Le capitalisme de 1948: L'avenir

Dans le répertoire de la relation du Palestinien à Israël, un concept principal est en train de disparaitre et un autre prend sa place: le premier, la «relation nécessaire à la vie», qui commandait ce répertoire, s'estompe en faveur d’une prédominance de celui de l'«influence partout». Ce revirement s'apparente à un parachèvement conceptuel de la Nakba.
2020-01-04

Majd Kayyal

Chercheur et romancier Palestinien de Haïfa


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Sliman Mansour - Palestine

Il est un événement qu’on ne peut ignorer lorsqu’on écrit sur «l’avenir des Palestiniens des territoires de 1948 et leurs relations à Israël», un événement charnière qui reflète ce à quoi cette situation sociale et politique a abouti et indique l’orientation prise par les relations avec le régime sioniste. Un événement qui augure de ce qui va advenir: Au cours de la campagne électorale pour les législatives israéliennes, auxquelles les principales forces politiques palestiniennes participent, rassemblées sous la bannière de la «Liste Unifiée», Ayman Odeh, tête de la liste, a fait une déclaration inédite dans l'histoire du peuple palestinien. Il a annoncé que les forces politiques palestiniennes étaient prêtes à faire partie d’un gouvernement israélien de « centre-gauche ». C'est-à-dire qu’elles acceptent de s’associer à une coalition gouvernementale avec les partis sionistes dirigés par des gens comme Benny Gantz, qui était commandant de l'armée d'occupation lors de l'agression sur Gaza en 2014, ou Amir Peretz, ministre de la Sécurité pendant la guerre de 2006, ou encore Ehud Barak, responsable d’innombrables crimes sanglants et surtout de l’assassinat de 13 manifestants de l'intérieur, au début de la deuxième intifada.

Avant les prochaines élections législatives, le responsable de « la Liste Unifiée », principal groupement politique représentant les Palestiniens de l'intérieur, a annoncé que son bloc était prêt à rejoindre un gouvernement israélien de «centre-gauche»!

Dans sa déclaration au journal hébreu, Yediot Aharonot, Ayman Odeh a posé au gouvernement israélien des conditions à cette participation : le gel (et non pas l’annulation) des décrets relatifs à la démolition des maisons palestiniennes de l’intérieur «non autorisées», et l’abrogation, de la "loi Kemnitz" promulguée par le Parlement israélien, deux ans auparavant (pas plus), pour intensifier la démolition de maisons. Une autre condition a été avancée par Odeh à savoir l'augmentation des interventions de la police israélienne en vu de « combattre le crime » dans la société palestinienne. Il a aussi réclamé l’abolition de la loi sur « Israël Etat nation juif», promulguée par Israël il y a juste un an. Et puis, une « reprise des négociations » entre Israël et l'Autorité palestinienne (et non pas la fin de l'occupation dans les territoires de 1967, par exemple). Il a ajouté quelques autres demandes relatives aux services sociaux comme la construction d’un hôpital (un seul) dans une ville «arabe» (dans son lexique, ce n’est pas une ville palestinienne), outre l’augmentation du budget des centres d’accueil pour femmes victimes de violence.

Cette position annonce une «évolution» très prochaine ; à savoir que l’idée répandue actuellement – qui incite à l'intégration des individus dans les institutions israéliennes pour parvenir à un «progrès professionnel» et une «réalisation de soi», et qui considère que toute avancée dans toute institution israélienne est un exploit pour les Palestiniens – cette idée connait un glissement du personnel vers le politique. Ainsi s’il est désormais légitime aujourd’hui pour les individus d’avancer dans les fonctions de direction de banques, entreprises et ministères israéliens, pour arriver à une bonification personnelle, Il sera également légitime demain qu’institutions et partis palestiniens contribuent à la gestion du système sioniste et y consolident leur collaboration pour réaliser des « intérêts collectifs ».

