L’exposition « 402 de gris » : L’art numérique en Palestine face à la violence de l’occupation

Comment s’exerce l’influence du blocus ? Qu’est-ce qui pourrait advenir si jamais il prend fin ? Comment pourrait-on colorier tout ce gris envahissant comme une forêt de béton qui dépossède l’espace palestinien de ses spécificités et démantèle sa structure avec les mêmes procédés utilisés dans toutes les politiques coloniales, à coup de domination et de violence quotidienne, d’isolement et d’embargo économique et culturel.
2021-08-26

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Mahmoud AlHaj - Palestine

A un moment où, dans la bande de Gaza, les activités culturelles et artistiques se trouvent marginalisées et reléguées bien derrière d’autres priorités vitales, est apparu l’exposition d’art numérique « 402 de gris » de l’artiste Mahmoud al-Hajj. Il s’agit d’un événement exceptionnel qui pourrait, dans le meilleur des cas, se reproduire de très rares fois dans l’année.

L’exposition est le produit d’un projet artistique-visuel multiple autour de l’impact du mur de séparation en Cisjordanie et du blocus imposé à la bande de Gaza, à l’Homme palestinien, à la géographie palestinienne et à la circulation à l’intérieur de la Palestine mais aussi vers l’extérieur. Ce projet est basé sur le traitement numérique d’un ensemble de photos et de séquences vidéo témoignant de la violence de l’occupation.

Par ces œuvres artistiques, le projet est allé sonder au fond de la mine de la souffrance collective palestinienne causée par la présence de l’occupation israélienne. Franz Fanon ne disait-il pas : « un monde de barrières, un monde de division, un monde d’inertie, des statues : la statue du général qui a occupé le pays, celle de l’ingénieur qui a construit le pont (…) C’est cela le monde des colonies ».

Le projet invite à réfléchir sur l’impact de la présence militaire de l’occupation israélienne dans les territoires palestiniens. 402 km, est la longueur du mur jusqu’en 2006, l’année où Israël a instauré son blocus sur la bande de Gaza. Le propos dénonce une politique israélienne hétérogène quant au traitement réservé aux Palestiniens selon le lieu où ils se trouvent en Palestine, en fonction des divisions diverses dont chacune est acculée à être braquée sur ses propres préoccupations. Israël soumet chaque zone à une politique différente de celle utilisée ailleurs (la Cisjordanie, la bande de Gaza, Jérusalem, l’intérieur d’Israël et la diaspora). Le seul point commun à toutes ces zones reste la domination de la même violence exercée par l’occupant et qui cible l’identité palestinienne et actuellement l’existence même des Palestiniens à travers deux images principales : Le mur de séparation raciale en Cisjordanie comme forme physique de la violence israélienne, et le blocus sur Gaza comme forme psychologique et mentale de cette même violence.

À l'aide d'une image en coupe transversale de la ville de Khan-Younès, l'artiste représente visuellement le siège imposé à la bande de Gaza depuis 15 ans, en enveloppant les bâtiments d'images du mur, la forme physique de l’enfermement.

Cette exposition dépasse les préoccupations propres à l’artiste et son expérience de « la souffrance artistique », dont il partage d’ailleurs les grandes interactions avec son milieu. A travers une recherche sur l’impact d’une «architecture urbaine de l’interdit», inventée par l’institution militaire israélienne, le projet conduit à une compréhension claire de ce que le Palestinien vit au quotidien dans ses zones d’existence à l’intérieur du territoire palestinien. Mieux, l’exposition pousse à une logique de questionnement en établissant une corrélation entre « la qualité des droits du citoyen palestinien » et celle des images de la violence, matière principale pour le projet. Le tout afin de répondre à la question : Comment s’exerce l’influence du blocus ? Qu’est-ce qui pourrait advenir si jamais il prend fin ? Comment pourrait-on colorier tout ce gris envahissant comme une forêt de béton qui dépossède l’espace palestinien de ses spécificités et démantèle sa structure avec les mêmes procédés utilisés dans toutes les politiques coloniales, à coup de domination et de violence quotidienne, d’isolement et de blocus économique et culturel.

L’exposition est le produit d’un projet artistique-visuel multiple autour de l’impact du mur de séparation en Cisjordanie et de le blocus imposé à la bande de Gaza, à l’Homme palestinien, à la géographie palestinienne et à la circulation à l’intérieur de la Palestine mais aussi vers l’extérieur. Ce projet est basé sur le traitement numérique d’un ensemble de photos et de séquences vidéo témoignant de la violence de l’occupation. 402 km, est la longueur du mur jusqu’en 2006, l’année ou Israël a instauré son blocus sur Gaza. 

