Brûler les frontières pour ne pas brûler sa vie. L’émigration irrégulière en Algérie.

Le discours des harraga est sans conteste politique. Le chômage, ou plus précisément l’absence d’activité économique stable et légale, le manque de logement, la faiblesse des infrastructures, la corruption, le mépris des élites, la cherté de la vie, l’inefficacité des politiques publiques.. fondent un contexte dans lequel il est préférable d’ «être mangé par les poissons plutôt que par les vers ».
2018-10-13

Salim Chena

Auteur de Les traversées migratoires dans l'Algérie contemporaine (Karthala, 2016, en français).


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Johnny Samaan - Syrie

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La presse algérienne, ces dernières années, a peu évoqué « el harga », après en avoir fait ses choux gras à la fin de la première décennie du XXIe siècle – durant laquelle elle y consacrait de nombreux dossiers, reportages et entretiens. Ce changement d’attitude relève, néanmoins, plus d’une banalisation du phénomène que de sa disparition. L’émigration irrégulière, depuis les côtes algériennes de la Méditerranée, semble être devenue une pratique structurelle dans une société où une majorité de la population a le « désir de partir » (1).

Après une stabilisation des départs, voire une accalmie, dans la première moitié des années 2010, les arraisonnements d’embarcations de harraga sont repartis à la hausse durant l’année 2017 avec plus de 5 000 personnes arrêtées, contre environ 1 500 en 2015, d’après les chiffres du Ministère de la Défense nationale (2). Ces départs ont notamment concernés l’Espagne où, entre le 26 octobre et le 3 novembre, environ 600 Algériens ont atteint les côtes ibériques (3), mais, sur cette même période, l’Italie note aussi une reprise des arrivées maritimes irrégulières d’Algériens avec un retour aux chiffres du milieu des années 2000 (plus ou moins 1 500 arrivées annuelles). Cette année 2017 aurait vu plus de 8 500 arrivées irrégulières d’Algérien.ne.s sur l’ensemble des côtes européennes selon le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Régfugiés (HCR), chiffres qui restent cependant à relativiser en comparaison avec le nombre de migrants subsahariens, du Moyen-Orient ou d’Asie centrale, ou même aux migrations marocaines.

L’Algérie est ancien pays d’émigration que la transition migratoire a aussi transformé en pays d’immigration en provenance du Sud du Sahara et du Moyen-Orient déstabilisé. Entamée durant la Première Guerre mondiale, puis s’accentuant encore durant les « années folles » (1920-1930), l’émigration algérienne devient massive durant l’après Seconde Guerre mondiale avec les besoins en travailleurs pour la reconstruction, puis avec le passage au regroupement familial, à partir de 1974 en France (4), qui entame la naissance d’une communauté algérienne à l’étranger (5), analysée comme un « troisième âge » de l’émigration algérienne par le sociologue algérien Abdelmalek Sayad (6). Mais, c’est avec le durcissement progressif des conditions d’entrée et de séjour en Europe, qui a rendu l’obtention de visas d’études ou de séjours pour l’espace Schengen bien plus difficile à obtenir, que la migration irrégulière s’est développée durant les années 1990 et les années 2000.

Un « quatrième âge » (7) a existé durant la « décennie noire » des années 1990, mais a surtout concerné des élites intellectuelles (enseignants, chercheurs, médecins, journalistes, artistes…), plutôt laïques et francophones, fuyant la montée de l’intégrisme et de la violence politique pour rechercher l’asile. Aujourd’hui, les demandes d’asile sont aussi importantes, mais relèvent plus d’un usage stratégique de l’asile (8), qui permet une protection contre l’expulsion durant la procédure d’attribution (le sésame étant rarement obtenu par les Algérien.ne.s), parfois en tentant de se faire passer pour des moyen-orientaux voulant échapper aux guerres qui ravagent la région. Face à une « Europe forteresse » qui a tendance à s’emmurer, reste donc la voie de l’exil irrégulier pour les harraga algériens : selon le directeur de la Police de l’Air et des Frontières française, environ 10 000 Algérien.ne.s sont interpellés chaque année pour séjour irrégulier, notamment après avoir excédé la durée de leur visa pour rester clandestinement en France – visa, en outre, qui est parfois obtenu frauduleusement contre plusieurs milliers d’euros auprès des sous-traitants des consulats français (des « vrais faux » visas en somme).

Les wilayates de l’Ouest (Tlemcen, Oran, Mostagnem) et de l’Est (Skikda, Annaba, El Tarf) sont les principaux points de départs à destination, respectivement, des régions d’Almeria et de Murcie en Espagne et de l’île de la Sardaigne en Italie ; une autre route, un peu plus longue, apparue vers les années 2010, part de la région de Dellys vers l’île espagnole de Majorque. C’est entre 2005 et 2006 qu’apparaît el harga en Algérie, c'est-à-dire le départ des côtes algériennes vers les rives européennes par une route maritime directe ; l’émigration irrégulière des années 1990 et du début des années 2000 se concentrait, elle, sur les routes traditionnelles passant par le Maroc ou, dans une moindre mesure, par la Libye, voire dans de rares cas par un passage entre Syrie, Turquie et Grèce. A cette période, depuis l’Algérie, la technique la plus usitée était encore de se cacher dans un navire marchand, avec ou sans complicité, d’où les nombreux jeunes algériens scrutant les ports en quête d’informations.

