Cette publication a bénéficié du soutien de Rosa Luxembourg Institute. Ce texte peut être reproduit entièrement ou partiellement à condition de citer sa source.
« On n’a jamais rien pour rien » … «Celui qui mange un morceau doit en payer le prix », ce genre de proverbes, que j'ai entendus de Samra et de Sabrine (1), résument bien la vie quotidienne de ceux et celles qui cherchent leur gagne-pain au jour le jour, en travaillant dans l'économie informelle (2),non déclarée ou précaire. Des noms nombreux pour une même situation, car là, il n'y a ni emploi fixe, ni assurance maladie ou sociale, ni vacances payées, ni retraite, ni prestations de fin de service, pas non plus d’environnement de travail décent pour les femmes.
Et puisque nous parlons particulièrement des vendeuses de trottoir (3), il faut ajouter à toutes les difficultés du travail « dans la rue », deux autres tourments : d’une part le harcèlement des propriétaires des magasins devant lesquels les marchandes placent leurs étals, qui leur imposent de payer une somme d'argent dont chacune s’acquitte soit au jour le jour soit au mois ; et d’autre part, la persécution de la police qui ne cesse de vouloir les déloge de ces« lieux d’infraction » (4).
"Ils m’ont souvent arnaquée. Ils me confisquent une marchandise qui m’a coûté des mille et des cents et quand j’y vais pour la récupérer, je trouve qu’ils ont pris toutes les jolies choses et ne m’ont laissé que la camelote.», dit une vendeuse.
Certaines parmi les femmes avec lesquelles j'ai discuté ici, qu'elles viennent du milieu rural ou habitent dans la ville, ont pu améliorer leur niveau économique. D’autres arrivent à peine à gagner de quoi couvrir les besoins de leur famille, tout en dépendant parfois de l’aide des uns et des autres. Il y a aussi celles qui perçoivent une pension du gouvernement (5). Elles sont en charge de toute la responsabilité économique du foyer, ou du moins d’une grande partie, en raison de la maladie du mari, de son incapacité à travailler, de l’insuffisance de son salaire, ou de la séparation du couple. Ces femmes ont, en moyenne, entre 40 et 60 ans et sont analphabètes (6).
Sabrine vend des légumes: quatre heures de route et un nourrisson dans les bras
Chaque matin, on peut voir Sabrine portant ses sacs de légumes. L'employé de la camionnette, stationnée dans la rue du marché, les lui dépose un à un sur la tête, et elle les transporte ainsi jusqu’à l’endroit où elle a choisi de s’installer, pas très loin de là, mais les lourdes charges éloignent les distances.
Le saccage d’Alexandrie
14-01-2016
Depuis son enfance, Sabrine venait au marché avec sa mère, qui nourrissait la famille, le père était déjà trop vieux. Très vite, elle a appris à vendre et à gagner, si bien qu’à la mort de sa mère, Sabrine l’a remplacée, elle n’avait que douze ans. « J'étais très jeune, mais j'étais dégourdie et personne ne pouvait se payer ma tête parce que j’ai commencé à fréquenter le souk très tôt ». Elle affirme avoir commencé à prendre en charge sa famille depuis l’âge de 9 ans :« Chaque jour, 20 Genēh (7) allaient directement dans la main de mon père » pour lui permettre de couvrir les dépenses de la maison qui abritait de nombreux enfants. Et puis, dit Sabrine, ce travail a permis également de « préparer un trousseau (de mariage) pour moi-même et un autre pour ma sœur ».
A vingt ans, elle s'est mariée et a abandonné le marché pendant dix ans, pendant lesquelles elle a vécu dans la maison d'une famille élargie. Puis pour rembourser un prêt et construire un logement indépendant sur un lopin de terrain que son mari a eu de son père (qui avait partagé, de son vivant, le terrain en question entre ses fils), elle a décidé de retourner au marché, mais cette fois avec son époux. Mais celui-ci est tombé brusquement malade et son traitement a eu des effets sur sa santé. Il ne pouvait donc plus supporter le voyage de quatre heures tous les jours, depuis le lointain gouvernorat où ils habitent jusqu’à Alexandrie. Elle s’est retrouvée désormais seule à assumer la charge du travail.
