Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
En août 2014, des centaines d’acteurs culturels et de spectateurs se sont rassemblés autour d'une grande scène en bois, installée dans un jardin occupant la cour d’honneur du palais présidentiel d'Abdine, au cœur de la capitale égyptienne. Dans cet espace ouvert, des banderoles en soutien à Gaza ont été brandies, tandis que d’autres exigeaient la libération des prisonniers politiques. L’audience était pleinement consciente qu’il s’agissait très probablement de la dernière fois que le pouvoir en place autoriserait la tenue du festival des arts de la rue El-Fann Medan. Selon Ayman Helmy, musicien, activiste culturel et cofondateur du festival, « El Fann Medan est l'un des acquis de la révolution et une belle victoire dans l'une de ses batailles clés : la conquête de l'espace public».

La révolution de janvier 2011 a favorisé l’émergence de différentes expressions artistiques, telles que le graffiti[1], comme en témoigne la rue Mohamed Mahmoud, située près de la place Tahrir. Cependant, ces espaces d’expression se sont progressivement refermés après la publication, en 2014, des règlements d'application de la nouvelle « loi sur les manifestations ». La rue, en tant qu'espace public ouvert à l'expression artistique et culturelle libre, s’est alors considérablement rétrécie.
Interview avec Ayman Helmy, musicien et activiste culturel
Avec l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah Al-Sissi en 2014, et malgré les promesses de son programme électoral -telles que la promotion de la culture, la préservation du patrimoine et des sites archéologiques- les mesures qui ont suivi ont contredit de manière flagrante les articles de la constitution égyptienne établissant des principes fondamentaux en faveur de la culture, de la liberté de création et de la circulation de l'information. Tous ces espaces se sont réduits comme une peau de chagrin sous l’effet des arrestations arbitraires visant toute personne qui s’exprimait librement. La scène culturelle est la cible de décisions officielles répressives depuis 2016 : des librairies et des espaces culturels du Caire ont été contraints de fermer leurs portes, des livres ont été confisqués, des écrivains et des éditeurs ont été arrêtés. Deux succursales de la chaîne « Librairies Al-Karama » et la librairie « Al-Balad » ont été mises sous scellés sous prétexte qu’elles ne disposaient pas des autorisations requises.
Au cours du troisième trimestre de 2024, les atteintes à la liberté d'expression se sont intensifiées, avec l'arrestation du caricaturiste Ashraf Omar et l’interdiction de la projection de films, tels que « Hani » et «Tarot», pour des motifs religieux et politiques. Le Syndicat des métiers de la Musique a décidé d’interdire au chanteur Hassan Shakosh, l’une des figures du genre populaire « Mahraghanet », d’exercer son métier. Une enquête a été également ouverte contre lui après la publication d’une vidéo dans laquelle il critiquait le traitement qu’il avait subi à l'aéroport de Tunis. Par ailleurs, le Syndicat des professions des arts dramatique a interdit aux « bloggeurs » de participer à des œuvres théâtrales et audiovisuelles.
Malgré tout cela, plusieurs tentatives se sont succédées pour contrecarrer ces politiques liberticides, et certaines productions ont réussi à échapper au contrôle d’un régime qui étouffe la création et les créateurs.
La répression a-t-elle réussi à miner la création culturelle ?
Malgré les mécanismes complexes de domination et d'oppression, qui s’étendent à travers les structures du pouvoir social, politique et culturel, et qui ont, comme ils étaient décrits dans un rapport d’Amnesty International, « impitoyablement réprimé tout espace politique, social ou culturel indépendant, d’une manière plus brutale que celle observée durant les 30 ans de règne répressif de l'ancien président Hosni Moubarak », les Égyptiens ont réussi, partiellement et furtivement, à contourner ces contraintes en puisant dans une immense réserve de créativité ancrée dans leur conscience. Par exemple, Les dictons populaires ont toujours été -et sont encore- des armes contre l'injustice, et des catalyseurs de critiques profondes de soi-même et de la société. Des expressions comme « si longue que soit la nuit, le soleil finit toujours par se lever » sont des métaphores de la résistance, tandis que des proverbes tels que « Elle est volée par celui qui est censé la protéger » dénoncent le pouvoir corrompu.
« L'Egyptien naît avec un papyrus dans le cœur, où il est écrit en lettres d'or que seule la dérision sauve du désespoir », écrivait Gilbert Sinoué[2], romancier français d'origine égyptienne. Malgré ce qui est généralement décrit comme une régression, les pratiques quotidiennes du peuple ont pu résister et se manifester, comme en témoignent les comics satiriques qui circulent sur les réseaux sociaux ou dans les rues après le déclin de la caricature dû au musellement de la presse. Rappelons ici l'incident de « l’écran piraté de la rue Faisal » en 2024, lorsqu’un artiste protestataire mêla politique et satire en représentant Al-Sissi vêtu d’un costume de voleur, avec cette légende au bas de l’illustration : « Quoi ! Vous ne savez pas que je suis un voleur ? ».
