L’eau en Tunisie : seuil de pauvreté et schémas de paupérisation

La question de l'eau ne peut être abordée d'un point de vue purement technique et les chiffres et proportions traités comme des faits scientifiques absolus. La gestion de l'eau et des ressources naturelles est aussi une affaire politique et sociale : visions, choix, comportements et investissements
2021-06-28

Mohamed Rami Abdelmoula

Journaliste tunisien


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L'irrigation par siphons, Tunisie. Photo: FAO

Ce dossier de publications entre dans le cadre des activités du ”Réseau de médias indépendants sur le Monde Arabe". Cette coopération régionale est réalisée par Al-Jumhuriya, Assafir Al Arabi, Mada Masr, Maghreb Emergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI..

« La soif menace la Tunisie », « La Tunisie souffre de pénurie d’eau », « Le stress hydrique fait peser une grave menace sur la Tunisie », « Le manque de ressources en eau menace l'avenir du pays » ... Voilà quelques-uns des principaux titres / expressions clés que l’on trouve dans le discours officiel et la couverture médiatique quand il s’agit de la problématique de l'eau. Mais que signifie vraiment la pauvreté en eau ? Et si pauvreté il y a, est-ce naturel et ancien ? Ou est-ce le fait de comportements et politiques humaines ? L'Etat tunisien améliore-t-il la valorisation de ses ressources en eau ?

En vue de répondre à ces questions, nous avons choisi d’étudier les statistiques et données contenues dans plusieurs rapports et études émanant d’organismes officiels, de recherche ou associatifs. Nous avons également questionné des experts, des chercheurs et des militants des droits civiques intéressés par les questions relatives à l’eau.

Inventaire des « stocks »

Avant d'analyser et d’expliquer la « pauvreté » en eau, il est nécessaire de parler des ressources en eau en Tunisie. Et nous nous appuierons ici sur les chiffres et les statistiques de l'année 2019 . [1]

Les précipitations annuelles moyennes en Tunisie ont atteint 283 mm en 2019, avec des variations considérables entre les différentes régions du pays, certaines zones situées au nord-ouest enregistrant parfois un taux annuel dépassant les 1000 mm, alors que cette moyenne est inférieure à 100 mm dans certaines zones du sud bordant le Sahara.

On évalue les ressources en eau de la Tunisie à environ 5 milliards de mètres cubes : le volume des eaux de surface représentant 2575 millions de mètres cubes et celui des eaux souterraines 2197 millions de mètres cubes. Les régions du nord fournissent 80% des eaux de surface. Quant aux eaux souterraines, elles sont réparties dans les aquifères peu profonds, dont les ressources ont été estimées à environ 746 millions de mètres cubes. La majorité d'entre eux se trouvent au nord (49 %) puis au centre (33 %) et leur taux d'utilisation a atteint plus de 117 % à travers plus de 111 000 puits de surface. Quant aux eaux souterraines profondes, leur volume avoisine les 1 400 millions de mètres cubes - dont près de la moitié est non renouvelable – et elles sont concentrées principalement dans le sud (60 %) et extraites à travers plus de 30 000 puits artésiens, avec un taux d'utilisation d'environ 120 %.

Quant aux infrastructures hydrauliques, on trouve plus de 1 200 unités réparties comme suit : 37 barrages, 258 barrages de montagne, 913 lacs de montagne, en plus de 19 stations d'épuration, 15 usines de dessalement des eaux souterraines et une usine de dessalement d'eau de mer. La longueur du réseau de distribution d'eau atteint plus de 55 000 km.

L'agriculture s’approprie 80% de l'eau prélevée, l'industrie 5%, le tourisme 2% et le reste – 13% - va à la consommation et à l'usage domestique.

Le ministère de l’Agriculture est le principal acteur de la gestion de l'eau en Tunisie, principalement à travers la Société d'exploitation du canal et des adductions des eaux du Nord, la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (SONEDE), l'Office national de l'assainissement (ONAS), le Département du Génie rural et les Groupes de développement agricole.

Termes et nombres pièges

Le discours sur la « pauvreté en eau », le « stress hydrique » et le « manque d’eau » en Tunisie s'accompagne généralement de chiffres « effrayants » : la quantité d'eau par habitant ne dépasse pas 450 mètres cubes et pour rappel, les mesures de la pénurie et du stress hydrique sont respectivement moins de 500 mètres cubes et moins de 1000 mètres cubes. Ces termes et chiffres sont largement diffusés sans être vérifiés ni que soit vérifiée leur nature. Afin de comprendre la situation de l'eau en Tunisie, nous avons choisi de demander à des experts et militants de la question de l'eau quelle est la description la plus correcte : rareté, manque, pauvreté… ?