Sabrine se lève à trois heures du matin ou un peu plus tôt, et rentre chez elle à huit heures du soir. Son périple quotidien commence à partir de son village, d’où elle doit se rendre à Tanta pour s’approvisionner chez les commerçants ou les paysans de son souk. Elle charge ensuite sa marchandise – comme les autres paysannes –à bord d’une camionnette de transport, et se dirige elle, vers la gare de Tanta, où elle prend le train qui l'emmène à Alexandrie. Pour le retour chez elle, l’itinéraire est bien sûr inversé.
Elle gagne en moyenne 250 livres par jour. Mais cela peut atteindre 400 ou 500 livres, d’après ses dires, comme elle peut ne rien vendre de la journée : « cela veut dire que je perds l'argent du mon déplacement, celui du transport des légumes et que je passe ma journée dans le froid pour rien ». En plus elle doit payer 1500 livres par mois, au propriétaire du magasin de fruits à côté duquel se trouve son étal, soit 50 livres par jour, un montant fixe qui ne dépend aucunement de ce qu’elle peut gagner ou pas.
Toujours est-il que grâce à son travail, elle a pu rembourser son prêt et construire une maison de quatre étages, dont elle occupe le rez-de-chaussée « équipé super luxe », tout en préparant les étages supérieurs pour ses enfants. L'aînée, Malak, est à l'université, et la plus jeune, Rasha, n’a que quatre ans.
Sabrine se considère comme le « chef de famille », car c’est elle qui fournit la principale source de revenus et qui gère le budget. Elle affirme en même temps qu’entre elle et son mari il y a une entente parfaite et une confiance mutuelle. Lui, possède plusieurs petits biens qu’il loue, mais « la terre ne vaut pas la peine, ce n’est pas essentiel, ça ne permet pas de construire un avenir. »
La maladie de son mari n’a pas seulement mis tout le fardeau sur ses épaules, mais l’a exposée au harcèlement verbal aussi bien des clients que des vendeurs :« Ce mari que tu as est aveugle, une femme comme toi ne doit pas travailler. Tu devrais être exposée dans une vitrine ! Ah si tu étais ma femme ! ... ». Dans les toilettes publiques proches du marché, réservées aux seuls hommes, Sabrine fait ses besoins et ses ablutions, et elle prie assise sur sa chaise en bois à côté de son étal, car elle ne peut plus faire autrement depuis qu’elle a été blessée au genou en tombant du quai de la gare alors qu’elle portait la caisse de fromage, sans parler des douleurs dans son dos (8).
Quand elle était enceinte de la plus jeune de ses filles, elle a continué à travailler jusqu'à la dernière semaine avant l’accouchement. Et même enceinte, elle portait des gros sacs. Au quarantième jour après la naissance, elle a repris le travail et emmené le bébé avec elle. Elle dit qu’il est courant que les paysannes emmènent leurs nourrissons avec elles au souk. Plus tard, elle a fini par laisser la petite aux soins de la fille aînée, et a dû la sevrer tôt car elle s’absentait 14 heures par jour.
Malgré sa réussite matérielle, le vœu de Sabrine est de pouvoir « devenir une dame et de rester chez elle avec ses enfants ». Elle dit vouloir arrêter de travailler après avoir assuré l'avenir de ses enfants car elle ne veut pas qu’ils vivent dans la privation qu'elle a connue. Mais elle est satisfaite, car telle fut sa destinée ! En revanche, elle ne veut pas que sa fille ait un emploi après l’obtention de son diplôme. C’est au mari de se fatiguer, pas à sa fille. Parfois, elle regarde un client et son épouse, par exemple, discuter avant d'acheter, « Qu’allons-nous manger aujourd’hui ? » Cela remue des choses en elle :« Jamais personne ne m’a dit une chose pareille !»