Le principe de "l'influence partout"

Il existe de nombreuses raisons de considérer la position de Odeh comme extrêmement dangereuse, d’autant qu’elle provient du principal bloc politique représentant les Palestiniens de l’intérieur. Ces raisons vont de la rupture provoquée par cette position avec le principe politique, longtemps évident, de rejeter toute participation au gouvernement israélien, jusqu'à ce qu’elle véhicule comme perte des valeurs morales qui interdisent absolument toute alliance à des criminels de guerre sanguinaires… ou encore parce qu’elle représente simplement un déclin ahurissant, au niveau strict des revendications. Car Odeh ne demande, en fait, que des miettes de droits sociaux et la révision de lois promulguées, il y a juste deux ans.

En réalité, toutes ces raisons, bien qu'importantes, ne sont que les symptômes d'une crise plus profonde que nous vivons. Car l’enjeu n'est pas la déclaration d'Ayman Odeh en elle-même et l’éventualité qu’elle soit réalisée ou pas lors de cette session électorale, mais plutôt la gravité de la situation sociale et le spectacle qui prévaut, c’est-à- dire ce qui a poussé à proférer une telle déclaration, ce qui l’a rendue dicible, sans crainte d’en payer un prix populaire et politique.

Cette position part en fait du principe de «l'influence partout» qui s’est enraciné avec force depuis la campagne de la Liste Unifiée en 2015. Il a été brandi ou du moins approuvé par tous les partis politiques de l’intérieur. Il apparaissait dans chaque discours, communiqué ou rencontre, et commandait une large part de l’action des instances politiques et sociales palestiniennes, voire contribuait à la création de certaines d’entres elles. Ce principe préconise que la représentation politique palestinienne doit chercher à pénétrer et à exercer une « influence » dans toutes les institutions et ministères de l'Etat israélien, à l'exception de l’institution militaire, du ministère des Affaires étrangères et de celui de l’Immigration chargé des «nouveaux arrivants» juifs du monde entier vers la Palestine. Le bannissement de ces départements est du, selon le responsable de la Liste Unifiée, au fait qu’ils sont «principalement chargés de favoriser les Juifs par rapport aux Arabes».

Le principe de l’«Influence partout» (Influence Everywhere) crée une classification factice des institutions israéliennes: d’une part, celles qui sont substantiellement racistes (comme celles chargées de la sécurité, des affaires étrangères et de l'immigration juive), et d’autre part, celles qui ne le sont pas, de par leur substance, mais qui pratiquent des politiques racistes qu’on peut changer en exerçant une «influence» sur elles. À première vue, cette division ne peut être prise au sérieux et la mettre en exergue dénote d’une grande futilité et d’une volonté de faire la politique de l’autruche : le Palestinien ne sait-il pas que toutes les institutions de l'État, sans exception, sont solidairement partenaires du projet sioniste? Que « l'Autorité pour la nature et les parcs » en Israël est un complice actif jusqu’à présent, dans le vol de terres, à l’instar de n’importe quelle bande pendant la Nakba? Ne savons-nous pas que les institutions judiciaires en Israël sont impliquées quotidiennement dans l’administration des crimes qui vont de la démolition des maisons et villages à la détention des enfants, ou encore à l’approbation des assassinats? Ignorons-nous le rôle des institutions de la planification dans la spoliation des terres et l'utilisation d'outils de planification urbaine pour instaurer des conditions de vie des plus brutales? Et que le secteur privé israélien est impliqué dans tous les aspects de la gestion des crimes israéliens? Et la presse? Et l'enseignement supérieur? Et d'autres exemples encore et encore..

Il incombe désormais à la victime de s’ingénier à progresser au sein des institutions du pouvoir afin d’être «influente», d’obtenir quelques maigres droits sociaux et d’améliorer sa condition de vie. Ce revirement s’apparente à un parachèvement conceptuel de la Nakba, car il détruit le concept originel de la citoyenneté contrainte et vulnérable, née d’une défaite

Il faut reconnaître cependant que cette division fictive n’est pas seulement le fait d’une frivolité ou d’un déni de vérité. Elle traduit une conscience faite des strates d'un discours politique enraciné depuis de nombreuses années: le «discours national démocratique» qui voyait en la citoyenneté israélienne une citoyenneté «démocratisable», qui a cru au changement démocratique des institutions israéliennes, à la fin de l’exclusivisme juif, et à la possibilité d’instaurer un État de «citoyenneté à part entière». Ce discours là, présentait toutes ces illusions comme autant de possibilités de combattre effectivement le projet sioniste.