"Aucune de ces descriptions" nous répond Habib Al-Ayeb, Enseignant-Chercheur en Géographie, Documentariste et fondateur de « l'Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l'environnement ». Puis il explique en disant : « De quoi parlons-nous vraiment ? Je ne connais pas l'ampleur de votre consommation, ni vos conditions sociales, ni à quelle catégorie sociale vous appartenez, ni votre mode de vie mais j'ai décidé par moi-même que vous aviez besoin de ce volume et que vous ne le possédiez pas. Discours basé sur des axiomes qui supposent que tout le monde consomme la même quantité d'eau ». Habib Al-Ayeb considère que le discours redondant sur la pénurie en eau en Tunisie est un prélude à la marchandisation de l'eau : "L'intention sous-jacente est de créer un marché de l'eau. On ne peut pas créer un marché sans demande… Il faut créer le besoin et la marchandise. Et pour que le prix de la marchandise augmente, il faut créer la rareté. C'est une logique intégrée, purement idéologique."

N’y a-t-il donc pas de pénurie en eau en Tunisie, même pas par rapport au climat aride et semi-aride qui domine la majeure partie du pays ? Il a répondu : « Bien sûr, le climat joue un rôle, mais encore une fois il ne faut pas séparer les phénomènes les uns des autres. Les changements climatiques ne signifient pas seulement la rareté de l'eau, mais parfois son abondance et la Tunisie peut être menacée par un excès d'eau dû à aux inondations récurrentes de ces dernières années."

Nous avons posé les mêmes questions à Najeh Bouguerra, ingénieur expert en eau, qui a répondu : « Nous avons assez d'eau, mais nous avons aussi des mouvements sociaux réclamant de l'eau, dont la plupart sont des mouvements réclamant de l'eau pour les usages domestiques, qui représente environ 10% de nos ressources en eau totales. Il s'agit donc d'une crise de gouvernance et non d'une crise de ressources, et donc l’expression la plus proche, je crois, est que nous souffrons de stress hydrique et non de pénurie d'eau.

Dans le même ordre d'idées, la réponse d'Alaa Marzouki, Coordinateur général de l'Observatoire tunisien de l'eau, est venue mettre en garde contre l'utilisation politique du discours de rareté : « Ces chiffres sont devenus un prétexte pour masquer les vraies problématiques de l'eau en Tunisie. Lorsque les coupures d'eau se répètent dans plusieurs régions, les responsables sortent pour réitérer le discours du seuil de pauvreté en eau, sans expliquer la nature des chiffres. Des termes communs sont utilisés et imposés par des organisations internationales et nous devons les traiter avec prudence.

Bien sûr, tout cela ne contredit pas le fait que les ressources en eau de la Tunisie sont limitées par rapport aux pays riches en eau, mais les habitants de cette zone géographique se sont perpétuellement adaptés à cette limitation et des noms tels que "Tunisie verte" et "Rome souterraine" ne sont pas sortis de nulle part. Le problème n'est donc pas lié aux ressources disponibles, mais plutôt à la façon dont elles sont gérées et aux priorités données à son utilisation.

Tomates en hiver et fraises dans le désert

La majorité des ressources en eau de la Tunisie va à l'irrigation et à l'exploitation agricole, avec un taux d'environ 80%. Les petites exploitations familiales destinées à la consommation locale ont dominé l'agriculture tunisienne jusque dans les années 1960. Avec la fondation des « coopératives » en 1964, les caractéristiques de l'agriculture tunisienne ont commencé à changer alors que l'État s’efforçait d’atteindre la « sécurité alimentaire ». L'intensification de l'utilisation des terres et l'accélération du système de production agricole, végétale et animale sont devenues une obsession des responsables de l'époque et il était naturel que la consommation d'eau augmente. Au début des années 1970, les orientations socio-économiques ont évolué vers l’ouverture libérale et l'agriculture a été affectée par ces changements. L'État a commencé à encourager la production agricole exportable, notamment l'huile d'olive, les agrumes, les dattes et quelques autres fruits ainsi que les légumes et les primeurs, au détriment des céréales, des légumineuses et de plusieurs produits de base.

