La Tunisie révolutionnaire connaît aujourd’hui un épisode politique particulièrement intéressant à observer. S’y joue une lutte discrète sur les mécanismes de la réconciliation et sur le sens profond de la révolution en cours. Un projet de loi sur la « réconciliation économique » est porté par la coalition au pouvoir NidaâTounes, et (relativement mollement) contesté dans la rue.Le débat sur cette loi, dont l’objectif est d’offrir l’amnistie (sous condition de remboursement d’une partie des sommes acquises frauduleusement ou à travers la corruption) aux personnes s’étant enrichies sous le règne de Ben Ali, est révélateur d’une difficulté à faire émerger de nouveaux paradigmes de gouvernement.
Le discours des autorités, pour qui cette loi est la pierre angulaire d’une nouvelle politique, fait de ce geste un préalable pour tourner la page de “l’épisode révolutionnaire” et renouer avec la croissance et le dynamisme économiques. Confrontés à une situation économique très dégradée, les dirigeants souhaitent ainsi remettre en circulation des capitaux, mais aussi littéralement « restaurer » des figures de l’ancien régime.
Regarder vers l’avenir
« Dans l’intérêt de la Tunisie, pour qu’elle se sorte du bourbier dans lequel elle est impliquée depuis quatre-cinq ans, il faut bien quand même regarder l’avenir beaucoup plus que le passé », déclareBéji Caïd Essebsi au journal Le Monde.La posture du chef de l’État peut sembler paradoxale : les partisans d’une fidélité à la révolution y sont présentés comme passéistes. Il prend acte d’une réification de l’idéal révolutionnaire, qui se serait figé. En retour, cela a pour effet de présenter ce que ses adversaires qualifient de restauration en une entreprise d’avenir.
La rhétorique du Président met en avant une rupture entre un avant et un après qui semble suggérer que la révolution est en elle-même la cause d’une régression économique, discours récurrent de ces derniers mois. Or, s’il est certain que le contexte révolutionnaire n’a pas été propice à la croissance économique, il faut également noter que le ralentissement de l’économie tunisienne est autant la cause que la conséquence du soulèvement. Depuis 2009, des indicateurs montraient que la Tunisie subissait les effets de la crise mondiale : les exportations, comptant pour 6 % du produit intérieur brut en 2007, en représentaient 3 % en 2009.
C’est pourtant bien à partir de l’épuisement du modèle de développement issu de l’indépendance et de la mise en place des programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international que les conséquences sociales deviennent visibles. Des éléments indiquant une rupture et une dislocation du lien social, de l’égalité des chances, sont perceptibles depuis le début des années 1980. Ces politiques mondialisées et l’ajustement du marché national à leurs critères sont directement la source d’un des soulèvements majeurs qu’a connus la Tunisie indépendante, les émeutes du pain de 1984. S’il faut alors définir un avant et un après, ceux-ci doivent être pris dans une temporalité plus large, et il faut voir le tournant à l’œuvre avec la révolution comme un début de réponse aux crises multiples liées à la sortie d’un modèle social et économique. Alors que les prix augmentent, l’État se désengage de nombre de secteurs. Ainsi le nombre d’élèves inscrits dans des institutions scolaires privées augmente-t-il de plus de 45 % entre 1989 et 1994, suite à la libéralisation du secteur. Il en est de même pour les hôpitaux et d’autres services autrefois publics. Les salaires, qui avaient augmenté au long des années 1970, se mettent à stagner, voire à baisser à partir des années 1980. Tous ces éléments concourent à la réduction du poids de la classe moyenne, à l’augmentation de la pauvreté et, dans l’ensemble, à la fragilisation du tissu social.
Le coût social du « miracle » économique tunisien a été souligné depuis longtemps ; il importe aujourd’hui de comprendre comment cette situation peut être reliée au temps de la « transition démocratique ». La volonté de fonder la réconciliation sur une forme de “retour à la normale” sur les plans politique et économique apparaît comme un tour de passe-passe politique, d’autant plus que la loi, dans son état actuel, ne dit rien de l’emploi des sommes récupérées.L’absence remarquable de questionnement sur le modèle économique dans les débats liés à la « transition démocratique » peut expliquer le large consensus des partis politiques autour de la proposition de loi, à l’exception de l’extrême gauche.