La pratique touche l’ensemble des catégories sociales, bien qu’elle soit dominée par des hommes, jeunes (parfois adolescents), issus des classes populaires et sans emploi stable. Au-delà de l’image d’Epinal du harrag, l’on a vu partir de jeunes diplômés du supérieur, des membres des classes moyennes relativement aisés, des sexagénaires ou septuagénaires, des handicapés, des femmes parfois enceintes ou avec leurs jeunes enfants.

Les techniques utilisées varient énormément selon le type de filière. Un grand nombre de départs se réalise sur un mode artisanal, par des filières « spontanées » (9), mais il existe également des filières « professionnelles », pouvant recruter des candidats venant de l'ensemble du territoire national, ainsi que des filières « transnationales », qui peuvent recruter au-delà des frontières ; cette dernière catégorie ne semble pas véritablement implantée en Algérie, bien que des Algériens soient détenus dans les pays voisins du Maghreb pour avoir tenté de rejoindre l’Europe, depuis le Maroc ou la Libye. Les filières organisées en réseau, avec une forte division du travail, et orientées vers la réalisation de profits plutôt que vers la réussite du passage, se sont développées parallèlement à l’enracinement de la pratique de la harga, mais nécessitent, pour le candidat, un plus fort investissement financier – entre 80 000 et 150 000 dinars. Le travail s’y décompose entre « chauffeur », responsable du matériel et des vivres, « logeur », qui rassemble les candidats avant le départ, et les « passeurs » à la tête de l’organisation qui gèrent l’ensemble du réseau, parfois avec des complicités dans les forces de sécurité.

Cependant, si ce type d’organisation persiste bien en dépit des démantèlements successifs, les filières artisanales constituent une part importante des filières de la harga. Loin des images sociales et politiques proposées par les discours sécuritaires dominants, ces filières sont le fait, en tout premier lieu, d’habitants des côtes pratiquant (ou ayant pratiqué) les métiers de la mer, connaissant la navigation et ses risques (10). Ce sont plutôt des groupes de solidarités, définis par des liens familiaux ou par le lieu d’habitation, rassemblant quelques personnes qui vont mettre en commun leurs ressources pour s’équiper (barque, moteur, GPS marin…) et, éventuellement, rechercher d’autres candidats dans des cercles de connaissances concentriques pour compléter les ressources collectives et former, finalement, un équipage d’une dizaine de personnes qui ne débourseront pas plus de 30 000 à 50 000 dinars – voire partiront gratuitement si une place reste libre et qu’il s’agit d’une personne connue des autres membres ou en situation de grande précarité. Il s’agit également, pour les plus jeunes, d’une forme de rite de passage, de bravade sur fond d’impasse sociale (11). Cette reconversion des savoirs-naviguer côtiers peut s’expliquer aussi par l’essoufflement de la rentabilité des activités de petite pêche, du fait de la pollution maritime et de la concurrence de chalutiers plutôt que de petits-métiers ou de barques (12).

Deux éléments différencient ces filières : pour les filières organisées, elles rassemblent des individus qui ne se connaissent pas, dépendant d’acteurs extérieurs au groupe de partants et sont destinées à la réalisation de profits : c’est ainsi que l’on peut retrouver une vingtaine ou une trentaine de personnes sur une embarcation. Dans les filières artisanales, le passage reste l’objectif principal, l’inter-connaissance des membres fonde la solidité du groupe : bref, les émigrants, très rarement plus de dix par barque (généralement autour de 5), maîtrisent entièrement le processus de migration grâce à la socialisation de leurs moyens. Enfin, le contrôle et l’action des forces de sécurité alimentent une dynamique auto-entretenue de perfectionnement des moyens d’émigration, avec des embarcations de plus en plus puissantes et légères, mais aussi une tendance à prendre de plus en plus de risques lorsque les itinéraires traditionnels sont trop étroitement surveillés.

Les autorités ont réagi en créant le délit d’ « émigration clandestine », puni de deux à six mois de prison et de 20 000 à 60 000 dinars d’amende. Les candidats à l’exil sont rarement condamnés à des peines de prison fermes, sauf dans certains cas de récidives ; cependant, les réseaux de passeurs le sont parfois de plusieurs années de prison. Pour tenter de dissuader les harraga algériens, le gouvernement s’est appuyé sur les institutions religieuses comme le Haut Conseil Islamique, qui a édicté plusieurs fatwas assimilant l’émigration irrégulière au suicide.