« Au départ, il était prévu de disposer les travaux des artistes dans des caissons spéciaux qui permettent à la lumière de transparaître à travers les photos, exposées dans des espaces obscurs. Ainsi l’œil du spectateur peut garder l’empreinte de l’œuvre s’il la fixe pendant un moment. Seulement ce procédé nécessite une qualité d’impression qui ne se faisait que dans une seule imprimerie à Gaza, celle-ci a été détruite dans le bombardement de Borj Jawhara, en plus de l’interdiction israélienne de faire entrer à Gaza les rames de papier d’impression »

Pour aborder la question de « la qualité des droits », l’artiste Mahmoud al-Hajj se réfère à la crédibilité du concept de citoyenneté et aux violations dont elle est l’objet comme instrument de mesure. Il parvient à l’abolir par un rapprochement avec des images artistiques traitées numériquement. Ces images présentent des constructions en tôle et plastique d’une ruelle du camp de Nahr al-Barid, dans la ville Khan-Younès, au sud de la bande de Gaza. La norme de la qualité est ainsi abordée par la mise en lumière des victimes de cette architecture réservée à une certaine catégorie de gens. Mais l’artiste examine aussi la question sensible de l’utilisation de l’image de ceux qui souffrent de la pauvreté, de blessures causées par les attaques militaires israéliennes et de toutes les autres victimes. Là il nous fait glisser vers la question du « droit à l’image ». De même que par l’image et à travers elle, il ouvre la voie à une recherche sur la qualité des droits en utilisant des photos du mur de séparation, des files d’attente aux checkpoints israéliens et des arrestations abusives.

En Palestine, Israël exerce sa violence contre l'environnement et la population de la même manière. Dans les zones proches des frontalières de Gaza, Israël a installé des bassins pour collecter les eaux usées non traitées des colonies. Et sur décision punitive inconsidérée d'un général israélien, les égouts de drainage sont ouverts, de sorte qu'en un instant ils se jettent dans Gaza, qui est une plaine sans reliefs, inondant ainsi les terres agricoles, jusqu'au courant de la rivière de Gaza, devenu désormais un passage d'égouts israéliens qui finit dans la Méditerranée. L'artiste met cette agression en évidence en multipliant des images de bassins d'égouts et en les intégrant les unes aux autres pour en faire une sorte de carte de la violence dirigée contre les eaux souterraines de Gaza, contre son agriculture, sa rivière et sa mer.

Agé de 31 ans, l’artiste Mahmoud al-Hajj avait terminé en 2012 des études en sciences de l’information à l’université al-Azhar à Gaza, pour travailler ensuite un court moment dans ce même domaine, mais son rejet des politiques des institutions médiatiques avec leurs diverses orientations l’a incité à ne plus se contenter d’être un relais du message et à créer lui-même son propre message. Il faut dire aussi que ses désirs et ses ambitions l’orientaient plutôt vers l’art, puisque né dans une famille d’artistes à Khan-Younès au sud de la bande de Gaza, il a grandi parmi ses frères dont un musicien et un peintre, sans parler du père, poète. Son amour pour l’art n’avait donc aucun frein social, mais les difficultés lui sont apparues dès 2008, alors qu’il venait d’obtenir son baccalauréat et s’apprêtait à aller étudier le cinéma au Caire. Le choc était l’impossibilité pour lui de passer par Rafah, poste frontière terrestre entre l’Egypte et Gaza. Mahmoud al-Hajj a dû alors se contenter d’une discipline qui lui semblait proche du cinéma et enseignée dans les universités de Gaza.

Pendant ses études, Mahmoud al-Hajj a entrepris de s’exercer sur « YouTube » à l’utilisation des applications de traitement numérique des images, tels des programmes de conception et de montage, au début comme concepteur graphique pour participer ensuite à des expériences avec des artistes utilisant des moyens numériques et techniques de manière encore inédite à Gaza, alors que dans cette ville, l’image est le meilleur médiateur de la vie. Gaza vit en effet des événements accélérés qu’il est difficile de suivre, ce qui nécessite le recours à des outils comme la «vidéo art» et les arts numériques.