Souad vend des chaussettes: Au souk, ni mosquée ni toilettes pour les femmes
Sur un trottoir dans un quartier calme, loin des marchés, se trouve Souad, 60 ans. Elle s’assoit là toute couverte de son niqab noir, pour vendre des chaussettes, des keffiehs, des écharpes et des articles pour les femmes voilées tels que gants, collants, etc. Elle dit avoir fait ses débuts dans ce métier il y a trente ans. A l’époque elle proposait une marchandise modeste, tout près de sa maison, dans un quartier populaire. Puis elle a développé son commerce jusqu’à arriver à la situation actuelle.
Quand son père est décédé, elle était encore à ses débuts à l'école, si bien que ni elle, ni ses frères et sœurs n'ont pu poursuivre leurs études à cause de la pauvreté,« qui allait nous donner à manger ? ». Elle s'est mariée précocement et a donné naissance à quatre enfants. Le mari était au chômage, il la battait et surtout buvait. De ses doigts couverts d’un gant tout troué, elle me montre des cicatrices et des éraflures sur son front et son bras. Elle dit qu’elle a perdu aussi ses dents de devant - que je ne vois pas - à la suite des coups. Elle a dû travailler pour subvenir aux besoins de ses enfants, elle a alors emprunté 16 livres à une parente et c’était tout le capital dont elle disposait pour acheter et vendre des marchandises comme elle voyait faire les autres. Le mari chômeur s’est mis à lui demander de l'argent et la violentait si elle refusait de lui en donner. Il s’en est pris également à son étal, ce qui l’a obligée à changer de place. Elle a demandé et obtenu le divorce. Mais son ex-époux n’a pas cessé de la traquer pour autant, la poussant à se déplacer d’une région à une autre. Elle n'a pas envoyé ses enfants à l'école de peur qu'il les prenne et prétende qu'elle ne s’en occupait pas, comme elle le dit. Plus tard elle les a inscrits à des cours d’alphabétisation pour qu’ils aient des rudiments de lecture et d'écriture.
Elle n’a jamais pensé à se remarier pour ne pas imposer à ses enfants un « beau-père», ce dont elle avait souffert elle-même auparavant. Ses enfants sont devenus son seul souci et l’espoir de sa vie. Ils ont fini par grandir et se sont mariés. Elle ne voulait pas que ses filles exercent le même métier qu’elle et a préféré les marier, « quand la femme a un sou, elle se rebelle contre son mari ». Cependant sa fille, après un divorce, a fini par prendre le même chemin que sa mère. Celle-ci l’a initié au métier et elle propose maintenant sa marchandise dans un autre quartier. Un de ses fils fait le même travail en tenant un « étal de thé », à proximité d'un centre commercial.
Tous les jours, Souad est debout à cinq heures du matin. Tous les jours elle prend un tuk-tuk pour aller du quartier populaire où elle habite jusqu'au trottoir où elle étale ses marchandises sur une nappe en plastique, puis s'installe juste devant sur une chaise. À trois heures de l'après-midi, elle reprend à nouveau le Tuk-tuk pour rentrer, «20livres/aller et 20livres/retour ». Arrivée chez elle, où elle vit avec son fils, elle doit aussitôt se mettre aux tâches ménagères, nettoyage, cuisine, etc. Ce qu'elle gagne suffit à peine à couvrir les dépenses, affirme-t-elle, le loyer de son appartement lui coûte, à lui seul, 450 livres par mois, sans compter l’eau et l’électricité (9). Par ailleurs elle doit aider sa fille divorcée, et parfois même son gendre quand il en a besoin. L'aide des uns et des autres représente une bonne part de ses revenus, ainsi qu'une pension sociale de 320 livres par mois.
Souad aime son travail et les échanges avec les gens plutôt que de « rester à la maison ». Elle dit que de par ce boulot, elle a acquis une expérience de la vie et des gens, « c'est toujours à ses dépens qu'on apprend les choses d'ici-bas ». Elle préfère également le travail indépendant à l’emploi dans une usine, par exemple, où le patron« me houspillera et me dira ceci ou cela ».