Le phénomène du « cinéma indépendant » est parmi les formes de créativité artistique les plus en vogue en Egypte au cours de la dernière décennie. Malgré tous les obstacles qu'il a dû surmonter, ce cinéma est devenu un véritable refuge pour les artistes voulant s'exprimer dans l'espace public. Le film documentaire Rafa’at einy lil sama (The Brink of dreams) qui a remporté « l'Œil d'or » au festival de Cannes en 2024, illustre parfaitement cette tendance. Il a été réalisé par un groupe de jeunes artistes indépendantes qui ont fondé une troupe de théâtre dans le gouvernorat Al-Minya, et se sont produites dans la rue pour présenter des spectacles inspirés des conditions de vie des femmes marginalisées en Haute-Égypte.
UN RÔLE MOTEUR DE LA FONDATION MAZG
17-03-2017
Par ailleurs, les Égyptiens ont commencé à explorer des expressions alternatives pour contourner l'étouffement de la création culturelle. Certaines initiatives ont été lancées par des intellectuels ayant choisi d’éviter la confrontation frontale avec le pouvoir en renonçant à une voie « révolutionnaire » ou « radicale » afin d’assurer la survie de leurs projets. C’est le cas de l’initiative « Dessiner l'Egypte » qui s'est donné pour mission de documenter, par le dessin, des sites archéologiques et patrimoniaux menacés de destruction, ou encore l’initiative « Biographie du Caire » qui vise à préserver le patrimoine de la capitale et sensibiliser à l'importance de son histoire.
Loin du centralisme de la capitale, des productions culturelles émanant des classes sociales pauvres et marginalisées ont vu le jour: des individus et des familles des provinces égyptiennes recourent aux applications des médias/réseaux sociaux pour créer des drames alternatifs (appelés “la télévision des marginalisés”) qui abordent leurs réalités socio-économiques, loin des regards indiscrets du pouvoir politique et de son monopole sur la production dramatique classique. Ils ont commencé à présenter des contenus reflétant leur culture conservatrice, ce qui peut être interprété comme une forme de contestation indirecte du contrôle exercé par le pouvoir sur les médias et la culture via la United Media Services. Le pouvoir a fini par prendre conscience de ces contenus et de leur audience croissante, et a commencé à imposer certaines restrictions pour les contrôler : soumission à l’impôt -depuis septembre 2021- sur les bénéfices générés par ces créateurs de contenus, ou arrestation de certains d'entre eux sous l’accusation de trafic illicite de devises étrangères, afin de confisquer leurs économies en dollars, comme cela a été le cas pour Ahmed Abu Zeid.
La prison vue de l’intérieur
Alors que le nombre des prisons et centres de détention ne cessait de croître, des détenus politiques et prisonniers d’opinion exploraient des voies créatives pour exprimer leurs souffrances derrière les barreaux. Ils trouvaient refuge dans la « littérature carcérale ». Le cas d’Ahmed Douma, activiste politique et journaliste, est l’un des exemples les plus marquants. Emprisonné depuis plus de dix ans, Douma a développé des méthodes ingénieuses pour faire sortir clandestinement son premier recueil de poèmes « Curly ».
Les écrits carcéraux de Khaled Daoud ne sont pas moins intéressants. Activiste politique, journaliste et ancien prisonnier d’opinion, Daoud a publié, après sa libération, une série d'articles littéraires retraçant le calvaire qu’il a enduré en prison. « Tu n'as pas encore été vaincu » de Alaa Abdel Fattah est également l’une des œuvres phares de ce genre littéraire. Alaa est toujours en prison, le régime égyptien s'acharne et refuse catégoriquement sa libération. Dans l’entretien qu’il nous a accordé[3], Ahmed Douma affirmait que le pouvoir les avait averti, lui et Alaa, qu'ils « croupiront en prison jusqu'à la mort ou la folie ».

Dans le cadre de nos recherches, nous avons pu mener des entretiens avec Khaled Daoud et Ahmed Douma afin d’explorer leurs écrits littéraires carcéraux et discuter de l’importance de ces textes, conçus derrière les barreaux, dans la documentation du contexte historique.