Comment « en sortir »
L’autre caractéristique des discours sur la transition, c’est qu’ils insistent tous, d’une manière ou d’une autre, sur la nécessité d’“en sortir”. Si Essebsi parle d’un « bourbier », tout le monde n’utilise pas une terminologie aussi négative. Il n’en reste pas moins que la période révolutionnaire est à la fois réifiée comme un instrument à l’aune duquel il convient de juger l’action politique et vue comme un facteur de désordre.
Si les États récemment indépendants concevaient leur mission sécuritaire comme une incitation à développer un État providence, c’est aujourd’hui autour de la menace terroriste que se cristallise le discours sur la sécurité. Et s’il y a urgence à protéger les « objectifs de la révolution », selon la formule tunisienne désormais consacrée par le nom de l’instance chargée de veiller sur ceux-ci , ce n’est pas d’abord au nom des revendications portées, mais par peur des dangers qui pèsent sur le pays. Les assassinats politiques, puis les attentats du musée du Bardo le 18 mars 2015 et de Sousse le 26 juin 2015, n’ont fait que renforcer cette composante du discours politique. La discussion d’une loi sur la sécurité intérieure, au cours de laquelle la question de la possibilité de troquer les libertés contre la sécurité a été posée à de nombreuses reprises, a été scandée par les épisodes terroristes, ayant pour effet d’accélérer l’adoption du texte et de le faire passer dans une atmosphère de menace et de tension. À l’arrivée, le texte est considéré par les défenseurs des droits de l’homme comme une régression, y compris par rapport à son précédent, élaboré sous Ben Ali.
Se réconcilier, mais sur quelles bases ?
Le slogan phare des soulèvements arabes, « Le peuple veut la chute du système », peut servir de point de départ pour penser ce qui se déroule aujourd’hui en Tunisie. En effet, si l’on s’est beaucoup interrogé sur le « retour du peuple » et sa souveraineté, on s’est assez peu questionné sur la définitionde « l’ancien régime ». Or le « nouveau régime », républicain, consolidé par une Constitution qui réaffirme des droits fondamentaux et en ajoute de nouveaux, n’épuise pas le sens contenu dans le mot arabe nidhâm, qui désigne une forme de gouvernement autoritaire et toute une série de modes de gouvernement allant de la corruption au népotisme, au clientélisme et à la recherche avide des postes régaliens, désignés par le terme « chaises » en tunisien (li-krâsî). Le discours sur l’union nationale qui justifie l’adoption de la loi, étayé par les événements dramatiques qui ont secoué le pays et qui continuent de secouer la région, pourrait permettre alors de porter à nouveau une pratique du pouvoir que les manifestants semblaient avoir clairement identifiée comme le symbole d’un système qu’ils refusaient.
Sur un autre plan, les choix économiques n’ont pas été discutés en profondeur. Quand le peuple scandait en 2010-2011 : « Du pain, de l’eau, et pas de Ben Ali », comme en écho aux émeutes qui avaient marqué le mitan des années 1980, invoquant la notion centrale de dignité (karama), il ne faisait pas uniquement référence à une privation de droits politiques, mais bien aussi de droits sociaux et de droits humains, tous liés à un système politique et économique qui trouve ses racines dans la normalisation (comprendre libéralisation et ajustement au marché mondial) de l’économie tunisienne. Ce volet de la révolution est appréhendé selon des critères qui s’ajustent au contexte régional et mondial. Ainsi le gouvernement de transition dit des « technocrates », succédant à la troïka, a-t-il présenté la Tunisie comme une « start-up démocratique », appelant le monde entier à « investir dans la démocratie ». Loin d’être le lieu où s’élaborent de nouvelles alternatives pour l’économie du pays, la révolution démocratique devenait alors un argument supplémentaire pour accroître encore la dépendance du pays face à ses créanciers et aux investisseurs étrangers. Quant aux luttes sociales, si leurs revendications ont été écoutées, si certains ont vu leur situation s’améliorer quelque peu, elles restent considérées comme une entrave à la bonne conduite des affaires, voire comme une source de rupture de l’unité nationale. La forte présence des instances syndicales de l’Union générale tunisienne du travail dans la vie politique révolutionnaire n’a pas permis de faire des réformes sociales le pivot du changement (cf. Héla Yousfi). La puissante organisation syndicale a plutôt eu tendance à varier son degré d’implication, privilégiant souvent à la faveur des crises son rôle d’arbitre et de levier politique sur sa responsabilité strictement syndicale, qui lui a valu hier un prix Nobel de la Paix.