En conséquence de ces choix, la consommation d'eau accusera un saut quantitatif et la superficie des terres irriguées va doubler. L'Etat tunisien investit des moyens techniques, financiers et humains considérables afin d’encourager la mise en place de périmètres irrigables à forte intensité de production. En dépit de son sempiternel discours sur la pénurie en eau, il poursuit opiniâtrement cette politique, au point de signer en juin 2018 un accord de prêt de la Banque mondiale d'une valeur de 140 millions de dollars [2]  pour intensifier les superficies irrigables dans six provinces tunisiennes.

Très critique à l’égard de ces politiques, Habib Al-Ayeb déclare : « Il y a un demi-million d'hectares de terres irriguées dans le sud...et qu'est-ce qu'on y cultive ? Des produits qui vont à l'exportation. Autrement dit, nous exportons de l'eau ! Et on ne trouve aucun chiffre sur le pourcentage de l'eau totale destinée à l'agriculture. Quel est le pourcentage d'eau réservé à la production agricole de base ? Je suis incapable de vous donner un chiffre exact, mais j’évalue ce pourcentage à environ 30 % seulement. Le reste va à l'agriculture destinée à l'exportation, ainsi qu'aux excédents agricoles, comme la viande ou les récoltes de contre-saison. Et si nous changions l'équation ? Arrêtons d'exporter de l'eau, renonçons à la production superflue et concentrons-nous plutôt sur l'alimentation de base, nous économiserons près de la moitié des ressources en eau et garantirons la souveraineté alimentaire."

Dès lors qu’il s’agit de la question de l'eau en milieu rural, apparaît le problème des groupements/associations de l'eau que beaucoup considèrent comme l'une des causes principales du gaspillage de l’eau. 

GDA de Oueslatia, Kairouan/Tunisie. Vidéo réalisée par L'Observatoire Tunisien de l'Eau.

Il s'agit d'installations hydrauliques créées par le ministère de l'Agriculture dans des zones où la « SONEDE » peut difficilement intervenir. Et pour mieux comprendre la situation de ces associations, nous nous sommes tournés vers Alaa Al-Marzouki, qui a répondu : « Lorsque ces associations ont été créées, elles avaient un caractère social dans les zones rurales, difficiles d’accès et reculées. Le ministère de l'Agriculture est intervenu, a étendu les réseaux, institué les associations et remis les clés aux populations des quartiers concernés. Mais avant la révolution de 2011, ces associations étaient des réservoirs électoraux du parti au pouvoir et la plupart de leurs responsables étaient des fidèles du régime. Cette situation a ouvert la porte à la corruption. Les responsables encaissent alors les factures des citoyens sans les transmettre à la « STEG » (Société tunisienne de l’électricité et du gaz), qui ne put intervenir à l'époque. Après la révolution, la « STEG » a décidé de couper l'électricité aux associations qui ne s’acquittaient pas de leurs factures. Quant aux responsables des associations, ils ont laissé ces dernières se noyer dans leurs problèmes et leurs dettes et ont échappé à leurs responsabilités.

Il est également question de la gestion. L'État dépense des milliards dans la mise en place des réseaux, puis les remet à des personnes qui n'ont pas un minimum de formation en gestion, maintenance et gestion financière. Ces associations de l'eau ne sont pas la cause du gaspillage de grandes quantités d’eau. Contrairement à ce que l’on prétend, leur eau est principalement destinée à la consommation et au nettoyage et une petite partie est allouée à l'agriculture familiale. Où et comment les gens gaspilleront-ils cette eau dans les zones difficiles d’accès ? ".

Tourisme prodigue et industrie polluante

Ces deux secteurs ne consomment pas une part importante de l’eau allouée par rapport au secteur agricole. La part de l'industrie ne dépasse pas 5% et celle du tourisme 2%. Cependant, certains aspects des usages nuisent à la richesse en eau, que ce soit en termes de déchets, de pollution ou même d'épuisement dans certaines zones.

Depuis les années soixante-dix, l'État tunisien a fait le choix d'encourager le « tourisme de masse », basé principalement sur les hôtels bon marché, la mer et le soleil, concentré principalement sur les côtes du centre-est et du nord-est. Au plus fort de l'été, alors que nombre de régions tunisiennes souffrent de coupures d’eau ou de l’interruption totale de son approvisionnement, les hôtels regorgent de touristes qui profitent des piscines, des jacuzzis et des services de nettoyage pour une somme dérisoire d’une devise forte.

