La transition migratoire en Algérie: enjeux politiques et questions humanitaires

Les déterminants de ces migrations sont multiples, et il est vain d’en valoriser un plus qu’un autre tant les flux se sont complexifiés depuis quelques décennies. La croissance africaine n’a pas permis d’améliorer sensiblement les conditions socio-économiques d’existence d’une large partie de la population.. la mauvaise gouvernance persiste.. et s’y ajoute, dans le contexte de mondialisation, l’individualisation des sociétés, associée à l’affaiblissement des solidarités traditionnelles..
2018-09-07

Salim Chena

Auteur de Les traversées migratoires dans l'Algérie contemporaine (Karthala, 2016, en français).


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Semaan Khawam - Syrie

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Entre 2014 et 2018, l'Algérie a expulsé plus de 30 000 personnes originaires de divers pays du Sahel et d'Afrique subsaharienne ; les autorités annoncent, elles, qu'environ 500 personnes entrent illégalement sur le territoire algérien chaque jour, arguant de la menace qu'elles feraient peser sur la sécurité nationale pour justifier leur renvoi au-delà de la frontière. Les migrations subsahariennes en Algérie, dans la période contemporaine, datent des crises climatiques et politiques sahéliennes des années 1970 et, parallèlement, la présence de noirs algériens – notamment descendants d'esclaves, appelés hartani – est importante dans les régions Sud ; cependant, note Salim Khiat, les représentations diffèrent pour ces deux catégories d'individus à la peau noire : tandis que les premiers sont valorisés, car ils partagent un héritage culturel, religieux et politique avec le reste de la nation, les seconds sont objets de représentations dépréciatives, qui leur imputent divers « fléaux sociaux » comme les nomment la presse (vol, trafic de drogue, prostitution, maladies...)(1).

Les migrants subsahariens en situation irrégulière ne représentent, cependant, qu’une faible minorité dans la population et dans les 140 000 travailleurs étrangers de 125 nationalités exerçant légalement : Ali Bensaâd, à titre de comparaison, estimait le nombre de migrants subsahariens, installés ou circulants, à 75 000 personnes en 2009(2), tandis que les autorités annonçait l'expulsion d'environ 10 000 personnes par an entre 2006 et 2008, et 41 000 entre 2009 et 2011. Les chercheurs de l'Institut Européen de Florence estimaient à une centaine de milliers les « travailleurs migrants » subsahariens en Algérie en 2013(3). En décembre 2012, le ministre de l'Intérieur a déclaré qu'il y avait environ 25 000 subsahariens ''réfugiés'' en Algérie dans le contexte des crises politiques et sécuritaires dans la région, et annonçait alors renforcer les capacités d'accueil des départements du Grand Sud : ces migrants seraient originaires, pour la plupart, du Mali et du Niger, et pour une autre part du Nigeria et de RDC. Ils fuient les conflits et l'instabilité politique troublant les routes migratoires traditionnelles et limitant ainsi les opportunités d'emplois, ou entrent en mobilité à cause d'un climat causant de mauvaises récoltes. C'est notamment le cas pour les régions méridionales du Niger, touchées par les activités du groupe Boko Haram et une période de sécheresse. D'autres chiffres du même département évoquaient 30 000 ''Maliens'' fuyant les combats puis l’intervention franco-africaine au Sahel, mais peu d'indications ont été données quant à leur prise en charge ou quant à leur statut juridique (car de nombreux maliens du Nord ont aussi la nationalité algérienne). En mai 2018, l’Union européenne dans son rapport sur la politique de voisinage avec l’Algérie estimait à « plus de 100 000 » personnes la présence de migrants irréguliers, en incluant les syriens et les yéménites(4).