Lorsque je lui ai posé des questions sur les difficultés de son travail, elle a répondu : « être tout le temps à remuer ciel et terre » et à gérer les « chicaneries des clients ». Un jour de pluie, elle a mis des sacs sur sa tête et s'est abritée sous l'arbre voisin. Plus tard le mauvais temps a empiré au point qu’elle était contrainte de rester à la maison, ce qui a lourdement affecté son budget. Et parce qu’à la mosquée voisine il n'y a pas de place pour les femmes, elle ne peut faire ses besoins que le soir, une fois de retour à la maison.
Samra vend des fromages, à chaque descente de la police, elle se planque dans l’immeuble à côté
À côté de l'entrée d'un immeuble, Samra, la cinquantaine, s’installe tous les jours du matin jusqu'à peu avant le coucher du soleil pour vendre du fromage frais et des œufs. Elle occupe ce même endroit à proximité d'un marché de la ville et y exerce ce même métier depuis 37 ans. Elle a pris ainsi la même voie que sa belle-mère, partie trop tôt. C’était une veuve qui avait dû assumer la charge de six enfants après le décès de son époux, « elle leur avait consacré sa vie et, grâce à ce métier, les avait éduqués et pourvu à leurs besoins, mais harassée, elle a fini par mourir très jeune ». Samra, qui vient d'une ferme du gouvernorat d’al-Buheira, dit que c'est ce travail qui a causé la maladie de sa belle-mère. « C’est elle qui m’avait appris le métier et elle ne cessait de prier pour moi jusqu’au dernier moment ». Samra et son mari (fils aîné) ont donc pris en charge l’éducation du reste de la fratrie en même temps que celle de leurs propres enfants. Maintenant qu’ils ont tous grandi et se sont mariés, il ne lui reste plus que la petite dernière, qui est encore au lycée. Elle rêve de la voir un jour dans sa propre "Maison ".
Le mari de Samra était ouvrier dans une entreprise de textiles du gouvernorat d’al-Buheira, mais, tout comme ses collègues, il a du accepté une retraite anticipée : «Ils l’ont poussé vers ça pour ne pas avoir à lui verser sa retraite complète. Toutes les sociétés et les usines ferment, il n’y a plus rien, tout a été vendu ». Samra se dit triste à cause des jeunes qui travaillent désormais sans titularisation, ni assurance, dont son fils, simple employé dans un magasin, alors qu’il est marié et a une famille à sa charge.
Bien qu’elle ait hérité de ce métier de sa belle-mère, Samra n'a jamais voulu le transmettre à ses propres filles : «Que Dieu fasse qu’il ne soit le destin de personne. C’est une misère, O ma fille !Il faut se lever très tôt, accepter d’être malmenée par les autres, transporter des fardeaux…, plus personne, parmi la nouvelle génération ne peut supporter tout cela maintenant» (10).
Pendant qu'une cliente lui achète du fromage, Samra appelle un employé du marché et lui demande de lui acheter des fèves d’un charriot proche, pour son petit-déjeuner. Aussitôt il lui apporte les fèves bien chaudes dans un sac en plastique. Elle me parle de son fromage :« Ce fromage-là vient des fermes et de chez les particuliers, il est meilleur que le fromage des usines. Les gens (d'autres vendeurs) s’approvisionnent en fromage industriel mais celui-ci est meilleur ».
Quand il y a une décente de police pour chasser les vendeurs ambulants, Samra se réfugie bien vite dans l’entrée de l’immeuble avec toute sa marchandise et ferme la porte :« je reste là à les regarder par le trou » jusqu'à ce qu'ils s’en aillent. Elle reprend alors son boulot. Parfois, il y a de « bonnes personnes» qui ferment les yeux, mais quand la rafle policière est importante, il faut espérer «que Dieu nous en préserve tous» !
