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Le 3 juin 2018, l’archipel de Kerkennah aux larges de la ville de Sfax en Tunisie s’est réveillé sur un drame : le naufrage d’une embarcation de fortune transportant près de 180 émigrés irréguliers. La Méditerranée a encore englouti des hommes. Une embarcation a quitté à l’aube les cotes de Kerkennah en direction de l’ile italienne de Lampedusa mais une violente tempête a fini par la renverser. La garde marine tunisienne a réussi à sauver 74 émigrés dont 5 issus de pays de l’Afrique subsaharienne et a repêché 71 corps sans vie dont 4 femmes enceintes. Près de 40 émigrés sont portés disparus. Au delà de la catastrophe collective, des récits individuels, radiodiffusés, racontent des drames personnels : le père d’un émigré porté disparu raconte le calvaire de son fils qui voulait rejoindre sa mère et sa sœur en Italie et qui s’est vu refuser le visa 11 fois. Un rescapé raconte comment l’embarcation, conçue pour transporter 70 personnes, est partie avec 180 émigrés à son bord. Un second rescapé, après avoir décrit l’horreur du naufrage, déclare qu’il est prêt à renouveler l’aventure pour rejoindre les cotes italiennes. Cet événement n’est malheureusement ni le premier, ni le dernier drame en Méditerranée, devenue un cimetière des hommes et des espoirs. Deux précédents naufrages ont défrayé la chronique : Dans la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 septembre 2012, un bateau parti de Sfax, avec plus de 100 personnes à son bord, a coulé non loin de l'île italienne de Lampedusa. Seules 56 personnes ont pu en échapper, deux cadavres ont été repêchés. Pour les autres, rien, pas même un débris de coque. Le 8 octobre 2017, une collision entre une embarcation d’émigrés irréguliers et un navire de la Marine nationale tunisienne aux larges de l’archipel de Kerkennah a fait des dizaines de morts et plusieurs disparus.
Nous employons le qualificatif « irrégulière » pour désigner cette forme de départ vers l’Europe. Les termes « clandestine » et « illégale », largement utilisés aussi bien au nord qu’au sud de la Méditerranée, sont des adjectifs élaborés pour criminaliser le phénomène et sont chargés de connotations moralisantes.
Pour comprendre l’émigration irrégulière des Tunisiens vers l’Italie, il faut revenir à l’histoire de l’émigration tunisienne en Europe. Ce phénomène était historiquement en grande partie non contrôlé. Malgré les accords et les conventions de main d’œuvre élaborés entre la Tunisie et les pays européens, depuis les années 1960 pour canaliser et encadrer les flux migratoires, les Tunisiens candidats au départ préfèrent partir sans passer par ces dispositifs institutionnels mis en place de part et d’autre de la Méditerranée. Ces Tunisiens comptent sur les réseaux sociaux pour partir en Europe. L’immigré arrive souvent en touriste, sans visa, trouve un emploi et se fait régulariser à posteriori. Des témoignages recueillis auprès de Tunisiens installés à Nice, en France depuis 1967, nous confirment cette attitude : passer par les organismes officiels de recrutement de la main d’œuvre destinée à l’étranger prend beaucoup de temps et exige de passer par des intermédiaires et des pistons pour être sélectionné au départ, en même temps on peut arriver en France dans des délais plus courts profitant des réseaux familiaux, amicaux et vicinaux et une fois arrivé, on peut facilement être régularisé à posteriori. D’après les statistiques officielles tunisiennes ; Plus des 70 % des départs en Europe entre 1967 et 1972 sont des départs spontanés non contrôlés par les autorités tunisiennes (1).