Des migrations de plus en plus complexes

Au-delà des chiffres, sujets à caution quant à la définition des statuts ou leurs sources et pouvant être instrumentalisés, ce fut l’apparition et le développement, à partir de 2013, d’une filière migratoire nigérienne impliquant hommes, femmes, enfants et personnes âgées, destinés à la mendicité, qui a poussé à cette réaction politique ; jusque-là, les migrations transsahariennes concernait principalement des personnes jeunes, souvent des hommes, en âge de travailler, qui restaient dans les quartiers populaires des métropoles méditerranéenne, évitaient l’espace public et circulaient dans l’ensemble de la région (entre Maroc, Algérie et Libye) ou se cantonnaient aux régions Suds de l’Algérie. Cette nouvelle filière, probablement liée au crime organisé, a dispersé en région ces migrants souvent venus du Sud du Niger : 250 à Mila, 850 à Ferdjioua, 200 à Constantine, plus de 2000 dans le département de Béjaïa… Un temps annoncée, la politique de délivrance de permis de travail dans les secteurs sous tension, comme la construction, a laissé place à un retour aux arrestations et aux expulsions collectives ; à l’automne 2014, suite à une visite du ministre nigérien de l'Intérieur, le gouvernement a répondu favorablement à la demande, formulée dans les semaines précédentes au Niger par le ministre de la Justice et porte-parole du gouvernement, d'organiser le « rapatriement » de leurs ressortissants entrés illégalement en Algérie. Ces opérations, parfois assistées par l'Organisation internationale des migrations (OIM), doivent concerner en priorité les femmes et les enfants et mobilisent les ministères de la Solidarité, de la Santé, de l'Intérieur et des Transports – qui réquisitionne des bus – de façon à garantir le respect de leur dignité; ils sont parfois appuyés par l'armée. Or, depuis un peu plus d’un an, elles ont été intensifiées et se sont généralisées en direction de tout migrant originaire d’Afrique noire.

Les déterminants de ces migrations sont multiples, et il est vain d’en valoriser un plus qu’un autre tant les flux se sont complexifiés depuis quelques décennies. La croissance africaine, mal répartie sur le continent, n’a pas permis d’améliorer sensiblement les conditions socio-économiques d’existence d’une large partie de la population, alors que la mauvaise gouvernance persiste ; dans le contexte de mondialisation, l’individualisation des sociétés, associées à l’affaiblissement des solidarités traditionnelles et des remises des migrants de seconde et troisième générations, favorise l’émergence de désir d’émancipation et d’autonomisation, qui peuvent se concrétiser par la migration. Celle-ci est souvent présentée et vécue comme une « aventure » qui permet de se forger le caractère en affrontant les difficultés et de se former en tant qu’individu indépendant dans la vie matérielle, culturelle et quotidienne. Il s’agit, souvent, d’une expérience vécue comme une forme de rite de passage ou de rite initiatique, surtout pour les plus jeunes. Cependant, il ne s’agit plus d’une immigration des campagnes, d’hommes peu instruits et peu qualifiés, s’inscrivant dans une filière établie à partir de la famille, du village ou d’une entreprise que l’on nommait norias ; les trajectoires sociales des migrants sont, aujourd’hui, individualisées, non-linéaires (ils circulent plus qu’ils n’immigrent) et sortent des cadres légaux face au durcissement des conditions d’émigration ou d’étude en Europe. Ces migrants sont souvent urbains, avec un niveau d’enseignement secondaire voire supérieur, et issus des classes moyennes plutôt que des plus pauvres parmi les pauvres. Enfin, bien entendu, les crises politiques et sécuritaires de l’espace saharo-sahélien et du Moyen-Orient ont contribué à accentuer le phénomène.

La politisation des migrations

Mais, ce n’est pas encore l’image qu’en ont la population ou les autorités. La xénophobie populaire persiste, et est entretenue sur les réseaux sociaux, tandis que les autorités soufflent le chaud et le froid en alternant entre l’affirmation des principes politico-diplomatiques algériens (favoriser une « approche globale » de la question, refuser d’être le « gendarme » de l’Europe, privilégier le traitement humanitaire) et la reprise des stéréotypes les plus éculés sur les Noirs africains. Les transporteurs (taxis, bus) de l’Ouest algérien ont ainsi été priés d’éviter de prendre des clients subsahariens pour ne pas faciliter leurs déplacements…

