Comment réaliser le changement, et autres questions inquiètes

Aux tactiques de désespérance et à la volonté d’humilier qui sont au cœur du plan adopté par les régimes en place pour soumettre les sociétés, les mouvements de révolte ont répondu en plaçant l’exigence de ‘’dignité’’ sur le même plan que l’exigence de pain et de liberté. Des slogans qui, en 2011 comme en 2019, traduisaient l’horizon que cherchent à atteindre ces soulèvements, face à l’absence de perspectives imposée par des régimes qui veulent voir les gens se résigner à leur misérable sort.
Une autre logique préside à ces soulèvements, une logique indépendante de l’organisation sociale actuelle et des systèmes de pouvoir en place.
2020-11-24

Nahla Chahal

Professeure de sociologie politique, redactrice en chef de «Assafir Al Arabi»


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Samia Halaby - Palestine

2019 : retour de la rébellion et des protestations dans la région arabe, quelques années seulement après la grande explosion de 2011 qui a fait tomber plusieurs grosses têtes, alors que celles-ci, se croyant éternelles, préparaient leurs enfants à leur succession.

2019 dans quatre pays : Soudan, Irak, Algérie et Liban, malgré la répression féroce qui a suivi le grand mouvement de 2011, et qui continue jusqu’à aujourd’hui. Pris de panique, les dirigeants de 2011 - ou les clones qui leur ont succédé – tentent de maitriser la situation, mus par une volonté acharnée d’extirper des cœurs toute tentation de révolte : ainsi, en Egypte, les représailles s’exercent de façon impitoyable. En Syrie, les morts se comptent par centaines de milliers tandis que la moitié de la population a été forcée au déplacement, que la plupart des villes sont totalement dévastées et que le pays se retrouve livré aux interventions étrangères de toutes sortes… Et dans la région, nombreux sont les régimes qui n’hésitent pas à rappeler ces horreurs pour faire peur aux populations et justifier leurs appels à la soumission. Sans succès !

2019, donc. La pandémie du Corona qui s’est propagée quelques mois après le déclenchement des nouvelles révoltes a contribué à rogner le dynamisme de celles-ci. Mais, entretemps, le régime soudanais a tout de même été contraint de sacrifier « sa tête », et en Algérie de même, tandis qu’en Irak, les autorités se sont avérées incapables de contrôler la situation et de gouverner. Quant au pouvoir libanais, qui a fait l’objet d’une condamnation populaire unanime, il s’est réfugié dans le silence et a déclaré forfait. Les soulèvements de 2011 et 2019 ne sont évidemment pas des exceptions dans ces sociétés, qui avaient déjà connu divers épisodes insurrectionnels plus ou moins graves.

Les soulèvements de 2011 et 2019 n’étaient pas seulement, ni même d’abord, des émeutes de la faim. Certes, la paupérisation s’est considérablement aggravée, révélant au grand jour le pillage organisé des ressources : ce n’est plus du vol mais de la prédation, assortie d’une incompétence ahurissante. Il est vrai aussi que la répression s’est exercée de multiples façons : assassinats, arrestations massives - avec beaucoup de mises en détention arbitraires -, blocage des organes de médiation officiels ou civils, férocité du pouvoir exécutif et des instances sur lesquelles il s’appuie (en particulier les différents appareils militaires et sécuritaires). Mais les tactiques de désespérance et la volonté d’humilier restent au cœur des plans de soumission, et les mouvements de révolte y ont répondu en plaçant l’exigence de ‘’dignité’’ sur le même plan que l’exigence de pain et de liberté. Des slogans qui, en 2011 comme en 2019, exprimaient les aspirations des manifestants face à l’absence de perspectives imposée par des régimes qui veulent voir les gens se résigner à leur misérable sort.

C’est donc là-dessus que reposent les exigences des mouvements de 2019 : un « pays » pour les Irakiens, un pouvoir civil contre une armée toute-puissante pour les Algériens, et des revendications tout aussi globales pour les Soudanais et les Libanais.

Pourtant, en dépit du caractère remarquable de ces soulèvements et de leurs accomplissements, un vrai problème demeure : comment donc opérer le changement ?

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La stérilité d’un processus ‘’démocratique’’ qui consiste uniquement à tenir à intervalles réguliers des élections entachées de trucage et de falsifications en tous genres n’est plus à démontrer. Ce processus ne permet même pas de refléter la diversité des courants qui traversent la société. Il s’exerce de façon défigurée, négligeant les aspects fondamentaux de la démocratie, tels que l’existence d’une opinion publique constituée pouvant s’exprimer à travers des cadres, des organisations et des médias indépendants et libres. Mais les régimes sont de toute façon structurés de telle manière que ce niveau de ‘’démocratie’’ n’est jamais atteint décisif.Par ailleurs, ce qui est apparu de façon concrète a été l’incapacité de ces mouvements sociaux – en dépit de leur ampleur, de leur persévérance, et même lorsqu’ils portaient des revendications précises - à réaliser leurs objectifs. Dans le meilleur des cas, lorsque la répression massive a échoué à endiguer les révoltes, il arrive que les autorités finissent par répondre aux revendications en lâchant quelques ‘’mesurettes’’. Mais cela n’arrive que rarement, et il faut que le pouvoir se retrouve vraiment au pied du mur.