Ce point de vue a certes semé l’illusion d’une différence entre les diverses institutions d'Israël en affirmant que certaines méritent qu’on s’emploie à les démocratiser (pour y assurer une «représentation adéquate» des Palestiniens par exemple), et d’autres doivent être proscrites par les Palestiniens. Tous les courants politiques de l’intérieur ont adopté cette vision sans fournir d'explication logique aux différences entre le ministère du Logement et celui de la Sécurité intérieure, par exemple. Cette différenciation ne s’est pas non plus limitée au discours électoral, mais a aussi fait le socle de plusieurs campagnes politiques qui ont imprégné toute une génération, dont en particulier la jeunesse de la classe moyenne, celle qui est dans la proximité des espaces de l’action politique.

Le principe de l’«influence partout» (Influence Everywhere) crée une classification factice des institutions israéliennes: d’une part celles qui sont substantiellement racistes (telles que la sécurité, les affaires étrangères et l'immigration juive), et d’autre part, celles qui ne le sont pas, mais qui pratiquent des « politiques racistes » qu’on peut changer en exerçant une «influence» sur elles.

Prenons, par exemple, la campagne contre le «service civique» lancée au milieu des années 2000, et qui a été probablement la plus grande campagne politique de l’intérieur depuis des décennies. Elle a été menée contre la tentative israélienne d’enrôler des jeunes Palestiniens dans le service civique au sein des institutions gouvernementales comme les hôpitaux, les maisons de retraite, etc. L’alibi étant un juste « partage des devoirs » pour «compenser» le fait que les Palestiniens ne font pas de service militaire.

Rétrospectivement nous pouvons rappeler que cette campagne n’a pas été mener pour convaincre les gens du devoir de refuser l’intégration aux institutions israéliennes, comme principe général, mais pour montrer que « le service civique est le début d’une démarche pour nous enrôler dans l’armée israélienne ». Autrement dit, que le fait de travailler dans un hôpital israélien, au ministère du Tourisme, ou au sein l’Autorité israélienne de lutte contre les stupéfiants ne parait pas comme un danger en soi. Le problème est que tout cela peut nous conduire vers le chemin qui mène au service militaire proscrit.

De « la nécessité » à «la prise d’initiative»

Cet état révèle un changement conceptuel dans la politique palestinienne de l’intérieur. En examinant la relation des Palestiniens à Israël, nous constatons qu’un concept essentiel disparait en faveur d’un autre: le concept de la «relation indispensable à la vie», dont on s’accommodait, est en train de disparaitre pour que domine le principe de l’ «influence partout».

Depuis la Nakba, les relations entre Palestiniens et institutions israéliennes étaient régies par ce concept de «contrainte». Elles étaient souvent limitées à l'accès aux services sociaux et vitaux nécessaires à la vie humaine, mais qui sont contrôlés par la puissance occupante, chargée de les fournir. De l’acte de naissance au système de santé, en passant par la scolarité, l'eau, l'électricité, tous les aspects pratiques de a vie sont tous tributaires du pouvoir sioniste. Bref, dans les circonstances de l’après Nakba et du régime militaire, «la citoyenneté israélienne» était la seule possibilité pour que les gens puissent avoir des conditions de vie minimales. Pire encore, c’était le seul moyen pour eux, d’éviter éventuellement d’être déplacés comme leurs voisins et parents, de perdre leurs maisons et leurs terres, ce qui était un danger réel dans un horrible contexte d’expulsions permanentes, de lois de lutte contre les «infiltrés», qui avaient été utilisées pour déplacer la population, celles sur les «biens des absents» pour justifier la confiscation des maisons et des terres. La « citoyenneté » était, en fait, la seule possibilité d’exister.