Le journal (inédit) d'un prisonnier
Khaled Daoud revient sur les circonstances qui l'ont conduit en prison en septembre 2019, où il passera 19 mois. Il affirme que le régime égyptien avait alors été déstabilisé par les appels lancés par l'entrepreneur Mohamed Ali, qui avaient déclenché des manifestations suivies de l’arrestation de milliers de citoyens. Daoud estime que ses écrits ont particulièrement dérangé les autorités, et que la répression visant les écrivains et autres acteurs de la sphère publique était étroitement liée à l’accord de rétrocession des îles Tiran et Sanafir, signé entre Le Caire et Riyad en avril 2016. À cette période, les protestations s’étaient intensifiées, offrant au pouvoir un prétexte pour procéder à des arrestations massives. Cette politique répressive s'est considérablement renforcée en 2019, année de l’arrestation de Khaled Daoud.
Interview avec Khaled Daoud
Daoud se remémore les détails de son expérience carcérale qui lui a inspiré la tenue d’un journal et l’idée d’en faire un livre intitulé « Détention provisoire », un projet qu’il n’a cependant pas pu concrétiser à cause des entraves imposées par les autorités. Il décrit les conditions de détention particulièrement oppressantes pour les prisonniers d’opinion. Des mesures cruelles leur étaient réservées : limitation de l'exercice physique, restrictions sévères à l’achat d’articles d'hygiène personnelle, entre autres. Le livre était son seul compagnon derrière les barreaux, en particulier les romans sociaux et quelques ouvrages d'histoire autorisés par l’administration pénitentiaire. Les seuls journaux que Daoud recevait -avec trois jours de retard- étaient ceux publiés par l’Etat.
« J'ai discuté avec l'éditeur du genre auquel appartenait mon livre, et il a estimé que mon texte relevait plutôt de la littérature carcérale”, affirme Daoud. Il aborde donc l'écriture comme un outil de documentation, portant un regard journalistique sur les événements vécus de l’intérieur, tout en gardant une distance d’observation. Dans son journal, il restitue avec minutie un monde méconnu de l’autre côté des murs. Ainsi, le livre s’est transformé en guide détaillé de ce à quoi tout.e détenu.e peut s'attendre lors d’une détention provisoire en Égypte.
Il évoque également les grandes difficultés rencontrées pour envoyer des lettres à sa famille. Obtenir quelques feuilles et un stylo n’était pas chose facile, et il fallait, en plus, l’approbation préalable des officiers de la sécurité nationale. Même avec les autorisations requises, les lettres des détenus devaient passer par un officier responsable qui les lisait et décidait ce qu’il convenait de censurer.
Après sa sortie de prison, Khaled décida d'accélérer la rédaction de son journal carcéral. Il a déjà publié une vingtaine d’articles sur le site web du média Al-Manassa, en attendant de pouvoir publier le journal integral dans un livre. Mais, un officier de la sécurité nationale a contacté l’éditeur pour le mettre en garde contre la publication de l’ouvrage, malgré l’obtention préalable d’un numéro de dépôt légal.
En réponse à notre question concernant la répression de la création culturelle par le régime, Daoud établit une comparaison entre l’immense marge acquise durant les trois années qui ont suivi la révolution de 2011, et les restrictions massives imposées depuis 2014. Il conclut : « la situation est devenue insoutenable ».
« Comme un chant... Comme un gémissement »
A l’instar de Alaa Abdel Fattah, Ahmed Douma est une figure emblématique de la révolution. Il a passé dix ans en détention, dont sept ans et demi en isolement. Libéré en août 2023 suite à une grâce présidentielle, Douma raconte comment l’écriture est devenue, dès sa première nuit d’emprisonnement, une bouée de sauvetage. Elle lui a permis de survivre aux conditions de détention et de résister aux tentatives du pouvoir qui cherchait à le briser psychologiquement. Dans son premier recueil de poésie Ta voix est audible, paru en 2012, Douma publie des poèmes révolutionnaires qui retracent les étapes de son engagement militant avant la révolution de janvier 2011, comme Kifaya et le 6 avril, tout en mentionnant les lieux et les dates de ses détentions.
« J'ai achevé l’écriture de sept livres en dix ans : des poèmes en arabe dialectal et classique, un recueil de contes, une série d’articles et un projet de roman. L'écriture était mon gagne-pain, mais également le seul moyen de me confronter à moi-même et à la vie. Durant les longues périodes de détention et d'isolement, le détenu perd le contrôle de son esprit et de ses pensées. L'écriture était ma voie du salut. Elle me permettait aussi de documenter et transmettre le récit de mon expérience avec un certain degré d'honnêteté et sans défaitisme », témoigne Douma.