Car, les migrations, en Algérie, sont dorénavant un sujet politique. Le président de la Commission Nationale Consultative de Promotion et de Protection des Droits de l'Homme (CNCPDH), a proposé d'interdire l'accès au territoire aux « réfugiés » subsahariens et syriens. Dans un entretien accordé au journal arabophone Al Mihwar Al Yawmi, paru le 6 septembre 2014, celui-ci entend « préserver [leur] dignité » en réclamant des « mesures strictes pour limiter leur nombre » à cause du « risque de propagation de maladies et de la criminalité qui guette notre société ». L'Association Alger La Blanche, par le biais d'Abdelhafid Sellami, a défendu l'arrestation et l'expulsion des « Africains » de la capitale ; ce groupuscule, proche des milieux salafistes et conservateurs, s'est déjà manifesté dans des campagnes réclamant la fermeture des bars et débits de boissons. Lakhdar Benkhellaf, député islamiste du Front pour la Justice et le Développement, a défendu la préférence nationale dans l'accès à l'emploi et s'est inquiété des risques pour la santé et la sécurité publiques, tout en réclamant le regroupement des exilés et l'organisation de leur prise en charge(5). Puis, en 2017, ce sont des membres du gouvernement qui ont estimé que les migrants subsahariens seraient des « menaces » pour la « sécurité nationale », avant d’être contredit par le chef de la Sureté nationale indiquant qu’il n’y avait pas de liens entre criminalité et migration : ce qui interroge l’existence d’une véritable politique d’immigration et d’asile concertée au sein du pouvoir.

Ces opérations coordonnées d’expulsions se justifieraient néanmoins par les risques encourus par les migrants, d’autant qu’à partir de différends mineurs ou de rumeurs, des affrontements ont pu avoir lieu entre Algériens et migrants subsahariens à Oran en 2005 ou Ouargla et Béchar en 2016. Rappelons, notamment, le décès de 92 personnes, principalement des femmes et des enfants, dans leur traversée à pied du Sahara algéro-nigérien en octobre 2013, et celui d'un bébé de 2 ans percuté par une voiture alors que sa mère – également tuée – pratiquait la mendicité à Bejaïa en novembre 2014. En dépit de toutes ces précautions, au Sud de Ghardaïa, un accident de la circulation a coûté la vie à 9 personnes, dont 3 enfants, et 2 algériens, et a fait 16 blessés graves le 14 décembre 2014 lors d'un rapatriement devant amener les migrants à Tamanrasset avant d'être reconduits au Niger. Et, en novembre 2015, un incendie dans un hangar accueillant des migrants, géré par le CRA, a coûté la vie à 18 d'entre eux dans la ville de Ouargla.

Parmi la population algérienne, certaines attitudes et représentations ont aussi persisté, par exemple au moment de l’épidémie du virus ébola en 2014. Liberté rapporte dans son « Radar » un échange témoignant de la prégnance de l'association entre populations noires et maladies infectieuses : à un Algérois l'importunant à propos de sa supposée contamination au virus ébola, un Subsaharien a eu ces mots qui ont frappé l'assistance : « Nous sommes tous l'ébola de quelqu'un d'autre, alors ébola toi-même ! ». À In Guezzam, ville frontalière du Niger, une simple rumeur de l'arrivée de migrants contaminés a suscité la panique et contraint les autorités locales à la démentir publiquement. Parmi d’autres, le quotidien Echourouk, journal à sensation (tabloïd), est lui resté sur la ligne éditoriale traditionnelle assimilant migrants subsahariens et maladies, criminalité et prostitution ; il a ainsi continué de produire plusieurs unes à caractère raciste quand la plupart des grands médias, papier et en ligne, commençait à donner la parole aux migrants, à questionner leurs conditions de vie et à critiquer la xénophobie populaire et institutionnelle.

La majorité de la population, au contraire, s'interroge de cette évolution sensible et rapide de cette présence jusque-là occultée et refoulée, mais s'inquiète aussi des conditions de vie dégradantes de familles entières et de la non scolarisation des enfants – qui constitueraient une partie importante de ces « réfugiés ». Elle s’était déjà largement émue du viol collectif d’une camerounaise sans-papier à Oran en 2015, précédé par d’autres fait divers du même type dans la même zone. À Bejaïa, des associations ont manifesté pour réclamer une prise en charge décente des familles migrantes faisant la mendicité. De petites associations locales ou des particuliers organisent une aide de fortune, surtout pendant le mois de Ramadan, sans compter l'aumône faite dans les rues. La Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH), les syndicats autonomes (notamment le SNAPAP à Oran) et les associations de jeunes s’engagent de plus en plus dans la défense des migrants, quand Amnesty international Algérie s’inquiète de l’absence d’une politique d’asile. Fait inédit, une Plateforme Migrants Algérie (PMA) s'est constituée, en décembre 2015, pour sensibiliser le public et influencer les autorités, particulièrement sur les questions de discriminations et d'exploitations ; rassemblant plusieurs organisations de la société civile, elle réclame aussi une nouvelle loi sur l'asile pour mettre à jour le dispositif juridique existant mis en place par un décret de 1963.