Il convient de rappeler que l’élaboration conceptuelle de cette «relation-contrainte» dans le discours politique était indispensable à l’ouverture des Palestiniens de l’intérieur à leur peuple en Cisjordanie, dans la Bande de Gaza et au reste du monde arabe, ainsi que pour l’édification de ponts de confiance (après la propagation de la suspicion, de la haine et les accusations de trahison envers les Palestiniens de l’intérieur) et l’établissement de relations culturelles, politiques et sociales extrêmement importantes. Ces ponts avaient stimulé le sentiment nationaliste chez la classe moyenne émergente. Par ailleurs, la prise de conscience par les nouvelles élites du concept de «contrainte de vie» a donné l’élan à certains courants pour construire des institutions indépendantes et pour créer des associations et des cadres socioculturels, et même des services. Cependant, ce concept de «contrainte» est resté confiné dans un cadre culturel et identitaire limité, et n'a pas été traduit dans une approche politique visant à boycotter les institutions israéliennes et à construire des alternatives (sauf dans le cas de la partie nord du mouvement islamiste, réprimé par Israël, mais c’est un exemple que nous ne pouvons développer ici). Toujours est-il que la notion de «contrainte» ne semble pas devoir accompagner notre lexique politique à l’avenir.

Les membres de la classe moyenne ont ainsi pu recouvrer la «fierté de l’appartenance» à leur identité nationale, et ont tenu à traiter d’égal à égal avec les Juifs au sein des institutions israéliennes du secteur public ou privé, où ils étaient contraints de travailler. Ce désir de parité et de concurrence «dans la dignité» a donné lieu à une volonté de progresser et de gravir les échelons de ces institutions afin de prouver que le Palestinien est tout aussi « capable » que le Juif. Sauf qu’une telle volonté a fait que l’attitude du Palestinien à l'égard de l’institution est devenue plus efficiente et moins négative, plus proactive et moins réservée. Il a du coup multiplié les concessions quant à la distance, à la réticence qu’il avait à l’égard des institutions israéliennes. Le passage à «l'efficience» s’est construit sur le reniement de notre entendement historique traditionnelle de notre relation au pouvoir et son remplacement par une autre: Ainsi à la conception passive et contrainte, impliquant une inimitié implicite s’est substitué une conception positive, agissante qui aspire à l'intégration et inclut un désir de défi, mais aucune hostilité. D'une conception historique de cette relation, dont la règle était de refuser de traiter avec l'establishment israélien et l'exception était de le faire juste par nécessité de vie, nous sommes passés à une conception pragmatique et de profit qui ne tient pas compte du contexte historique dans lequel cette citoyenneté avait émergé, et s’intéresse uniquement à «son présent». Dans ce présent, être au sein des institutions devient donc la norme, alors que l’exception demeure l’armée et la diplomatie, qui heurtent directement notre identité culturelle et remue l’inimitié identitaire endormie. C’est ainsi que nous voyons désormais le discours d’incitation – le modèle de Hossam Hayek, par exemple – qui pousse l'individu à fournir des efforts pour s’éduquer et réussir professionnellement afin d’accéder à l’égalité, s’exporter désormais vers le domaine politique. Et de ce fait, Il incombera dorénavant à la victime de s’efforcer à réussir au sein des institutions du pouvoir, afin qu’elle ait de l’«influence», qu’elle obtienne une part infime des droits sociaux et qu’elle améliore ses conditions de vie.

