Il est difficile d’imaginer plus « réussi » que le mouvement populaire qui a lieu au Soudan et dont les caractéristiques sont véritablement exceptionnelles : la participation de toutes les catégories sociales y compris les plus aisées - et parfois même les enfants de responsables -, son élargissement à toutes les régions du pays, la présence remarquée des femmes qui sont le cœur battant de toute société, sa durabilité alors qu’il entame un sixième mois, sa structure claire, ses slogans et la progression de ses tactiques.
Le cadre essentiel de ce mouvement est représenté par « les forces pour la liberté et le changement », une coalition large au centre de laquelle se trouve le « rassemblement des professionnels », sorte de syndicats parallèles né après la dissolution par le pouvoir des syndicats historiques.
Le mouvement a débuté le 19 décembre 2018, en réponse à des donnes qui ont affecté la vie des gens et leur existence : l’annonce par le général Omar Al Bachir – arrivé au pouvoir par un coup d’Etat il y a 30 ans - qu’il allait se présenter pour un nouveau mandat (contrairement à ce que stipule la constitution placée par lui-même, qui limite la présidence à 2 mandats), l’augmentation des prix du pain et de l’essence (multipliés par trois !), la corruption et le pillage exercés par les bandes mafieuses au pouvoir, l’intention d’espionner la situation financière des gens à travers le tarissement des liquidités et la limitation des transactions aux cartes bancaires…
Ce qui a débuté comme protestations sociales, avec juste le slogan « dégage, c’est tout ! » adressé au président, est vite devenu l’exigence d’une « autorité civile », après le coup d’état militaire sur al Bachir le 11 avril - qui ressemble en fait à ce que l’on pourrait qualifier de « sacrifice de la tête » pour sauver le pouvoir lui-même. Par ailleurs, il semblerait que Al Bachir ait eu un accès de folie lors des manifestations et au début du sit-in le 6 avril devant le ministère de la défense et le palais présidentiel, et qu’il ait demandé aux forces armées d’attaquer les civils pacifiques et d’en tuer la moitié s’il le faut pour rompre l’exaltation du mouvement… Devenant ainsi un danger pour lui-même et pour ses amis!
Al Bachir est habitué aux massacres, il ne les craint pas tout comme Salah Gosh, homme fort du régime et ancien chef de la sécurité qui a « démissionné » au même moment, et dont l’arrestation a été annoncée alors qu’il semblerait qu’il ait été envoyé secrètement vers des pays alliés pour trouver une solution à la situation actuelle. De même pour le général surnommé « Hamidti», chef des « forces de soutien rapide » (nommées « janjawides » et dont la réputation est effrayante), une milice « officielle » plus lourdement armée que l’armée.
Hamiditi était le général adjoint de Abdel Fattah al-Burhan au Darfour où ils ont, tous les deux, participé à l’extermination de la population pour la « soumettre ». Le général Al-Burhan est actuellement le chef de la junte militaire au pouvoir depuis le 11 avril 2019. Il a annoncé vouloir conserver cette configuration durant les trois années transitoires, en acceptant que quelques civils participent au « Conseil souverain » qui restera présidé par les militaires!
Même si l’on tente de faire abstraction de la période du mandat du « Conseil suprême des forces armées » en Egypte après la destitution de Moubarak en février 2011, et que l’on tente d’éviter de poser des comparaisons forcément erronées, il faut bien admettre que les méthodes de fourberies et d’endiguements employées durant cette période s’imposent ici à la mémoire ou à la conscience. Ces méthodes qui montraient des signes d’humilité devant la volonté populaire, et de respect pour la « révolution légitime » (jusqu’à faire le salut militaire à la foule place Tahrir), ont finalement mené à la présidence de al-Sissi et à l’horreur de ce qui se passe aujourd’hui en Egypte, après l’espoir provoqué par le soulèvement de 2011… et la peur qu’il avait insufflé dans le cœur des détenteurs du pouvoir en Egypte et partout ailleurs!
Le Soudan est un pays vaste aux environnements climatiques très diversifiés qui possède un potentiel économique énorme et non-exploité. Le texte qui traite du Soudan dans le dossier sur «la question de la terre » qu’a produit Assafir Al-Arabi, dit que, même après la sécession du Sud-Soudan, 40% de l’ensemble des terres fertiles de toute la région arabe se trouvent au nord Soudan, mais sont majoritairement négligées. Sur les 170 million d’hectares cultivables dans ce pays, seulement le tiers - soit 40 million d’hectares - est utilisé, que ce soit dans l’agriculture pluviale ou irriguée… Et ceci n’est un exemple parmi d’autres ! La population du pays ne dépasse pas les 40 million d’habitants, et la majorité a faim. 40% des enfants soudanais de moins de 10 ans sont déscolarisés du fait de la pauvreté extrême de leurs parents.
A travers l’histoire, les soudanais ont développé une culture pacifique et de coexistence sans laquelle le pays n’aurait pas perduré (jusqu’à l’arrivée au pouvoir de cette bande porteuse d’un programme « d’islamisation » forcée, conforme à ses propres idées).