C’est surtout la politique algérienne d’expulsion, pourtant ancienne, qui fait l’objet de plusieurs critiques qui ne viennent plus seulement d’ONG algériennes sensibles à la question, mais aussi d’organisations internationales ou d’ONG mondiales, voire de partenaires. Le gouvernement nigérien s’est plaint que certains migrants refoulés à ces frontières ne soient pas des ressortissants du Niger, et n’entrent pas dans le cadre de l’accord de rapatriement. Amnesty international a alerté des dures conditions de détentions et de refoulement, en plein désert du Sahara, des migrants et migrantes, dénonçant des rafles aveugles qui conduisent les autorités à expulser parfois des personnes en situation régulière sur le simple fait de leur couleur de peau (voire d’expulser des noirs algériens). Le Haut-Commissariat des Nations-Unies aux Droits de l’Homme a critiqué le flou des procédures, en outre de leur dureté. Les migrants refoulés eux-mêmes ont exprimé leur ressentiment en manifestant devant le consulat algérien à Gao (Mali) en mars 2018 pour protester contre les mauvais traitements dont ils auraient été victimes en Algérie au moment de leur expulsion, notamment le fait d’être relâché dans un no man’s land en plein désert.

Au centre d'une région touchée par les répercussions des turbulences politiques internationales, et se projetant dans un Sahara en mutation économique et écologique, l'Algérie voit une partie des mobilités humaines la traversant changer, tandis qu’elle apparaît, à tort ou à raison, comme un îlot de stabilité, voire de prospérité, dans la région. Les migrations sont désormais politisées, perçues sous un prisme politique. Les discours officiels et dominants n'hésitent pas à lier l'origine de ces mouvements de populations aux conséquences de l'aventurisme politique des peuples voisins et des puissances occidentales lors des « Printemps arabe »(6). La politisation latente, ou le sous-texte, de ces nouvelles représentations et visibilisation des migrations transsahariennes et syriennes n'a pas manqué de questionner l'homme de la rue, depuis longtemps habitué à pratiquer une analyse subalterne des faits sociopolitiques et à traduire en langue profane les actions et les discours publics. Ainsi, la dispersion de ces nouveaux ''migrants de crise'', d'Adrar à Tebessa et d'Alger à Ghardaïa, est interprétée par certains comme une mise en garde par migrants interposés contre les risques que pourraient amener un renversement brutal du régime. Ces nouvelles migrations interrogent alors la population sur les conséquences de l'instabilité politique régionale – violence, crise économique, paupérisation accélérée, déplacements... – et le pouvoir semble alors leur demander : « Et vous, où irez-vous ? ».

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1- KHIAT, Salim, « Les noirs en Algérie : « Les nôtres » et « les leurs ». Noirs autochtones et immigrés subsahariens. L’Altérité en circulation », Naqd, n°32, 2015, pp. 207-225.

2- BENSAÂD, Ali, « L’immigration en Algérie. Une réalité prégnante et son occultation officielle », in : BENSAÂD, Ali (sous la direction de), Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes. Immigration sur émigration, Paris : Karthala, 2009, pp. 18-20.

3- De BRUYCKER, Philippe, Di BARTOLOMEO Anna, FARGUES, Philippe, Migrants smuggled by sea to the EU : facts, laws and policy options, MPC RR2013/09, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, San Domenico di Fiesole (FI) : European University Institute, 2013, p. 3.

4- Les institutions européennes notent qu'environ 40 000 personnes venant des zones de conflit en Syrie ont été accueillies sans formalités de visas par l'Algérie, qui leur a facilité la possibilité de s'installer et de scolariser leurs enfants.

5- GUENANFA, Hadjer, « L’Algérie confrontée à un exode massif des refugiés subsahariens, selon un député », TSA, 14 septembre 2014.

6- Lors d'une soirée organisée au profit des réfugiés subsahariens, syriens et palestiniens en Algérie, Saïda Benhabyles, ancienne ministre et sénatrice, et par ailleurs présidente du CRA, déclarait que « l'OTAN n'est pas faite pour démocratiser, ni pour stabiliser les pays », souhaitant « que ces grandes puissances pensent aux conséquences dramatiques de leurs décisions sur l'humanité ». Selon elle, « l'Algérie est en train de gérer les erreurs stratégiques des grandes puissances qui, en multipliant les interventions armées, causent des flux migratoires importants constituant un véritable drame humanitaire ».

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