Samra dit qu'elle ne possède pas de terre, mais elle est heureuse d'avoir pu – grâce à son travail – donner une éducation à ses enfants et les marier. Elle semble complètement satisfaite : « Notre Seigneur m’a comblée de Sa générosité ... Il est possible que ce soit grâce aux prières de ma belle-mère ». A deux reprises, Samra a fait le petit pèlerinage (Umra), et maintenant elle espère marier sa plus jeune fille pour être tranquille et obtenir la faveur d’un « pèlerinage heureux » à la Mecque.
Amal vend des galettes de pain: «25 ans de fatigue et de misère, j’ai envie de me reposer»
Dans le grand hall d’un immeuble, dans un quartier cossu de la ville, une jeune fille pimpante se tient derrière une table sur laquelle sont disposés des galettes, des beignets et autres pains artisanaux. Les passants peuvent facilement l’apercevoir de la rue, et derrière elle se trouve une petite porte à laquelle on ne prête pas attention à priori alors que toute l’histoire commence là.
Cette porte s’ouvre sur une petite pièce faiblement éclairée par une lampe sans laquelle, la pièce serait noyée dans une obscurité presque totale, même en plein jour. Un four, une petite bombonne de gaz, un transistor à l'ancienne accroché au mur et un unique tabouret en plastique, sur lequel la dame et sa fille m’ont priée de m’assoir avec insistance, tout en me souhaitant la bienvenue. Je remarque aussi, un petit plat avec du fromage et quelques morceaux de tomate. Sur le mur opposé de la pièce, il y a une autre porte qui mène – m'a-t-on dit– aux toilettes et à la petite cour sur laquelle donne la lucarne de l’immeuble. Au milieu de la pièce, une planche en bois est placée sur une table haute. Là, la mère pétrit et étale le pain, debout, dans sa jellabia tout enfarinée. De la planche au four, et du four à la table extérieure où galettes et pains chauds sont mis dans des sacs en plastique et exposés en attentant les clients.
Amal a 42 ans, elle est mariée au gardien de l’immeuble et ils ont cinq enfants. L'aînée, 20 ans, vient de se marier et le plus jeune est à l'école primaire. Cette petite pièce, que le soleil boude, a été pendant des années le logement familial, mais il est devenu trop petit lorsque les enfants ont grandi et que leur nombre a augmenté. La mère a alors demandé au propriétaire de l’immeuble de leur permettre d’habiter dans les buanderies sur le toit, comme elle l'a dit, et de faire de la petite pièce la "fabrique" dans laquelle elle prépare ses produits.
Le mari était « forgeron », mais il a été blessé dans une rixe, alors qu'il essayait de séparer les adversaires, l'un d'eux l'avait frappé avec un gourdin, selon sa femme. Il en a hérité une luxation à l’épaule, et depuis lors, il ne peut plus travailler. C'était il y a dix ans.
Les femmes et la révolution irakienne
18-03-2020
Amal était femme de ménage, mais elle dit qu'elle ne supporte plus cet emploi à cause de son mal de dos : « Je ne peux plus courir dans tous les sens et déplacer des choses ». L'alternative était alors ce projet qu'elle a mis en place afin de subvenir aux besoins de la famille, d'autant plus que le mari n'était plus en mesure de gagner sa vie, à part les 500 livres qu'il reçoit du syndic des copropriétaires. « Il ne nous en donne pas un sou, et prétend que cette somme ne suffit pas pour acheter des cigarettes ». Parfois, il lui demande même de lui donner ce qu'elle gagne mais elle refuse: « J'ai des filles moi… je dois les éduquer et leur préparer des trousseaux de mariage ».