Ce revirement s’apparente à un parachèvement conceptuel de la Nakba, car il détruit le concept originel de la citoyenneté contraine et vulnérable, née d’une défaite, et lui substitue un autre, de nature « active, proactive, forte, sophistiquée, pragmatique et profitable ». Celui-ci évince l'Arabe palestinien que cet adjectif accable du poids de la Nakba et du fardeau de la lutte pour l’identité nationale (illustré dans le tableau "Camel Bearings" de l'artiste palestinien Suleiman Mansour) et le remplace par un Arabe israélien avec ce que l’expression signifie comme acceptation historique de la réalité de cette citoyenneté et comme volonté de progresser au sein du régime tel qu'il est. D'une manière ou d'une autre, ils sont en train de «cultiver le désert» de notre haine fondamentale envers le colonialisme israélien.

Dans quel pouvoir israélien pouvons-nous nous intégrer?

La représentation politique palestinienne de l’intérieur est appelée à devenir celle de l’une ou l’autre parmi les identités israéliennes qui cherche à faire avancer ses intérêts. Cet énoncé lourd et triste nécessite d’être prudemment examinée : La carte politique d'Israël est aujourd'hui composée de partis déterminés par des identités ethniques et religieuses, et qui gèrent les rapports de ces identités à travers le parlement et la formation du gouvernement. Ainsi un seul parti représente les Juifs russes, un seul aussi pour les Juifs religieux de l'Est, et un parti pour les Juifs religieux ashkénazes ... et ainsi de suite. Cependant, jusqu'à présent, la représentation politique des Palestiniens diffère fondamentalement de celles des autres identités, car elle a été exclue et s’est sciemment exclue de cette carte politique en raison de son refus de principe de soutenir le gouvernement israélien ou de recommander à un parti d’y participer. On rappelle ici l'exception du second gouvernement Rabin qui avait signé l'accord d'Oslo, et avait obtenu le soutien des listes arabes qui croyaient à une réconciliation historique (et même, à l’époque, il s’agissait de ceux qui n’étaient pas dans la coalition). Cette période d’exclusion voulue représentait un pic dans l’isolement des Palestiniens de l'intérieur et un catalyseur pour lancer, plus tard, le courant national.

Autrement dit, la représentation palestinienne était fondamentalement dans l’opposition, rejetait toute velléité de participer à la coalition gouvernementale, entretenait l’hostilité tacite et déterminant sa distance par rapport au régime. Elle soulignait sa position en tant qu'opposition, même si elle prétendait parfois, être obligée d'entrer au Parlement pour organiser les Palestiniens, empêcher un vote en faveur des partis sionistes ou tenter de représenter la population pour des questions relatives à la vie au quotidien. Nous assistons désormais à un changement car cette représentation va vers la défense des intérêts d’une minorité au sein du régime (surtout qu'il s'agit d'un bloc unique, la «Liste Unifiée» dans laquelle les différences politiques se sont dissipées et, seule la représentativité identitaire reste un lien entre ses composantes). La représentation donc d’une minorité au sein du régime comme n’importe quelle autre représentation, motivée par la réalisation des intérêts et l’obtention d’une part des ressources. Les partis reproduisent la même expérience dans les municipalités de villes «mixtes» où des coalitions municipales se sont engagées en contre partie de budgets et de services ici et là.

Pour mieux expliquer le contexte, rappelons que la carte politique israélienne a pris sa forme actuelle après plusieurs changements économiques et sociaux intervenus depuis les années 1970 et qui ont mis fin à la domination du parti unique (Mapai) représentant de la « la génération des fondateurs » parmi les sionistes laïcs ashkénazes. Ces changements, liés à l’hostilité des groupes ethniques et religieux marginalisés à l’égard de la «génération de fondateurs», ont été générés par la tentation constante de briser l’hégémonie ashkénaze sur les institutions de l’État et le secteur public depuis 1948 (et même plus tôt), occultant les autres identités et les purgeant au service du projet colonial européen.

Comme ces communautés étaient alors les plus pauvres et les moins instruites, elles ont été les premières à être exploitées et poussées à affronter les Palestiniens, et par conséquent les plus porteuses du discours raciste. Cependant que la spoliation des terres et des maisons, l'expulsion de gens et l'économie de guerre, de destruction et des armes profitaient aux élites ashkénazes dans les principales villes et les kibboutz. Les Juifs d’Orient, les religieux et les Russes devaient eux se contenter des miettes.

