Fin 2021, l’annonce du début de la négociation de la dette locale auprès de la bourse européenne Euroclear, l’une des principales sociétés internationales de compensation, chargée du règlement des opérations sur les actions, les obligations et dérivés financiers dans la zone euro et dans le monde (1) a provoqué un véritable tollé.
Dans la rue comme au sein de certains groupes de l’opposition, on craint en effet que l’Égypte ne tombe sous « occupation économique », en raison de mesures qui pourraient mettre en péril la souveraineté et la sécurité nationale du pays.
Tout a commencé en avril 2019 avec la signature entre le ministère des finances et la société européenne de services financiers Euroclear d’un « mémorandum d’entente » préliminaire au rattachement et à l’enregistrement des mécanismes de la dette locale de l’État, obligations et bons du Trésor, à la livre égyptienne. Après amendement de la loi no. 93 de l’année 2000 sur le dépôt et le registre central des valeurs mobilières, la Banque centrale égyptienne a créé une nouvelle société chargée de proposer la dette locale, « obligations et bons du Trésor », aux investisseurs étrangers par l’intermédiaire du mécanisme Euroclear. En mai 2021, le ministre des finances déclarait qu’à la fin de cette même année, la dette locale serait éligible à la compensation européenne et cédée aux investisseurs étrangers. Déclaration toutefois rapidement suivie par l’annonce d’un report de plusieurs mois.
UNE EXPLOSION DE LA DETTE
En décembre 2021, le parti de la Coalition populaire (opposition) a publié un communiqué rejetant les mesures prises par le gouvernement. On y lit :
Bien que la propagande gouvernementale cherche à faire croire que la situation ne présente pas de danger, on constate que le recours croissant à l’endettement a pris de graves proportions. La négociation de la dette interne de l’Égypte auprès de la bourse européenne Euroclear signifie l’intervention d’« investisseurs internationaux », qui ne font en réalité que spéculer sur la dette moyennant certaines garanties. Ce qui revient à hypothéquer les biens de l’État égyptien en échange de cette dette. La dette interne a atteint 4,8 trillions de livres [environ 242 billiards d’euros] et la dette extérieure 138 milliards de dollars [environ 130 milliards d’euros], le total de la dette publique avoisinant ainsi 7 trillions de livres [environ 353 billiards d’euros], soit plus de 100 % du PIB, contrairement à ce que prétend le gouvernement.
Selon la documentation officielle, la dette extérieure a augmenté de 360 % en 38 ans, passant de 21 milliards de dollars (environ 19,92 milliards d’euros) en 1981 à 145,5 milliards de dollars (138 milliards d’euros) à la fin du mois de décembre 2021. Tandis que la dette interne s’est envolée de 1 324 % en 18 ans, passant de 15,8 milliards de dollars (14,98 milliards d’euros) en 2001 à 226 milliards de dollars (214 milliards d’euros) en 2019. Des chiffres qui donnent une idée de l’ampleur de l’endettement du pays par les régimes successifs.
MOUBARAK L’INSTIGATEUR
Le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi n’est pas le premier à entreprendre de troquer les biens publics du pays contre la dette. Déjà en 1991, du temps de l’ancien président Hosni Moubarak, se pliant aux exigences du FMI, le gouvernement avait adopté la loi 203 qui établissait une liste de 314 entreprises publiques privatisables. Cette privatisation s’était déroulée de diverses manières : 26 % des sociétés avaient été vendues à une association d’actionnaires salariés, 28 % introduites en bourse, 24 % placées en liquidation avec vente des biens et 22 % cédées aux investisseurs. Puis en 2008, le ministre de l’investissement Mahmoud Mohieddine et Gamal Moubarak, fils du président déchu et alors vice-président du Parti national démocratique (PND) au pouvoir, avaient publié un projet de loi sur l’administration des biens publics prévoyant la mise en œuvre de la « privatisation par coupons », avec distribution d’actions gratuites à 40 millions d’Égyptiens dans 86 entreprises publiques privatisables, sur un total de 153 sociétés (2).
Dans l’un de ses rapports, l’ONG locale Land Center for Human Rights (LCHR) révèle l’ampleur de la corruption qui a accompagné le processus de privatisation entre 1991 et 2008. Ainsi, 623 entreprises auraient été cédées pour 23 milliards de livres (1,15 milliard d’euros), alors que les chiffres officiels font état de 412 ventes ayant rapporté 320 milliards de livres (16,11 milliards d’euros). Lors de la session parlementaire de 2006, certains députés s’étaient interrogés sur l’absence de quelque 13 milliards de livres (654 millions d’euros) de recettes de la privatisation dans les comptes du gouvernement.
Grâce à la révolution du 25 janvier 2011, le tribunal administratif a annulé des contrats de privatisation de plusieurs entreprises du secteur public, à commencer par la société Omar Effendi en mai 2011 (3). Ces efforts ont été cependant réduits à néant par le pouvoir actuel, et le spectre de la privatisation a ressurgi, plus inquiétant que jamais.