Notant que la plupart des hôtels se concentre dans des zones de stress hydrique en raison de leur poids démographique et/ou de leur climat semi-aride. La plupart des régions de la Tunisie, à l'exception du nord-ouest (climat humide) et d'une partie du nord-est (semi-humide), sont classées en régions arides et semi-arides. La région la plus hôtelière est le littoral, situé à l'est du pays, une chance par rapport au centre-ouest, c'est donc une destination pour des millions de Tunisiens qui viennent y travailler, étudier et se faire soigner ; les zones industrielles (industries textile et agro-alimentaires) y sont concentrées et ses ressources en eau sont fortement épuisées, du fait de la démographie, de l’industrie et du tourisme.

Quant à l'industrie, le problème est double. Au volume de consommation s'ajoutent les pratiques polluantes. Nous ne citerons que deux exemples. Le premier concerne l'industrie textile, qui est un secteur vital en Tunisie. La production textile passe par plusieurs étapes, dont le lavage et le tannage.

Ces deux activités consomment de grandes quantités d'eau et produisent une quantité plus grande encore de diverses formes de pollution, « car les étapes du processus de lavage nécessitent l'utilisation de 12 bassins d'eau, incluant le nettoyage du matériel et de nombreux produits chimiques sont utilisés dans le processus de lavage, comme l'eau de javel et l'eau oxygénée », souligne un rapport du « Forum tunisien des droits économiques et sociaux » [3]. Selon la même source, le processus de production nécessite « 25 litres d'eau pour la chemise et 55 litres pour le pantalon (...) sans compter la consommation des entreprises qui teignent et tannent les tissus ». Par ailleurs, de nombreuses entreprises opérant dans le secteur textile tarissent les eaux souterraines et ne traitent même pas les eaux usées, les rejetant directement dans la nature.

Le deuxième exemple est celui de l'industrie du phosphate. Nous n’évoquerons pas tous les éléments du crime environnemental-sanitaire commis contre les habitants du triangle Gafsa-Gabès-Sfax, et nous nous contenterons de la question de l'eau. Par exemple, le complexe des industries chimiques de Gabès consomme plus de 30 000 mètres cubes par jour et rejette quotidiennement 42 000 mètres cubes de boue de « gypse » dans la mer et la nappe phréatique. Quant au bassin minier du gouvernorat de Gafsa, il souffre de la soif ou de « l’assoiffement », car les laveries de phosphate de la « Compagnie des phosphates de Gafsa » accaparent une grande partie de l’eau de la région et utilisent non seulement les nappes phréatiques mais également une partie de l'eau potable. Elles rejettent une grande quantité d'eaux usées à côté de puits d'eaux souterraines, ce qui les pollue et en prive les habitants qui souffrent de la soif.

Des infrastructures détériorées

Le gaspillage de l’eau en Tunisie est en partie causé par l'état des infrastructures et des réseaux de distribution d'eau. Par exemple, les barrages en Tunisie perdent environ 20% de leur capacité de stockage en raison de la sédimentation et du manque d'entretien. D'après les chiffres fournis par Dr. Hamza Elfil, chercheur dans le domaine du dessalement de l'eau et chef d'un laboratoire au « Centre de recherches et de technologies des eaux », sur la base des rapports de la « SONEDE » [4]  et du ministère de l'Agriculture, le pourcentage d'eaux gaspillées est aux alentours de 30% pour les réseaux « SONEDE » et dépasse 40% dans les canaux d'irrigation agricole.

Le chercheur énumère les causes les plus importantes du gaspillage de l’eau : « La vétusté des réseaux de distribution d'eau et le manque d'entretien - la longueur du réseau de la SONEDE dépassant les 55 000 km, dont 40% ont plus de 29 ans et 17% plus de 49 ans -, le délai d'intervention pour réparer les parties cassées du réseau (environ 20 000 en 2019) et les défauts de fuite d'eau - qui ont atteint 201519 en 2019 dans le réseau de la SONEDE -, et l'absence de réseaux intelligents. » Najeh Bouguerra confirme cette évaluation, considérant que les déchets se produisent principalement dans les installations et non à la consommation, c'est-à-dire « au niveau des systèmes d'eau et particulièrement dans les réseaux de production et d’adduction d'eau, en amont du réseau et non en aval. »

Cette détérioration s’accentue chaque année du fait de l'obsolescence des installations, équipements et appareillages ainsi que de la diminution des crédits alloués à l'entretien, à la modernisation et à l'agrandissement. La société SONEDE souffre d'un déficit budgétaire et ne peut compter que sur ses propres ressources, l'État la laissant se débattre seule alors même qu’il soutient de nombreuses denrées et produits et encourage "l'investissement" dans plusieurs domaines avec des avantages fiscaux.