Elle ne souffre pas seulement de douleurs vertébrales, mais aussi d’une obstruction artérielle dans un bras, qui nécessite un « pontage », mais elle a peur de subir cette intervention, car des complications pourraient réduire complètement sa capacité à travailler, « qui pourrait me remplacer alors ? »Surtout qu'une telle opération la conduira forcément dans un hôpital public, « j’endure et puis c’est tout ! » Mais avec ce handicap, elle ne peut plus porter quoi que ce soit, la douleur augmente durant la nuit, elle sent des fourmillements et même une sorte de paralysie. « Chaque jour, je me réveille le matin en disant : Seigneur, aide-moi et Il m’aide. »
La journée d’Amal commence à cinq heures du matin. Elle descend à la petite pièce et se met à travailler jusqu'à quatre ou cinq heures de l’après-midi, aidée par sa fille qui fait aussi le ménage dans le logement familial. Parfois, quand il lui reste de la marchandise, elle fait la tournée des maisons de certaines familles qu’elle connait, avec l’espoir qu’on lui achètera quelque chose. Les employées des bureaux, dit-elle, « n’ont pas de soucis, elles sirotent leur thé, aller au travail ou pas, peu importe, puisqu’elles ont des salaires fixes. Par contre, nous, si on ne travaille pas un seul jour on ne trouvera rien à se mettre sous la dent ! »
Pendant l’été ou le mois de Ramadan, lorsque la demande en galettes de pain diminue, elle vend des figues de Barbarie ou des fruits devant le bâtiment, « car les demandes de livraison et tout ça ne rapportent rien ». Les loyers des appartements de son immeuble sont alignés sur « l’ancien régime » (de 5 à 10 livres par mois), les locataires ne lui donnent donc pas grand-chose, même quand ils veulent bien donner. Et puis de nos jours, plus personne ne donne rien pour rien, et elle, elle est désormais incapable de rendre service. Elle reconnait toutefois recevoir régulièrement un peu d’argent de personnes qu’elle connait, à l’extérieur de l’immeuble. D’autres l’ont aidée à préparer le trousseau de sa fille aînée. Quant aux associations caritatives – et elle en fréquente certaines – elles ne transmettent pas l'argent des donateurs, estimé à des milliers, aux nécessiteux. De l’avis d’Amal, il vaut mieux que le donateur soit en contact direct, sans intermédiaire, avec les personnes dans le besoin.
Ce qui inquiète Amal c’est le froid de l'hiver, la légèreté des couvertures, l'air froid qui pénètre par les fenêtres cassées, ne pas avoir de quoi s’acheter un pull, les demandes incessantes, la cherté de la vie, et ce pot de miel qu'elle a payé deux cents livres, afin d’en garnir ses galettes et gagner des clients, pour découvrir que le vendeur l’a roulée et que le miel était mélangé à de l’eau. Sans parler du caractère de son mari et le mauvais traitement qu’il lui réserve « Quand on peine, on rame et qu’on a un mot gentil… mais pour moi rien » Elle est également troublée par la misère quotidienne qui semble sans fin : « C’est le même drame tous les jours, on dort et on se réveille avec…Ainsi va la vie et la mort est au bout du chemin…Les jours passent et on finira par mourir c’est tout…C’est notre destin, peut-être qu’il sera meilleur dans l’au-delà ».
Amal espère pouvoir se reposer : « J’ai envie de me reposer, je me le suis répété plusieurs fois aujourd'hui. J’ai envie de me reposer et de trouver quelqu’un qui me donnerait de quoi dépenser, alors que moi, je serais là, bien reposée. Cela me fait 25 ans de misère et de fatigue, alors que je vois des femmes tranquilles, et le mari qui dit "Qu’est-ce que tu veux que je t’apporte ? " Jamais personne ne m’a dit ça ! » (La même expression de regret que celle de Sabrine !)
Elle souhaite trouver quelqu'un pour l'aider à préparer les trousseaux de ses filles.
Elle souhaite qu'il y ait « un peu de justice » et que les riches aient un peu de compassion pour « les miséreux ».
Données statistiques
1- Selon le rapport (Women and Men in Egypt 2015) publié par l'Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques:
53,2% des travailleurs sont employés dans le secteur formel, contre 46,7% dans le secteur informel.
Répartition des travailleurs dans les deux secteurs selon le genre:
55,2% des travailleuses femmes sont employées dans le secteur formel, contre 44,7 % dans le secteur informel.