La donne a changé avec l’arrêt de l’immigration du travail en Europe à partir du milieu des années 1970. Les régularisations à posteriori est de plus en plus difficile L’émigration irrégulière à partir des cotes tunisiennes vers l’Italie communément dénommée la harga commence au début des années 1990, lorsque les accords Schengen ont décidé d’imposer des visas d’entrée pour les Tunisiens. Les difficultés économiques de la Tunisie, le chômage, le développement inégal des régions ont créé des conditions propices à l’émigration irrégulière (2). L’apparition de la forme actuelle de l’émigration irrégulière sujette à des drames souvent meurtriers, est le résultat du changement de la législation en Europe, du blocage les frontières devant la main d’œuvre, et de l’établissement du mur méditerranéen, à une période pendant laquelle le monde s’ouvre aux capitaux, aux marchandises et aux idées. Par conséquent, le durcissement des conditions d’octroi des visas et le contrôle rigoureux des frontières ont mis la vie de milliers de jeunes en péril. Les lois européennes sous l’effet de l’arsenal juridique de Schengen et tout ce qui suit étaient depuis quelques années dissuasives. Parallèlement, les lois tunisiennes criminalisent les départs irréguliers. Elles prévoient maintenant plusieurs années de prisons pour ceux qui tentent de traverser la frontière d’une manière « non légale » et des peines beaucoup plus lourdes, pour les organisateurs et les passeurs. Ces peines peuvent atteindre vingt ans de prison ferme et de lourdes amendes. Le contrôle est donc doublement effectué, et cela au sud et au nord de la Méditerranée. On a beau attendu dans les pays du sud les investissements étrangers annoncés en grande fanfare après la signature des accords avec l’Union Européenne, mais ces investissements tardent à venir et ceux qui se sont installés ont fait des assainissements ce qui a mis d’autres employés en chômage. Donc, malgré les outils de dissuasion aussi bien en Tunisie, qu’en Europe, les facteurs incitant à l’émigration ne font que proliférer. Pris entre la pauvreté, le chômage, le désarroi, les jeunes du Sud, dont les Tunisiens, ne voient plus le bout du tunnel. Si on ajoute à cette équation l’image de la qualité de vie en occident, véhiculée aussi bien par les médias que par les émigrés de retour pour les vacances, le jeune tunisien se trouve dans une situation qui ne lui laisse plus une grande marge de choix. Pour atteindre leurs objectifs, les jeunes des pays du sud sont disposés à se sacrifier. De ce fait, l’émigration irrégulière n’est plus une manière pour trouver du travail seulement, elle est devenue un acte de "bravoure», pour laquelle on s’organise en bandes et on défie l’Etat synonyme d’échec, de corruption et d’anarchie.
D après les travaux de l’Institut Tunisien des Etudes Stratégiques, les voyages irréguliers sont organisés par des réseaux criminels qui profitent de la détresse des candidats au départ. Ces réseaux gagnent environ 400 milliards de dollars. L'étude souligne l'apparition de groupes mafieux d'envergure internationale italiens, albanais et autres. Le candidat au départ doit dépenser entre 3000 et 8000 dinars (1000 et 3000 euros). Pour traverser la mer, les migrants sont tassés dans des bateaux de pêche ou des embarcations en bois ou gonflables. Les candidats à l’émigration irrégulière proviennent des régions intérieures défavorisées de la Tunisie et des quartiers déshérités des grandes villes côtières (3).
Les émigrés tunisiens irréguliers viennent, pour la première fois, en 2008 en tête de liste des migrants ayant débarqué à Lampedusa, soit 6 762 émigrés irréguliers. En 2007 leur nombre a atteint 1100 émigrés et ont ainsi occupé la 4ème place derrière les Erythréens, les Marocains et les Palestiniens. Durant les années 2009 et 2010, le nombre de débarquements sur les côtes italiennes a baissé jusqu’à moins de 10 000 migrants/an en moyenne, en raison du durcissement de la politique migratoire mise en place par l’Italie. Cependant, au lendemain de la Révolution tunisienne, on a enregistré un pic migratoire dû à plusieurs facteurs dont le relâchement sécuritaire, le climat chaotique du pays, l’angoisse des jeunes face à un avenir incertain, l’absence du contrôle du flux migratoire et la capacité du « marché » de la migration irrégulière à mobiliser les jeunes qui aspirent à l’émigration dans un contexte caractérisé par la faiblesse de l’Etat. A partir du deuxième trimestre 2011, l’émigration irrégulière a diminué : le nombre de débarquements de Tunisiens est passé de 20258 arrivées à 4 300 arrivées. L’une des raisons déterminantes de cette baisse est sans conteste la réactivation des contrôles des côtes et des ports par les autorités compétentes. Il est vrai que la Tunisie est un pays d’émigration, mais il n’en demeure pas moins qu’elle est un lieu de passage d’un nombre important de jeunes subsahariens qui passent par la Tunisie pour partir à la rive nord de la Méditerranée de manière irrégulière (4).