CARTE BLANCHE DE SISSI POUR UN FONDS SOUVERAIN
C’est en 2018 qu’a été promulguée la loi portant création du fonds souverain d’Égypte sous l’appellation « Fonds d’Égypte », avec un capital de 200 milliards de livres (10,06 milliards d’euros) et un portefeuille d’investissement de quelque 12 milliards de livres (604 millions d’euros). Depuis sa fondation, cette entité a bénéficié du transfert de biens et de terrains d’une valeur de 30 milliards de livres (1,51 milliard d’euros). Les quatre fonds secondaires qui en sont issus sont dotés d’un capital de 120 milliards de livres (6,04 milliards d’euros). La loi donne au chef de l’État le pouvoir de transférer au Fonds la propriété des biens publics, exploités ou non exploités, de vendre, d’acheter, de louer ces biens et d’en jouir. Par suite de l’amendement 197 apporté en 2020, le Fonds d’Égypte est devenu le fonds souverain d’Égypte pour l’investissement et le développement. Celui-ci a rapidement absorbé un grand nombre d’actifs et de terres appartenant à l’État, dont 126 sociétés mères et filiales (dépendant du ministère du secteur public des affaires). Il a aussi absorbé de nombreux terrains, notamment celui du PND dissous, situé sur la corniche du Nil et donnant sur la place Tahrir, ceux du Secrétariat général du ministère de l’intérieur, l’annexe de l’Institut médical Nasser donnant sur le Nil, le Complexe Tahrir au cœur de la capitale, etc. Selon l’Institute of Sovereign Wealth Funds, le Fonds égyptien a ainsi accumulé des biens d’une valeur de 11,9 milliards de dollars (11,27 milliards d’euros), et il occupe le 41e rang mondial dans le classement du G Fund World, spécialisé dans l’analyse des investissements.
Un nouvel amendement de la loi stipule désormais que « le recours contre la décision du président de la République de transférer la propriété d’un bien, ou contre les mesures prises sur la base de cette décision est le fait de la partie possédante ou du fonds auquel a été transférée la propriété de ce bien, à l’exclusion de toute autre partie ». Alors qu’à la fin de l’ère Moubarak, des entités et des individus issus de la société civile pouvaient porter plainte contre la privatisation, le droit de contester les opérations du Fonds est désormais restreint à deux parties : celle du propriétaire du bien et celle à laquelle celui-ci est transféré. Ces amendements ont été adoptés en novembre 2019, alors que Sissi et Mohamed Ben Zayed, désormais président des Émirats arabes unis (EAU), venaient de lancer la Plate-forme commune d’investissement stratégique, dotée de 20 milliards de dollars (18,94 milliards d’euros), répartis à égalité entre l’Abu Dhabi Developmental Holding et le Fonds souverain d’Égypte.
LES ÉMIRATIS FONT LEUR ENTRÉE EN BOURSE
Quelques mois auparavant, la Commission de recensement des biens non exploités de l’État avait publié son bilan concernant la liste des actifs appartenant aux organismes, aux ministères et aux gouvernorats. En tout, 3 692 biens ont ainsi été répertoriés, dont 3 273 dans 24 gouvernorats et 5 ministères. La Commission s’est surtout intéressée aux biens devant faire l’objet soit d’une vente directe, soit d’une introduction en bourse, soit d’un changement de destination. Selon l’article 6 de la loi relative au Fonds souverain, le président de la République a le droit de transférer au Fonds ou à l’une de ses émanations la propriété de tout bien de l’État non exploité et pleinement détenu par le Fonds sur proposition du premier ministre et du ministre concerné, les biens exploités étant assimilés aux biens non exploités avec, en supplément, l’accord du ministre des finances et le concours du ministre concerné.
Ce qui signifie que la propriété et la gestion de la totalité des biens égyptiens seront transférées progressivement au Fonds souverain, qui a déjà commencé à mettre certains de ces biens en vente afin soit de solder la dette, soit de la convertir. Le directeur général du Fonds souverain d’Égypte a fait savoir en effet que l’État était déterminé à vendre certains de ses actifs pour régler une partie de la dette. En juin 2020, il avait exprimé clairement sa ferme volonté d’investir notamment dans des zones historiques, telle que le centre-ville du Caire (la vieille ville et la ville khédiviale), en commençant par les bâtiments qui dominent la place Tahrir, centre névralgique de la révolution.
En mars 2022, la Bourse égyptienne a indiqué que le Fonds souverain émirati avait signé un marché de 2 milliards de dollars (1,89 milliard d’euros), par lequel il devenait acquéreur des parts détenues par l’État dans cinq sociétés cotées en bourse : la Commercial International Bank (CIB), la société Fawry, Abu Qir Fertilizers, Alexandria Container Handling, et Misr Fertlizers Production Company (MOPCO). Cette annonce a fait l’effet d’un électrochoc pour la population, d’autant que l’affaire a été conclue à l’issue de la visite de Mohamed Ben Zayed qui avait rencontré le président Sissi et le premier ministre israélien Naftali Bennett lors d’un sommet tripartite à Charm El-Cheikh le 22 mars.