52,7% des travailleurs hommes sont employés dans le secteur formel, contre 47,3% dans le secteur informel.
Pourcentage de femmes chefs de famille:
En milieu urbain : 17%,dont 44,7% sont analphabètes, 83,9% sont veuves ou divorcées.
En milieu rural : 16,5%, dont 66,6% sont analphabètes, 70,9% sont veuves ou divorcées.
Le pourcentage le plus élevé de femmes chefs de famille a été enregistré, dans les zones rurales des gouvernorats de Qena et Sohag.
Les femmes et le marché du travail en Égypte:
Les femmes représentent 23,6% de la population active totale, contre 76,4% pour les hommes (la population active signifie les personnes en âge de travailler qui travaillent ou qui sont à la recherche d’un emploi).
Le taux de chômage est de 24,2% pour les femmes et de 9,4% pour les hommes.
2-Dans le monde:
75% des femmes travaillant dans les régions en développement occupent des emplois informels sans assurance (site de la Plateforme d'autonomisation économique soutenu par ONU Femmes).
Le contenu de cette publication est l’entière responsabilité de Assafir Al Arabi et n’exprime pas obligatoirement les positions de Rosa Luxembourg Institute.
Traduit de l’Arabe par Saida Charfeddine
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 12-03-2020
1- Il s’agit de pseudonymes
2- Selon l'Organisation internationale du travail (OIT), l'économie informelle se compose d'entreprises commerciales privées qui ne sont ni légalement réglementées ni enregistrées (par conséquent, elles ne s’acquittent pas des impôts). Elles comprennent la main d’œuvre informelle travaillant dans le secteur informel et les travailleurs employés de manière non réglementée dans le secteur formel.
3- En Égypte, le nombre total des vendeurs ambulants et de trottoirs est estimé à cinq millions, dont 15% de femmes, soit près de 750 000 femmes. Alexandrie compte une part importante de ces vendeuses ambulantes où qui ont des étals fixes à même le trottoir, puisque ce gouvernorat en concentre 55%. à lui seul.
4- Certaines s’installent dans des endroits destinés aux marchands et sont ainsi à l'abri de la menace des descentes policières. Dans d'autres cas, une accointance peut s’établir entre la vendeuse et un officier de police du district, par exemple. Celle-ci sera alors prévenue avant la décente de la police ou on ferme les yeux au passage devant son étal, a affirmé une des vendeuses.
5- Le gouvernement, représenté par le ministère de la Solidarité sociale, verse une pension de "sécurité sociale" de 320 livres aux orphelins, veuves et femmes divorcées. En 2015, le gouvernement a lancé un programme appelé« Solidarité et dignité »d’aide financière allouée, selon des conditions précises, à certaines catégories comme les personnes âgées, handicapées ou souffrant de maladies chroniques ainsi qu’aux familles avec des enfants en âge scolaire. Bien que la valeur de cette aide soit légèrement supérieure à la pension de sécurité sociale, les deux allocations restent bien en deçà du coût de la vie en Égypte, surtout avec l’inflation.
6- Celles parmi ces femmes ayant été à l’école, l’ont quittée alors qu’elles étaient encore dans les petites classes en raison du manque de moyens. Sabrine a ajouté qu’en plus de la pauvreté, il y avait le mauvais traitement de l'instituteur.
7- Genēh ou livre égyptienne (1 livre = 0,059 euro – 20 livres = 1,18 euros )
8- Certaines d'entre elles sont herniées par les lourdes charges qu’elles transportent.
9-Les pluies avaient inondé la pièce dans laquelle Souad vivait. Elle a dû déménager dans un appartement, composé d’une chambre, d’un salon, une salle d’eau et une cuisine. L’appartement se trouve dans une zone de grande précarité, et Souad l'a trouvé impropre à l'habitation humaine, elle l’a quitté pour en louer un autre.
10-Dans d'autres cas, la paysanne emmène sa fille (ou son fils) avec elle, pour apprendre le métier, et cela leur semble un meilleur itinéraire que celui de l'école.