Le projet aborde la norme de la qualité en mettant en lumière les victimes de cette architecture réservée à une certaine catégorie de gens. Il examine aussi la question sensible de l’utilisation de l’image de ceux qui souffrent de la pauvreté, de blessures causées par les attaques militaires israéliennes et de toutes les autres victimes. Ici la question du « droit à l’image » est posée. 

L’exposition a été accueillie par « Shababeek for Contemporary Art », premier centre culturel avec une galerie spécialisée dans les arts visuels, fondé en 2009 par des jeunes artistes volontaires. Depuis, Shababeek reçoit les travaux d’artistes débutants ou professionnels en organisant, outre les expositions, des ateliers divers et des rencontres artistiques dans le but de promouvoir la scène culturelle à Gaza. 

«L’art numérique» de Mahmoud Al-Hajj présente un angle narratif alternatif des événements, qui profite, tel qu’il est exprimé, de la persistance du facteur colonial puisqu’il recourt aux images de violence contre les Palestiniens. L'œuvre de l'artiste Al-Hajj est donc toute proche de la théorie de la « mort de l'auteur », malgré la grande diversité de la cartographie sociale de la réalité palestinienne, en fonction du lieu d'origine, de la situation sociale et des tendances intellectuelles de l'artiste, et malgré les stéréotypes de la question palestinienne issus de l'identité sinistrée.

Dans une approche originelle du sens de l'unité géographique palestinienne, l'artiste a dépouillé le territoire des frontières, barrières et murs mis en place par Israël dans le but de fragmenter les lieux où les Palestiniens se trouvaient sur la terre de la Palestine historique. Il a aussi recueilli un certain nombre d'images satellites des terres agricoles dans différentes régions de la Palestine et les a reproduites en une seule pièce sans barrières, sans séparations, ni frontières.

Au bout de deux ans de travail, l’artiste a fini par venir à bout de son projet dans le cadre du programme des subventions à la production de « Shababeek for Contemporary Art », en collaboration avec la Fondation Abdelmuhsin al-Qattan et son projet «les arts visuels : croissance et durabilité » dans sa deuxième édition.

L’exposition a bénéficié de l’unanimité des milieux artistiques et de ceux qui l’ont visitée durant toute une semaine en juillet 2021, à la galerie de «Shababeek for Contemporary Art» dans le centre de la ville de Gaza. Ce genre de travail marque effectivement un changement et instaure une nouvelle tendance à Gaza, de par l'audace avec laquelle le sujet est proposé et son inscription dans cette zone du «facile improbable». C’est un travail «artistique » qui exprime la voix d'un public ordinaire et s’associe à la « misère » de sa vie.

Premier centre culturel avec galerie spécialisée dans les arts visuels, «Shababeek for Contemporary Art» a été fondé en 2009 par des jeunes artistes volontaires. Il accueille les travaux d’artistes débutants ou professionnels dans le cadre d’expositions, d’ateliers divers et de rencontres artistiques, dans le but de promouvoir la scène culturelle à Gaza. Le centre a réussi à rapprocher des artistes de Gaza à la faveur d’une convergence des idées et une proximité géographique. Plusieurs choses les regroupent autour d’une même fenêtre, là où le manque de moyens artistiques et la rareté des institutions d’aide sévissent, sans parler des difficultés financières générales, lot de toute la société de Gaza et qui pèsent particulièrement sur les jeunes artistes et sur les démunis vu les prix exorbitants du matériel artistique.

L’artiste a renoncé aux couleurs pour mieux appuyer l’idée d’interdits objet de son projet. Le gris est partout et les nuances indiquent ce que cache la résignation à l’intérieur de ces frontières de béton ainsi que la réduction de toute la vie des Palestiniens à quelques titres dans les bulletins d’informations quotidiens. Il s’agit aussi d’un mi-chemin entre le blanc et le noir, où le Palestinien se tient sans savoir où il se trouve par rapport à ce qu’il se passe, ni dans quelle direction il va. 

La dernière guerre contre Gaza en mai 2021 a changé le mécanisme prévu pour le montage de l’exposition, mais cela n’a pas effrayé l’artiste autant que les éventuelles réactions du public, car sa démarche artistique n’est pas habituelle à Gaza. C’est là où il a eu un « choc » positif. Le doute et l’hésitation à l’égard d’une idée donnée peuvent en effet révéler son bienfondé, ouvrir son auteur à d’autres opinions et instaurer un échange.