Interview avec Ahmed Douma
Beaucoup s’interrogent sur les méthodes employées par les prisonniers pour faire sortir clandestinement leurs productions culturelles et journalistiques alors même que les visites familiales ou celles des avocats sont strictement surveillées et ne se font qu'après une fouille corporelle minutieuse. Ahmed Douma a mis au point plusieurs techniques : écrire sur des sous-vêtements, sur de minuscules morceaux de papier, ou encore utiliser un vieux téléphone portable introduit en cachette. Il enregistrait certains poèmes sous forme de messages vocaux, ou creusait même les mots avec ses ongles sur les murs de sa cellule. « Il y a des dizaines d’astuces que je pourrais partager plus tard, mais qui sont encore utilisées dans les prisons, leur divulgation priverait peut-être les détenus d’y recourir »[4], dit-il.
Il raconte avoir échangé avec des prisonniers du droit commun – notamment les trafiquants de drogue – sur les méthodes qu'ils utilisaient pour faire entrer leurs marchandises. Mais « faire entrer de la drogue en prison est plus facile que de faire sortir un poème » ajoute-t-il.
Douma a conservé les bouts de papier et les outils qui l'ont accompagné dans sa cellule pendant de longues années, afin de ne rien oublier de ce qu'il a enduré. Parmi ces souvenirs conservés, des dizaines de poèmes inédits qu’il n’a pas pu publier en raison des contraintes qui lui sont imposées et des menaces qui pèsent sur les éditeurs. Il se souvient de la manière dont les gardiens de prison ont réduit en cendre tout ce qu’il avait écrit au cours des dix premiers mois de son emprisonnement. Il a depuis appris à faire sortir clandestinement chacun de ses écrits.
Parmi les sept œuvres produites durant sa détention, seules deux ont pu être publiées : le recueil de poèmes Curly en 2021, et un livre intitulé Comme un chant.. Comme un gémissement publié en 2022 que l’auteur considère comme le noyau de son expérience de la littérature carcérale. Il s’agit de textes en prose, proches du langage poétique, que Douma avait d’abord conçus sous forme d'articles destinés à être publiés sur une plateforme médiatique pour lui assurer un revenu pendant sa détention. Le projet ayant échoué, il a décidé de changer de stratégie et de rassembler ses textes dans un livre. Son recueil de nouvelles a été écrit en 2016 et il espère aujourd’hui trouver un éditeur pour son prochain recueil de poésie « Les roses ne supportent pas le poids de l’espoir », entamé en 2021 et toujours alimenté après sa libération.
Douma estime que les images de la prison de Saidnaya, en Syrie, ont ravivé ses souvenirs et souffrances de détenu politique, et l’ont incité à écrire le récit complet de son expérience dans les prisons égyptiennes, en y intégrant également des témoignages carcéraux issus d’autres régions du monde. Ce projet intitulé “un poing et un empan” « Shibr w k’abda » se présentera sous la forme de courts écrits accompagnés d’une émission audiovisuelle actuellement en cours de préparation. Douma exprime enfin un espoir : que le pouvoir cesse son acharnement contre la poésie et la littérature, afin qu’il puisse publier sans entraves. Il craint que son parcours se limite à écrire de l’intérieur de la prison alors qu’il a obtenu sa liberté.
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Traduit de l’arabe par Mohammed Rami Abdelmoula
- Depuis les premiers jours de la révolution de 2011, le graffiti a joué un rôle central comme moyen de protestation populaire et de contestation. Les graffiteurs ont inscrit l’histoire de la révolution sur les murs, en particulier ceux de la rue Mohammed Mahmoud, près de la place Tahrir. Des dizaines de fresques murales ont été peintes en mémoire des martyrs et des événements, sur une période allant du premier jour de la révolution au règne des Frères Musulmans. Le régime a entrepris d’effacer ces peintures invoquant des travaux de rénovation des bâtiments de l’Université Américaine du Caire, qui occupe une grande partie de la rue Mohammed Mahmoud, et dont les façades ont abrité ces fresques. ↑
- Né Samir-Gilbert Kassab le 18 février 1947 au Caire ↑
- Cette courte vidéo couvre une partie de l’interview ↑
- Souha Bishara, la résistante libanaise qui a tenté d'assassiner le général Antoine Lahad, mercenaire libanais à la solde des israéliens, et qui a été détenue, dans le centre de détention de Khiam contrôlé par l’armée israélienne au sud du Liban, pendant dix ans (dont six en isolement), avait décidé d’offrir son livre, « Je rêve d'une cellule de cerises » (publié par Dar Al-Saqi à Beyrouth), aux prisonniers politiques en Égypte. Dans ce livre, elle décrit les méthodes auxquelles elle a recouru pour écrire et faire sortir clandestinement ses textes.