises des Etats en Afrique et dans le monde arabe ont ravivé l’intérêt pour les mouvements sociaux et ont généré un regain d’intérêt pour le concept société civile.
Historiquement, le concept de société civile puise son origine dans la pensée des grands philosophes du 17eme et 18eme siècle pour lesquels la société civile est d’abord la négation de l’état de nature et de la guerre de chacun contre chacun (Hobbes, Locke, Hegel, etc). Deux auteurs clé ont contribué à forger le concept moderne de la société civile : Gramsci et Tocqueville. Pour Gramsci, la société civile est vue comme un ensemble d’institutions sociales ou s’accomplit l’hégémonie culturelle et politique et de ce fait doit être investie par les militants. Pour sa part, Tocqueville entend par société civile l’ensemble d’associations autonomes qui agissent comme rempart contre la tyrannie de la majorité qui contribuent à l’éducation civique des citoyens et qui contrôlent l’action des Etats. C’est la deuxième conception libérale de la société civile qui s’est imposée dans les politiques adoptées par les bailleurs de fonds. La conséquence de cette compréhension tocquevellienne de la société civile est que les efforts internationaux pour soutenir la démocratisation des pays en développement ciblent une certaine catégorie de la société civile organisée et civique. En effet, et depuis les années 1990, ce sont les organisations de plaidoyer (advocacy groups) en faveur d’intérêts particuliers tels que les droits de l’homme, l’émancipation des femmes, les droits civiques, l’environnement ou encore les organisations professionnelles et syndicales qui ont bénéficié du soutien international. Ces questions importantes ont relégué au second plan l’urgence de la question sociale et économique. De ce fait, le soutien international à la société est loin d’être neutre, il vise d’abord et avant tout à étendre la logique libérale dans tous les pays.
Dans ce contexte, si les militants des droits de l’homme en Tunisie ont réussi à médiatiser les atteintes aux libertés individuelles et collectives perpétrés par le régime de Ben Ali et à susciter le soutien international, la question sociale a été durablement absente du débat. Ce n’est qu’en en 2008 que la révolte sociale du bassin minier s’impose dans l’agenda des associations de la société civile tunisienne et rappelle aussi bien le défi du chômage que le fossé qui sépare la société civile organisée du reste des dynamiques sociales qui transforment en profondeur la société tunisienne.
Quand les ONG internationales redessinent la nouvelle société civile post-14 janvier
Le prix Nobel attribué à la société civile tunisienne est en quelque sorte la consécration de son pouvoir grandissant. La nomination en janvier 2015 d’un ministre auprès du chef de gouvernement chargé des Relations avec les institutions constitutionnelles et la société civile dans le gouvernement illustre bien le fait que la société civile est devenu un acteur clé du champ politique tunisien, qui ne se contente plus d’un contre-pouvoir mais qui devient un acteur incontournable dans la fabrique de la décision politique. Pourtant, si cette société civile a réussi à stabiliser relativement le climat politique en assurant un partage de pouvoir entre la nouvelle élite issue des urnes, Ennahdha, et celle de l’ancien régime, regroupée en partie sous l’organisation Nida Tounès, il n’en demeure pas moins que plusieurs clivages persistent autour des limites de la mission de la société civile dans le nouveau champ politique en pleine mutation. Celles et ceux qui soutiennent le rôle de la société civile affirmeront que celle-ci est importante pour construire des compromis entre le pouvoir et les mouvements sociaux et garantir la stabilité politique. Les plus critiques dénonceront la priorité exclusive accordée aux libertés individuelles, la confiscation des mouvements sociaux et le manque de représentativité des nouvelles dynamiques sociales et économiques dans la société civile organisée.
Par ailleurs, la mission des organisations historiques de la société civile se trouve davantage remise en question par l’afflux massif des ONG internationales principalement états-uniennes et européennes (présentes directement ou indirectement à travers les financements du tissu associatif) dotées de ressources financières importantes et professionnalisant le travail militant. L’entrée de ce nouvel acteur a participé à imposer une logique néo-libérale qui vise à transformer le rapport entre l’Etat et le citoyen en un rapport entre client et fournisseur et faire de la Tunisie un marché libre des marchandises et des identités ou peu de place est laissée à la notion d’intérêt général ou la souveraineté nationale. Ces nouvelles ONG internationales concurrencent non seulement les mouvements sociaux mais également les institutions élues par le peuple comme l’Assemblée des représentants du peuple.
Contrairement aux associations historiques qui ont existé d’abord pour résister contre la mainmise du Parti/Etat et ont milité pour refonder un Etat démocratique, la nouvelle société civile financée par les ONG internationales se donne pour nouvelle mission de créer des espaces d’autonomie en marge de l’Etat voire de remplacer l’Etat dans certains projets, comme celui — crucial — de la décentralisation. L’absence d’une réflexion spécifique sur le rôle de l’Etat, la compétition entre l’ancienne élite politique incarnée par Nidaatounes et la nouvelle élite d’Ennahdha et la faiblesse des partis politiques sont autant de paramètres qui ont permis à ces ONG internationales de prendre de plus en plus de pouvoir en se positionnant comme le médiateur privilégié entre les bailleurs de fonds qui poussent vers plus de libéralisation et les acteurs locaux à la recherche de reconnaissance. Enfin, le soutien international à cette nouvelle société civile a aussi de facto exclu d’emblée les associations informelles et celles qui étaient considérées non civiques telles les associations à base religieuse ou politique. Cela a créé une myopie sur la société civile telle qu’elle existe réellement, c’est-à-dire les diverses formes d’opposition au pouvoir d’Etat ou le pouvoir de l’élite économique et politique ; les formes non conventionnelles de la participation au politique (mouvement salafiste, associations des entrepreneurs ou encore les clubs de foot par exemple).
Ainsi, le rôle de l’Etat dans la Tunisie post 14 janvier, mais aussi la répartition des rôles entre Etat, élus, partis politiques et société civile, la représentativité des nouvelles dynamiques sociales et politiques dans le nouvel échiquier politique, la résistance à l’agenda néo-libéral imposé par les ONG internationales sont autant de questions qui s’imposent aux organisations historiques de la société civile tunisienne si elles veulent renouer avec leur mission historique d’émancipation nationale politique et sociale et à neutraliser les velléités des bailleurs de fonds de liquidation de ce qui reste à la Tunisie de souveraineté nationale.