C'est le processus qui a conduit à la «montée de la droite» en Israël et à la domination actuelle du parti du Likoud. A premier abord, les causes de cette montée apparaissent comme «un excès de racisme contre les Palestiniens», mais en fait, la haine des Palestiniens s’est nourrit directement de la rancœur ethnique et de classes contre la laïcité des Ashkénazes qui se disent « progressistes » et « démocratiques », et qui détiennent les clés de l’éducation, de l'économie et de la culture « raffinée ». Le moment historique charnière dans le rapport entre la haine des « Ashkénazes fondateurs » et la haine des Palestiniens a eu lieu quand un jeune juif yéménite ultrareligieux a «tué le père» ashkénaze - l'assassinat de Yitzhak Rabin à la suite de la signature des accords d'Oslo. La situation a alors chaviré : Des partis laïcs ashkénazes appelés « Gauche » ont perdu le pouvoir en Israël, pour donner place à des gouvernements successifs de « Droite».

Le nouveau rôle de la représentation politique palestinienne trouve sa place «naturelle» aux côtés de la «Gauche» israélienne qui se prétend «démocratique», même lorsque cette «Gauche» exalte en permanence son côté sanguinaire et glorifie les crimes de guerre. Les dirigeants palestiniens de l’intérieur apparaissent sur toutes les tribunes, à toute occasion pour parler de «vaincre la droite» et de former un bloc pour assurer le passage d’un «gouvernement de gauche». Dans la pratique, non seulement la représentation politique palestinienne est devenue un bloc sur la carte des relations identitaires israéliennes, mais ce bloc qu’elle forme, est désormais coincé entre deux camps principaux et, par conséquent, sa marge de manœuvre est très étroite.

Il s’agit là d’une situation troublante, dans laquelle le sort de l’élite ashkénaze séculière - les sionistes fondateurs - au pouvoir, devient lié au succès d’un bloc palestinien qui fait pencher la balance. En examinant les choses plus profondément, il apparait clair que ce que les dirigeants palestiniens de l’intérieur appellent «influence qui peut améliorer notre situation via un gouvernement de gauche, garant de la démocratie en Israël… », est en fait un appel à une alliance palestino-ashkénaze (l’expression a déjà été utilisée par le chercheur juif d’Orient, Itamar Toharlev) qui assurerait les intérêts des deux parties. Le sionisme séculier pourrait, en effet, être disposé à favoriser certains intérêts sociaux des Palestiniens et à intensifier leur intégration dans l'économie, afin de restaurer son contrôle historique sur les rouages du régime. Concrètement, le Palestinien devient un acteur politique qui peut assurer ses besoins vitaux selon sa capacité à aider le «sionisme traditionnel», à reprendre la place du dominant, plutôt que le «néo-sionisme». Cette « alliance » a déclenché une dialectique entre deux parties prenantes, par laquelle les partis israéliens « de gauche » évoluent vers une mise en avant des politiques d'intégration des Palestiniens (comme le montre la campagne électorale du Parti Travailliste), et, de son côté, la représentation politique palestinienne se transforme en réduisant la distance entre nous, Palestiniens, et le système colonial, comme si c’était une simple réalité non entachée de haine. On accepte donc toutes les conséquences de la Nakba, du déchirement du peuple palestinien, au morcèlement de son territoire, et jusqu’à la coupure définitive de notre avenir politique et social du peuple palestinien en Cisjordanie et à Gaza, des réfugiés, ainsi que du monde arabe. On peut cependant excepter les Palestiniens et les Arabes qui accourent pour se jeter dans les bras d’Israël et normaliser leurs relations avec lui, il s’agit bien entendu de dictatures, de lieux de corruption et de destruction pour leur peuple. Il va de soi également, que le mouvement politique palestinien reniera spontanément tout acteur radical palestinien contre le régime sioniste, renoncera à tous les moyens d’action politique populaire qui ramènera le force à la rue, et abandonnera complètement toute démarche visant à boycotter Israël et à mettre en place des alternatives nationales indépendantes. Ce mouvement se conformera aussi aux dispositifs du régime – Cour suprême, Parlement et coordination avec Gouvernement – pour réaliser des « intérêts » et non pas pour arracher des droits.