Au départ « Il était prévu de disposer les travaux conceptuels de ce projet dans des caissons spéciaux qui permettent à la lumière de transparaître à travers les photos, exposées dans des espaces obscurs. Ainsi l’œil du spectateur pourrait garder l’empreinte de l’œuvre s’il la fixe pendant un moment. Seulement ce procédé nécessite une qualité d’impression qui ne se faisait que dans une seule imprimerie à Gaza, celle-ci a été détruite dans le bombardement de Borj Jawhara par les avions militaires israéliens, sans parler de l’interdiction israélienne de faire entrer à Gaza les rames de papier d’impression ». L’artiste Mahmoud al-Hajj avait cru alors que « la guerre avait emporté l’imprimerie et l’idée de l’exposition avec… »

Le traitement numérique utilisé par l'artiste va au-delà du fait que son art est un miroir qui reflète la souffrance des Palestiniens vivant sous l’occupation. Il nous révèle une déstructuration délibérée et sérieuse, dans la mesure où le « gris » est présent dans l'urbanisme des Palestiniens et dans les moyens utilisés pour les assiéger. Une déstructuration autonome face aux frontières, aux barrières et aux décombres des bâtiments détruits qui bloquent le droit au regard et entrave la formation de tout sens de civilisation dans la ville palestinienne.

En utilisant des outils numériques appliqués à l'art, l'artiste a conçu avec l'aide de techniciens programmeurs une application de traitement spéciale qu’il a appelée « Marcel ». Cette application reçoit des images de bâtiments, de murs et de terrains pour les traiter sans l'intervention de l'artiste. Elle incarne ainsi l'occupation, qui prend des décisions de manière chaotique, juste en fonction de ses ambitions sans prendre l’avis des habitants du territoire. Cette application représente ici la force fondée sur la construction du mur et l'imposition du blocus.

« Le mur n’est pas seulement un mur de béton qui longe la route, il est désormais dans nos têtes et dans nos esprits, il se dresse entre le père et son fils, entre l’ami et son ami ». Ces mots, confiés à l’artiste par un ami de Ramallah, résument l’histoire du mur et ont orienté l’exploration d’une manière explicite de rendre compte de l’enfermement et des obstacles. L’artiste s’adresse ainsi au monde pour lui présenter, à travers le travail artistique, une idée saisissable et compréhensible de l’enfermement. Ceci permet aux non-palestiniens de se poser des questions, et invite par ailleurs, le public palestinien à changer sa vision de l'art, d’autant qu’il s’agit d’un public dont les interactions se font dans une société physiquement et mentalement fermée en raison des problèmes causés par le blocus et le verrouillage.

« L’isolement t’amène à te passionner pour ce qui se trouve au-delà des frontières ». mu par cette idée, l’artiste a utilisé les cartes et les photos aériennes présentées par le moteur de recherche « Google» pour découvrir la géographie de la Palestine dans sa forme actuelle et connaitre ses caractéristiques et composantes. Il a pu ainsi reconstituer pour les besoins de son travail des images et des vues aériennes de la géographie palestinienne.    

Avec les nuances de « gris », l’artiste renonce aux couleurs, comme autant d’interdits, objets de son projet artistique. Le gris est partout et ses différents degrés indiquent ce que cachent la résignation à l’intérieur de ces frontières de béton ainsi que la réduction de la vie de deux millions d’humains à Gaza, et plus encore en Cisjordanie, à quelques titres dans les bulletins d’informations quotidiens. Il s’agit aussi d’un mi-chemin entre le blanc et le noir, là où le Palestinien se tient sans savoir où il se trouve par rapport à ce qu’il se passe, ni dans quelle direction il va.

« Dans la mesure où les rassemblements humains ne sont que des masses et des agglomérats d'individus, leurs épreuves ne sont aussi qu’un tas et un agglomérat d’épreuves individuelles», affirme l’artiste Mahmoud al-Hajj. Ainsi «le blocus et l’enfermement sont une souffrance pour les habitants de la bande de Gaza, causant une paralysie dans tous les domaines de la vie. Il va de soi que la vie culturelle et artistique a été sérieusement affectée par cette situation. »

« L’isolement t’amène à te passionner pour ce qui se trouve au-delà des frontières ». Mu par cette idée, l’artiste a utilisé les cartes et les photos aériennes présentées par le moteur de recherche « Google» pour découvrir la géographie de la Palestine dans sa forme actuelle ainsi que ses caractéristiques et ses composantes. Il a pu ainsi reconstituer pour les besoins de son travail des images et des vues aériennes de la géographie palestinienne. 

• Traduit de l’arabe par Saïda Charfeddine        

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