En Tunisie, les autorités officielles sont conscientes que les émigrés irréguliers sont victimes d’une crise économique structurelle, dont les séquelles ne peuvent être dépassées que par une stabilisation de la situation politique du pays et par une relance de la croissance mais elles continuent à considérer l’émigration irrégulière comme une pratique illégale. En effet, la loi pour la répression du franchissement illégal des frontières, du 3 février 2004, trop répressive et contraire aux droits de l’homme, n’a pas été modifiée. Sur le terrain, la lutte sécuritaire contre l’émigration irrégulière est considérée comme une priorité par le gouvernement en attendant l’amélioration de la situation économique et la signature d’accords favorisant l’émigration légale. À cet effet, le ministère de l’Intérieur tunisien renforce ses capacités de surveillance avec des aides européennes financières et logistiques. Dans l’opinion publique tunisienne, les drames liés à l’émigration irrégulière suscitent dès les premiers jours la colère, la compassion et le recueillement. Toutefois, après quelques semaines le discours moralisateur incriminant l’émigré revient dans les médias et dans les propos des politiques. Un discours qui rejoint paradoxalement l’approche sécuritaire européenne du phénomène.
Au nord de la Méditerranée, obnubilés par le fantasme de « l’invasion », les Etats, à l’échelle nationale et dans le cadre européen se mobilisent pour verrouiller les frontières à travers FRONTEX (Agence Européenne de Garde-frontières et de Gardes-côtes). Ces dernières années, les frontières extérieures de l’Europe ont enregistré une augmentation sans précédent du nombre de migrants et de réfugiés souhaitant entrer dans l’Union européenne. Les pays ayant une frontière extérieure sont seuls responsables du contrôle aux frontières. FRONTEX peut cependant fournir une assistance technique supplémentaire aux pays de l’UE confrontés à une forte pression migratoire. L'agence coordonne pour ce faire le déploiement d’équipements techniques supplémentaires (tels que des avions et des bateaux) et de personnel spécialement formé. FRONTEX coordonne des opérations maritimes (par exemple, en Grèce, en Italie et en Espagne), mais aussi des opérations aux frontières extérieures terrestres, notamment en Bulgarie, en Roumanie, en Pologne et en Slovaquie. Elle est également présente dans de nombreux aéroports internationaux dans toute l’Europe (5).
Tous les dispositifs, aussi bien au nord qu’au sud de la Méditerranée, n’arrive pas à arrêter les flux des migrations irrégulières. Chaque jour apporte son lot de nouvelles sur les bateaux arrivées sur les cotes italiennes et sur les embarcations interceptées en Méditerranée soit par les autorités tunisiennes soit par leurs gardes-côtes italiens. La résolution de ce phénomène passe par une nouvelle approche qui rompt avec le démon sécuritaire et qui prend en compte la dignité et la liberté des personnes. Depuis la nuit des temps, les frontières n’ont jamais arrêté les déplacements humains. L’émigration est un mouvement naturel et légitime. Il faut créer les moyens d épanouissement des hommes chez eux tout en luttant contre la politique de fortification des frontières européennes au Nord. Au Sud, le discours moralisateur contre les émigrés irréguliers est un discours qui reprend les arguments des Européens. On joue le gendarme qui garde par procuration les frontières européennes. L’approche sécuritaire des flux migratoires en Europe est à la fois hypocrite et anachronique puisque dans les faits et dans les prochaines années, les pays européens auront bien besoin de milliers voire de millions d’hommes issus du Maghreb et d’Afrique pour répondre aux défis du vieillissement de leur population. L’économie européenne doit recruter des bras pour des besoins qui seront de plus en plus incessants.
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