Un regard à partir du haut de l’abysse

Une question s’impose à nous: Un Palestinien de l'intérieur d'Israël peut-il devenir un partenaire du système israélien de répression qui opère dans toute la Palestine, dans le monde arabe et le monde entier? Les jeunes architectes palestiniens peuvent-ils se retrouver, aujourd'hui, dans des sociétés d'ingénierie qui planifient la construction de colonies, ou dans des ministères recensant les terres à exproprier? Les jeunes avocats se voient-ils en train d’essayer de décrocher un poste au bureau du procureur général israélien et devenir des juges auxquels on confie l'application des lois racistes? Les programmeurs et les ingénieurs sont-ils en train de développer des techniques de surveillance, de poursuite et de violence qu'Israël utilise et vend aux régimes répressifs du monde? Les comptables et les économistes palestiniens travaillent-ils dans des banques et des institutions en charge de l'économie israélienne et de son trésor, dont la plus grande part est consacrée à la guerre? Les académiciens produisent-ils des connaissances et les transmettent-ils à des universités liées par des contrats avec l'armée et les services de renseignement pour contribuer à toutes les activités pénétrantes de la propagande d'Israël? Un Palestinien peut-il devenir un membre actif d’un système de répression appelé Israël? La réponse est, malheureusement, oui, si cette dégradation n’est pas jugulée. Peut-on trouver une voix structurée et efficace capable d’appeler à cesser cette manœuvre ou même à créer un processus parallèle qui sauvera ce qui peut encore être sauvé ? La réponse: Aucune, ni structurée ni efficace, alors que ce sont deux qualités absolument salutaires.

Israël est une machine de guerre. Sa création - et non ses pratiques - est un crime en soi. Ses outils changent, mais l’Etat avance avec les mêmes principes coloniaux racistes afin de liquider l'existence politique palestinienne. On trouve dans la situation palestinienne et arabe actuelle la preuve que l’Etat israélien est aujourd’hui plus près de son but que jamais. Restent les aléas des changements dramatiques dans le monde arabe et en Palestine qui peuvent tout remettre en question. Restent également les espoirs innocents, ceux qui misent sur la bonté et la spontanéité innée des gens. Restent enfin les surprises que nous réservent les générations à venir, elles sont très importantes, mais ne peuvent suffire à elles seules.

Israël est une machine de guerre. Sa création - et non ses pratiques - est un crime en soi. Ses outils changent, mais il avance avec les mêmes principes coloniaux racistes afin de liquider l'existence politique palestinienne.

Ce qui est sûr c’est que la lueur qui brille habituellement au bout du tunnel n’est plus visible, car certains travaillent sans relâche à l’occulter en superposant des strates de rapports interdépendants et indissociables avec Israël, encore et encore plus nombreuses. La lueur est désormais enfouie dans une mine sans fond. Avons-nous creusé avec les bons outils? Est-ce le triomphe du pragmatisme ? Celui qui tient à l'identité nationale mais l’isole de la vie de l’Homme, de son travail, de son éducation et de ses pratiques, l'exemptant ainsi des questions morales sur où il travaille et au service de qui? Par ailleurs, est-ce que le radicalisme - celui qui croit encore que l'existence de cet État est indissociable de son colonialisme, que la chute du régime sioniste est une condition sine qua non pour que les peuples de la région accèdent à la liberté et à la dignité, et que la solution n’est nullement dans la participation active au système et à sa gestion, mais dans son épuisement jusqu’au dysfonctionnement et la chute, est-ce que ce radicalisme-là est encore capable de redécouvrir la lumière?

Traduit de l’Arabe par Saida Charfeddine
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 14-09-2019

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