"Les riches" gaspillent l’eau ? Punissons les "pauvres" !

« Lors de mon troisième été en Tunisie, des manifestations ont éclaté un peu partout dans le pays, à une fréquence inhabituelle. (...) La plupart de ces mouvements sociaux ont eu pour enjeu de protester contre les pénuries d’eau », écrit le directeur de la « Banque mondiale » Tony Verheijen en Tunisie en avril 2019, sur le site World Bank Blogs [5] . Il développe ensuite son propos et analyse en profondeur : « Ce pic est principalement attribuable aux quintiles les plus riches (...) qui font usage de l’eau potable même pour le lavage de véhicules et l’arrosage (...). Secundo, l’augmentation significative du nombre de touristes exerce, elle aussi, une pression supplémentaire sur les besoins en eau, Les hôtels ne semblent pas trop se soucier de la façon dont l’eau est utilisée (pas même les messages habituels sur la réutilisation des serviettes). »

Oui, tout simplement, le sujet est lié aux voitures et aux serviettes ! Ne laissant pas libre cours à notre imagination, M. Verheijen nous révèle le secret du gaspillage : « L’eau est l’une des ressources les plus rares et précieuses du pays est aujourd’hui vendue à un tarif très bas (…). L’eau reste, à ce jour, le seul produit bon marché, ce qui n’encourage pas les citoyens à développer des comportements d’économie. » On connaît bien la formule magique : « l'ajustement des tarifs aux seuils de rentabilité ». Bien entendu, cette mesure « aura un impact négligeable sur les pauvres », assure l'auteur en prenant appui sur des chiffres et statistiques cités dans une étude publiée par la Banque mondiale.

M. Verheijen et son organisation ne sont pas les seuls à se soucier de la richesse en eau de la Tunisie. En décembre 2018, l’Etablissement de crédit allemand pour la reconstruction (KfW) a signé un accord de prêt de 100 millions d'euros [6]  avec le gouvernement tunisien pour financer le « Programme de renforcement des réformes dans le secteur de l'eau - Phase II ». L'accord comprend la mise en œuvre de 13 "réformes", dont : l’approbation du nouveau "Code de l'eau", une augmentation des tarifs de l’eau potable de 150 millimètres /m3, une amélioration du taux de recouvrement des factures d'eau, une augmentation de la facture d'assainissement de l'eau de 8 % et la formulation de propositions sur l’augmentation des prix de l’eau d’irrigation.

Même l’Agence française de développement a signé un accord de prêt de 33 millions d’euros avec la Tunisie pour soutenir le programme d’investissement sectoriel Eau PISEAU II [7] dont l’objectif le plus important est le développement des réseaux d’adduction de l’eau dans les zones rurales. Et pour s’assurer de la « durabilité des effets du programme », l’agence a mis l’accent sur la nécessité de « poursuivre le processus de transfert de responsabilités de l’Etat vers les usagers ainsi que la mise en place d’une tarification appropriée ».

Il semble que l’Etat tunisien aspire à une interaction positive avec les ambitions de ses partenaires internationaux. Plus qu’escompté parfois. Aussi, le gouvernement a augmenté le tarif de l'eau potable à deux reprises, pas une seule : la première en 2016 et la seconde en 2020.

Jusqu’en 2015, la SONEDE recourait à la tarification progressive à la consommation : les 20 premiers mètres cube à un prix « bas », les 20 suivants à un prix plus élevé et ainsi de suite. Le consommateur paie selon une tarification différentielle : par exemple, s'il consomme 30 mètres cubes, il paiera le prix des 20 premiers à un prix bas et les 10 supplémentaires à un prix plus élevé. Mais à partir de 2016, premièrement, le tarif de chaque niveau de consommation a été augmenté de près de 30 %, et deuxièmement, le prix du niveau de consommation le plus élevé a été adopté.

Alaa Al-Marzouki ne voit pas l’utilité de ces hausses et met plutôt en garde contre l’effet inverse : « Quand vous savez que vous paierez en fonction du tarif le plus élevé que vous consommiez 21 ou 39 mètres cubes, cela ne vous incite pas beaucoup à économiser de l’eau mais à en consommer plus que la moyenne. » Il suggère plutôt qu’« une quantité d'eau potable décente soit fournie gratuitement à chaque personne, puis qu'un prix élevé soit adopté pour le reste de la consommation ».

Le nouveau Code des eaux : un pas dans la bonne direction ?