Réaliser le changement semble donc une opération extrêmement difficile, voire impossible. Les mécanismes qui permettraient de surmonter cette difficulté sont inexistants. En Irak, par exemple, les citoyens se sont inlassablement regroupés sur toutes les places publiques du pays, bravant les tirs meurtriers de balles et de grenades. Plus de 700 manifestants sont morts et quelque 25 000 autres ont été blessés, des dizaines de personnes ont été assassinées au cours d’opérations spéciales, tandis que d’autres ont été enlevées ou sont portées disparues. Et tout cela n’a fait que révéler l’incapacité du pouvoir à gouverner. Quant aux revendications, qu’il s’agisse du problème du chômage des jeunes ou de la fourniture d’électricité, le pouvoir n’était pas en mesure de les satisfaire sans que cela se retourne contre lui, d’une façon ou d’une autre. La panne est donc globale, et structurelle. On a encore et toujours affaire à une ‘’autorité’’ au sens strict du terme, qui s’acharne férocement, tandis que « l’Etat » dans sa définition prétendument moderne, est absent.

Tous les soulèvements actuels ont mis en évidence les évolutions marquantes intervenues dans nos sociétés : forte présence des femmes dans la sphère publique, où elles jouent désormais un rôle de premier plan, écroulement de l’autorité des ‘’sacralités’’ instrumentalisées en politique, et condamnation sans appel de cette exploitation, rétrécissement du fossé générationnel…

C’est donc ‘’une autre logique’’ qui préside à ces soulèvements, une logique indépendante de l’organisation sociale actuelle et des systèmes de pouvoir en place. En ce sens, on peut parler de ‘’rupture’’ dans les cas de l’Irak, de l’Algérie et du Liban. Tandis qu’au Soudan, le soulèvement a débouché sur un compromis pragmatique : la ‘’période de transition’’, durant laquelle les auteurs du putsch contre al-Bachir - qui ont pour eux la force de l’appareil militaire, leur toute-puissance et leurs liens avec des puissances régionales et mondiales et sont prêts à tous les compromis pour préserver leur autorité et leurs énormes privilèges - partagent le pouvoir avec les représentants du soulèvement populaire, c’est-à-dire ‘’les forces pour la liberté et le changement’’. Un partage qui ne se fait pas sans difficulté et est toujours l’objet d’âpres discussions.

Quelle est donc la solution ? Homi Bhabha (1) appelait à passer de l’attente fataliste de la délivrance au lent processus d’accumulation, à ‘’la résistance productive’’ (selon son expression), considérant que les lieux de la culture sont essentiels dans ce processus. Peut-être cela seul ne suffit-il plus, avec toute cette misère à laquelle sont réduits les peuples, et la prédation exercée par des groupes dominants totalement indifférents au sort de leurs sociétés. La rupture est profonde et totale. La pratique politique, c’est-à-dire l’échange entre le pouvoir et la société, est désormais réduite à son plus bas niveau : répression pure et simple ou bien mépris, négligence et indifférence. Et, dans tous les cas, continue cette obstination à faire les choix économiques, sociaux et politiques les plus désastreux. Les instruments de protestation habituels ont aujourd’hui perdu leur efficacité : même forts, même porteurs de programmes et de consensus, ni les rassemblements, ni les manifestations, ni les grèves ne permettent d’impulser un quelconque changement dans les plans des autorités, ou d’amener celles-ci à négocier et à chercher des solutions (et cela vaut aussi bien pour les pays arabes que pour le reste du monde !). Tandis que les soulèvements armés semblent tout aussi impuissants et représentent même une menace de destruction totale, car lorsqu’elles le jugent nécessaire, les autorités n’hésitent pas à user contre leurs sociétés de tous les instruments de répression dont elles disposent. Alors, encore une fois, que faire ?

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Les sept articles parus dans Assafir Al-Arabi traitent de ces problématiques. Ils passent en revue les faits survenus au cours des mouvements de 2019 en Irak, au Soudan, en Algérie et au Liban, et en analysent les implications, les singularités et les résultats obtenus jusqu’à présent. Ces textes seront rassemblés dans un premier fascicule sous le titre « 2019 : des soulèvements aux résultats mutilés ». Suivront d’autres articles consacrés au bouillonnement créatif apparu dans différents domaines durant ces révoltes. Un jaillissement que les pouvoirs n’ont pu éclipser, et dont ils n’ont pu empêcher la genèse : ce souffle d’une vitalité prodigieuse, c’est la vie même !

Traduit de l'arabe par Brigitte Trégaro

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1- intellectuel anglo-indien, l’un des meilleurs théoriciens du post-colonialisme, auteur notamment de « Les lieux de la culture », traduit en arabe par Thaer Dib, Publications du Centre culturel arabe 2006.


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