Il est vrai que la majorité des soudanais adhère à l’islam (95%), cependant, ici plus qu’ailleurs, il s’agit d’un islam diversifié, dominé par le soufisme et dans lequel se mélangent des traditions et pratiques arabes et africaines. Certes, la langue principale est l’arabe (environ 70% des habitants) mais il s’agit là également d’un arabe divers, avec des dialectes adaptés à l’héritage des 570 ethnies qui vivent dans le pays, sans parler des nombreuses appartenances tribales et régionales. Il y a, par exemple, les nubiens et les fours (habitants de Darfour) qui ne sont pas arabes, et le Sud Soudan non-arabe et majoritairement non-musulman, qui a été encouragé à faire scission du reste du pays (avec l’appui officiel de Washington et des évangélistes sionistes) après que sa soumission par la force brute se soit avérée impossible… Cette sécession « consentie et démocratique » (suite à un référendum) était en fait un véritable fléau pour tout le Soudan, celui du nord comme celui du sud… Il y aurait eu, sans doute, des choix satisfaisants et rationnels autres que les massacres, les guerres, ou le renoncement et le divorce… Mais la haine et la bêtise se nourrissent d’elles-mêmes et les différents partis réfléchissent souvent trop tard aux décisions qu’ils adoptent. L’imagination politique fait alors défaut et le concept d’intérêt général ne sert plus de boussole.
Pour couronner la complexité du paysage soudanais, il y a dans le pays une culture politique moderne bien établie, des partis et des syndicats puissants (ou qui l’étaient), des gens instruits qui atteignent les plus hauts postes dans diverses institutions mondiales du fait de leur aptitudes… mais également une grande propagation d’armes et une expérience du combat acquise durant les années de conflits répétés et divers qu’a vécu le pays durant son histoire récente.
Quel pourrait bien être l’aboutissement de « tout cela », de toutes ces circonstances et données immédiates?
Le rassemblement des « forces pour la liberté et le changement » annonce qu’il va passer à la grève générale et à la désobéissance civile si le Conseil militaire transitoire ne répond pas favorablement aux demandes faites durant les dernières négociations, soit : qu’il y ait, au sein du Conseil souverain à créer, autant de membres civils que de militaires, et que la présidence soit alternée entre les deux. Cette proposition est une grande concession, car la majorité des mouvements mobilisés réclame que le pouvoir soit entièrement remis aux civils et qu’un terme définitif soit mis au régime militaire. Les généraux, quant à eux, affirment leur volonté de conserver la majorité et menacent de commencer à réprimer le « désordre ». Ils sont supportés par l’Arabie Saoudite et les Emirats (qui ont des intérêts économiques dans le pays, en plus de leurs rêves « impériaux » !) et par l’Egypte qui est véritablement effrayée par ce qu’il se passe chez son voisin du Sud et adopte, publiquement du moins, une attitude de « réserve » et de non-ingérence, se contentant de prodiguer des conseils d’experts dans l’ombre. Par ailleurs, les prises de positions occidentales posent question et, particulièrement, celles des Etats-Unis et de l’Angleterre (ancien colonisateur du pays) qui font preuve de sympathie envers les revendications des civils et montrent des signes de solidarité avec les manifestants, alors que cela ne ressemble pas à leurs comportements dans le reste de la planète et ne s’aligne pas avec la réalité de leurs relations avec les généraux (tels que Salah Gosh, l’homme de Washington qu’elle avait d’abord désigné, en toute « naïveté », comme candidat pour succéder à Al-Bachir, en omettant complètement les soudanais).
La bande au pouvoir a des intérêts énormes dans le pays, acquis au fil des années. Il existe des contradictions, des rivalités et des concurrences entre les différents appareils de l’Etat… Et, en plus de tout cela, une peur réelle de devoir rendre des comptes, que ce soit à un niveau national ou, pire, devant la Cour pénale internationale. Car, si cela devait arriver, les jugements seraient lourds, Puisque ces gens sont des tueurs et des pilleurs!
Ce qu’a réalisé la coalition des « forces pour la liberté et le changement » (bien que ce cadre englobe des courants multiples qui se sont, parfois, opposés) semble incroyable de par son attachement au caractère pacifique du mouvement comme condition suprême à chaque étape de cette longue mobilisation. Tout comme le recours aux négociations est une décision pleine de sagesse qui rappelle ce qu’avait fait une autre force pour la liberté et le changement – peu importe son « nom » – en Espagne (1975 – 1977) au moment du décès de Franco, et le rôle de négociation que cette force avait joué, parvenant à « convaincre » le roi de rétablir la vie démocratique et civile dans le pays (sans doute en échange de son maintien sur le trône, et contre l’acceptation de « clore le chapitre » du passé sans renoncer aux principes fondamentaux). Au Portugal (1974 – 1976), « la révolution des œillets » s’est débarrassée du gouvernement du général Spinola grâce aux immenses luttes non-violentes menées par les ouvriers et les paysans, occupant leurs usines et les terres sur lesquels ils travaillaient, en pleine crise économique du pays, mais aussi grâce au rôle joué par les petits officiers qui ont placé des fleurs d’œillet dans les canons de leurs fusils ou ont accepté que les gens le fassent.
En espérant que les choses se terminent au Soudan comme dans ces exemples! Parce que, si cela échouait, ce serait un sombre présage pour les soudanais, mais cela aurait également une signification très importante et gravissime : l’impossibilité d’un changement pacifique dans nos pays.
Qu’il réalise ses objectifs ou non, ce mouvement aux caractéristiques exemplaires aura un impact historique sur notre région.
Traduit de l’Arabe par Fourate Chahal Rekaby.
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 24 Mai 2019.