Pour ceux qui réussissent la traversée, ce sont généralement les garde-côtes européens qui les interceptent dans leurs eaux territoriales, évaluent leur état physique, les placent en centre de rétention ; ensuite, ils sont le plus souvent relâchés avec une obligation de quitter le territoire, ou peuvent être retenus en vue de leur expulsion lorsque les formalités juridiques et administratives peuvent être réalisées rapidement.

Pour qui veut l’écouter, le discours des harraga est sans conteste un discours politique. Le chômage, ou plus précisément l’absence d’activité économique stable et légale, le manque de logement, la faiblesse des infrastructures, la corruption, le mépris des élites, la cherté de la vie, l’inefficacité des politiques publiques fondent un contexte dans lequel il est préférable d’ « être mangé par les poissons plutôt que par les vers » comme le dit une expression répandue. Le terme de hogra exprime ce sentiment des harraga, qui refusent de s’adresser à des institutions auxquelles ils s’opposent pour résoudre leurs problèmes quotidiens (13). Des facteurs d’émancipation des cadres de la société traditionnelle (échapper à un mariage forcé, assumer une grossesse non-désirée et hors mariage…) et d’autonomisation de l’individu dans la structure familiale (subvenir soi-même à ses besoins, devenir chargé de famille…) expliquent également cette recherche d’une forme de liberté permettant la réalisation de soi. En l’absence d’un champ politique autonome et vivant une « mal-vie » aux marges de la société, Farida Souiah analyse el harga comme une porte de sortie (exit) permettant de contourner les alternatives d’un engagement politique voué à l’échec (voice) ou l’acceptation passive de leur condition, voire l’entrée dans les circuits du clientélisme (loyalty) ; el harga s’impose donc comme une forme de contestation passive, ou plutôt une expression active du mécontentement et de l’insatisfaction (14).

L’émigration irrégulière constitue donc un défi important pour le régime algérien, aussi bien à l’intérieur du pays, où les familles de harraga disparus en mer se mobilisent depuis plusieurs années, qu’à l’extérieur, où elle renvoie une toute autre image que celle que la communication officielle souhaite promouvoir. Néanmoins, les migrations, qu’elles soient transsahariennes ou trans-méditerranéennes, constituent également un élément majeur de la géopolitique euro-méditerranéenne ; bien que la position originale d’Alger dans celle-ci l’amène à refuser d’être le « gendarme de l’Europe », l’inflexion de sa législation entre 2008 et 2009 et la persistance des migrations transsahariennes en font un outil de marchandage important de ses relations extérieures.

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1- Kamel Rarrbo, «Le désir de partir», Confluences Méditerranée, n°14, Printemps 1995, pp. 21-26.
2- Charlotte Bozonnet, Zahra Chenaoui, « L’émigration algérienne repart à la hausse », lemonde.fr, 6 décembre 2017.
3- Sonia Lyes, « Arrivées massives de harragas : l’Espagne hausse le ton face à l’Algérie », TSA, 20 novembre 2017.
4- Farida Souiah, « L’émigration algérienne », Questions internationales, n°81, septembre-octobre, 2016, pp. 52-55.
5- Avec près d’un million et demi de personnes en France, et quelques centaines de milliers répartis dans différents pays comme l’Espagne, le Canada, les Etats-Unis ou l’Allemagne.
6- Abdelmalek Sayad, « Les trois ‘âges’ de l’émigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 15, 1977, pp. 59-79.
7- Myriam Hachimi Alaoui, Les Chemins de l’exil. Les Algériens exilés en France et au Canada depuis les années 1990, Paris, L’Harmattan, 2007.
8- En Grèce, certains se présentent comme Syriens, bien que cela soit rarement couronné de succès ; en Allemagne ou en France, où le subterfuge est encore plus rapidement démasqué, les demandes sont presque systématiquement rejetées, mais restent importantes : par exemple, ils étaient plus de 2 500 à demander l’asile en France en 2017.
9- Pour une typologie des filières migratoires maghrébines, voir Mehdi Mabrouk, « Émigration clandestine en Tunisie : organisations et filières », Naqd, n°26-27, 2009, pp. 101-126.
10- Parmi les harraga interrogés, aucun n’ignore les risques encourus (avarie les amenant à errer en mer et épuiser leurs vivres, naufrage suivi de noyade, arrestation et condamnation), ni les difficultés de la vie d’immigré en Europe pour se loger, travailler, s’intégrer...
11- Noureddine Khaled, « Adolescents harragas : risquer sa vie comme seule possibilité de réalisation de soi », Adolescence, Tome 31, n°3, 2013, pp. 699-709.
12- Sur le cas de Sidi Salem, en périphérie d’Annaba, voir Salim Chena, « Sidi Salem et el harga », Hommes & migrations, n°1300, 2012, pp. 52-61.
13- Les agences publiques d’aides à l’emploi des jeunes ou à la création d’entreprise ont été sollicitées pour des prêts, sous prétexte de se lancer dans l’activité de la pêche, mais les fonds sont en réalité réinvestis dans les projets de départs clandestins.
14- Farida Souiah, « Les harraga algériens », Migrations société, n°143, 2012, pp. 105-120.

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