Le Code des eaux a été publié pour la première fois en 1975. Après la révolution de 2011, on a de plus en plus parlé (de concert avec la récurrence du discours sur la pauvreté en eau) de la nécessité d'élaborer une législation sur la gestion des ressources en eau. En juillet 2019, le Conseil de gouvernement a entériné la loi fondamentale du projet de code [8]  et l'a envoyé au Parlement, mais il n'a pas encore été approuvé au Parlement.

Beaucoup réclament la révision du projet et même son abandon. Afin de comprendre les raisons de cette appréhension, nous avons questionné les experts et militants avec lesquels nous avons pris contact. 

H. Al-Ayeb a le sentiment que : « Le code gouvernemental de l'eau ne reconnaît pas le droit inconditionnel à l'eau. Ce doit être un droit opposable pour lequel les autorités soient tenues responsables en cas de manquement. Il ne garantit pas vraiment la protection et la préservation des ressources en eau pour les générations futures." 

Alaa Al-Marzouki approfondit un peu plus les choses : « Nous avons exigé l'établissement du principe du droit à l'eau, l’amendement des chapitres qui utilisent l'expression « dans la limite des possibilités disponibles », la suppression des chapitres qui explicitement ou implicitement incitent à la privatisation de l'eau et à l’indemnisation des groupements de l’eau par une agence nationale de l'eau potable et de l'assainissement en milieu rural, l'adoption de l'empreinte hydrique comme critère contre les politiques agricoles appauvrissantes et l'adoption du principe de responsabilité du pollueur. Alors que Najeh Bouguerra se concentre sur la question de la propriété et de la gestion de l'eau : « Le projet de code a été construit sur la philosophie du domaine public dans le sens où l'État est dépositaire du processus de décision dans son intégralité, ce qui est tout à fait opposé au principe de « l'eau comme bien commun », et il exclut totalement la société civile et les usagers de l'eau. Ce projet réduit le rôle de l'État à l'attribution des contrats de concession qui renforceront l'hégémonie des lobbies. 

Quant au Dr. Hamza Elfil, a choisi d'aborder la question de la qualité : "L'absence d'une culture de la qualité et d'une culture de rationalisation de la consommation dans le projet de code qui n'a pas accordé d'importance à la qualité de l'eau et n'a pas mentionné le mot de qualité sauf lorsqu’il était question de la référence classique à la conformité au cahier des charges. En revanche, le chapitre 64 imposait la publication des résultats des analyses d'eau potable par le distributeur son contrôle. Il ne stipulait pas le contrôle de l'eau en bouteille. Il négligeait volontairement le devenir des eaux usées traitées lorsqu'elles n'étaient pas conformes au cahier des charges (ou totalement polluées) et qui ont été déversées dans la nature et n'a été soumis qu'à une étude théorique préalable sur l'impact environnemental. 

Il est mentionné ici que plusieurs organisations de la société civile ont décidé, à l'issue d'une réunion de recherche, sous le titre « Evaluation citoyenne du cadre juridique et législatif des eaux en Tunisie », tenue dans la ville de Sousse en novembre 2019, de travailler conjointement à l'élaboration d'un « Code citoyen de l'eau" proposé à l'initiative de l'Observatoire tunisien de l'eau (association Nomad08).

La question de l'eau ne peut être abordée d'un point de vue purement technique et les chiffres et proportions traités comme des faits scientifiques absolus. La gestion de l'eau et des ressources naturelles est aussi une affaire politique et sociale : visions, choix, comportements et investissements. De même, l'appropriation du dossier de l'eau par les pouvoirs publics et les organisations internationales en contrepartie de l'exclusion de l'opinion publique, des collectivités locales et de la société civile du débat et de la gestion participative ne peut qu'accroître les problèmes de l'eau en Tunisie. De même, les politiques de fuite en avant, au lieu de réviser les politiques existantes, aggraveront les choses dans les années à venir. 

• Traduit de l’Arabe par Ahmed Al Araby

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[1] Rapport national du secteur de l’eau 2019, ministère de l’Agriculture.
[2] https://cutt.ly/8bc8pvd
[3] https://ftdes.net/ar/le-secteur-textile-au-sahel-une-politique-industrielle-non-durable/
[4] https://www.sonede.com.tn/fileadmin/medias/doc/rs2019.pdf
[5] https://cutt.ly/FbcS3hK
[6] https://cutt.ly/XbcFRQZ
[7] http://www.afd.fr/base-projets/consulterProjet.action?idProjet=CTN1101
[8] https://majles.marsad.tn/ar/legislation/2019/66 

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