Il ne s’agit pas là d’une première pour les Émirats : déjà en février 2022, la Bourse égyptienne signalait que la First Abu Dhabi Bank avait fait une offre de 1,2 milliard de dollars (1,13 milliard d’euros) pour obtenir une part majoritaire de 51 % dans le capital de l’Egyptian Financial Group Hermes. L’année précédente, les EAU avaient également racheté l’Amoun Pharmaceutical Company et la société agroalimentaire Atyab.
QUAND L’ÉCONOMIE DE L’ARMÉE EST TOUCHÉE
En novembre 2019, le président égyptien avait souligné la nécessité d’attirer les investisseurs, en proposant en bourse des sociétés dont l’armée était actionnaire, ainsi que des entreprises du secteur public. Il est revenu à la charge en avril 2022 pendant l’iftar (repas de rupture du jeûne pendant le ramadan) que la présidence a organisé, pour demander au gouvernement d’inscrire en bourse des sociétés appartenant à l’armée avant la fin de l’année en cours. Une décision spectaculaire dans un pays où l’économie de l’armée constitue depuis toujours un sujet tabou. La loi interdit en effet de rendre publics les détails du budget militaire, et aucun gouvernement n’a jamais fait de révélations à ce sujet.
Sous le régime actuel, l’armée est devenue propriétaire d’importantes industries et, face à la défaillance des institutions civiles, elle devient de plus en plus souvent un recours lors des crises économiques. Les militaires ont donc vu leur activité économique considérablement renforcée, avec une soixantaine de sociétés opérant dans 19 industries sur les 24 inscrites au classement local, a indiqué récemment la Banque mondiale. Après les sociétés Wataniya Petroleum et SAFI (Société nationale de production et de mise en bouteille d’eaux minérales et d’huiles végétales) appartenant au service national des forces armées, trois autres entreprises de l’armée devraient être inscrites en bourse, selon le ministère du plan. Entre-temps, les déclarations du président du Fonds souverain confirment l’existence d’un programme prioritaire en vue de céder une dizaine de sociétés détenues à 100 % par l’armée.
Le conflit russo-ukrainien a naturellement affecté le secteur des investissements en Égypte : pas moins de 20 milliards de dollars (18,94 milliards d’euros) ont quitté le marché national et, selon la Banque centrale, les réserves monétaires ont baissé de 3 milliards de livres (151 millions d’euros) en un mois. Le coût de l’impact direct de la guerre sur les caisses du pays est estimé à environ 130 milliards de livres (6,54 milliards d’euros), a indiqué le premier ministre dans une déclaration faite le 16 mai 2022. Lors de cette intervention, Mostafa Madbouli a également annoncé l’intégration de sept ports dans une société unique qui sera introduite en bourse, de même que plusieurs hôtels appartenant à l’État, ainsi que des projets dans le secteur des transports. Il s’agit d’amener le secteur privé à réaliser 65 % du total des investissements intérieurs au cours des quatre années à venir. L’objectif est de lever 40 milliards de dollars (37,88 milliards d’euros) grâce à la cession des biens publics, à raison de 10 milliards de dollars (9,47 milliards d’euros) par an. L’État devrait prochainement présenter une feuille de route concernant les entreprises économiques qui seront cédées exclusivement aux investisseurs privés, a conclu le premier ministre sans autres détails.
Devant de telles annonces, la population craint pour l’indépendance du pays. Les autorités semblent en effet bien déterminées à organiser un transfert de propriété des biens publics aux fonds souverains du Golfe, avec des accords manifestement conclus à l’avance. Ainsi, avant que le premier ministre n’annonce l’introduction des ports en bourse, le groupe Abu Dhabi Ports avait déjà fait part, en novembre 2021, de son intention d’investir sérieusement dans les ports égyptiens. Mais alors que la Constitution stipulait auparavant que la propriété publique est sacrée et inviolable et que tout citoyen a le devoir de la protéger, les amendements apportés en 2014 ont supprimé toute mention du rôle des citoyens dans la protection des biens publics. Les Égyptiens se retrouvent donc privés de toute possibilité de donner leur opinion sur la vente des propriétés…, et bien sûr d’exprimer leur colère.
Initialement publié en arabe par Assafir Al-Arabi, cet article a été gracieusement traduit et publié en français par Orient XX
1- Fin 2019, un ensemble d’actifs d’une valeur de 31,4 trillions d’euros sont passés sous sa tutelle, incluant notamment des biens appartenant aux États argentin et grec.
2- La politique du secteur public remonte au régime du président Gamal Abdel Nasser qui prit le pouvoir avec les « officiers libres » le 23 juillet 1952. Jusqu’à l’époque du président Hosni Moubarak, ces biens et sociétés représentaient environ 40 % du total du PIB de l’Égypte.
3- NDLR. Il s’agit de la chaîne de magasins la plus ancienne et la plus connue en Égypte.