Le 11 janvier 1992, un coup d’État militaire mettait un terme brutal à l’expérience démocratique algérienne et inaugurait une décennie sanglante de la « sale guerre » contre les populations civiles. Les auteurs de ce, un groupe de généraux sans scrupules, portent la responsabilité de l’effroyable bain de sang, de la torture généralisée, des enlèvements et exécutions extrajudiciaires qui traumatisent durablement des générations d’Algériens. En attendant le bilan qui ne manquera d’être tiré, le vingt-cinquième anniversaire de ce tragique événement est l’occasion d’effectuer un état des lieux de la régression du droit et des périls auxquels l’Algérie est confrontée.
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En hommage à Abdelhamid Mehri (1926-2012)
Bénéficiant de l’appui constant et hypocrite de l’Occident, le régime issu du coup d’État du 11 janvier 1992 a entériné les pires atteintes aux droits de l’homme au nom d’une guerre antisubversive contre des groupes armés sans affiliation politique reconnue et n’ayant pour programme que la violence pure. À ce jour, faute d’enquêtes conduites par des parties incontestables, l’opacité règne toujours quant à l’identité des acteurs, exécutants et commanditaires de cette pièce macabre. Les appareils de propagande du régime, sa presse « indépendante » et ses commandos médiatiques, appuyés par des relais néoconservateurs – qui ne se souvient, par exemple, de la partition jouée dans les années 1990 par les « nouveaux philosophes » et la chaîne « culturelle » Arte ? – où des médias parisiens stipendiés ont tenté d’orienter la responsabilité de cet invraisemblable catalogue d’atrocités et d’imposer un storytelling où la modernité « républicaine » était confrontée à l’obscurantisme « intégriste ». Comme si la réalité des forces politiques algériennes se réduisait à cette dualité aussi simpliste que mensongère…
L’atroce nudité du régime
Dans un monde où ces formules ont cessé de faire sens depuis longtemps, le résultat de ces coûteuses campagnes est néanmoins peu probant. Le régime a perdu son aura tant ce qu’il montre est épouvantable. De fait, malgré l’activisme de ses agents et les énormes moyens dont ils ont disposé, l’ombre des dizaines de milliers de morts et de disparus obscurcit irrémédiablement l’horizon de la dictature. Malgré les artifices juridiques destinés à institutionnaliser l’amnésie et à criminaliser celles et ceux qui recherchent la vérité sur le carnage, les spectres des victimes innocentes hantent les allées du pouvoir. Le « fleuve de sang » évoqué en 2002 par Hocine Aït-Ahmed devant un tribunal parisien continue en 2017 de baigner les rivages de l’organisation militaro-policière au pouvoir à Alger.
Avec le recul, il n’est plus grand monde pour justifier à quelque titre que ce soit ces massacres. La guerre contre les civils a été une guerre pour le pouvoir et la rente. Quel crédit résiduel accorder à l’éradication « idéologique » devant l’évidence de la prédation. Privée d’institutions légales et légitimes, la société est livrée à tous les apprentis sorciers chargés de la dépolitiser et de détourner l’attention. Ainsi, sous la conduite « républicaine et moderne » des généraux putschistes et sanguinaires, la régression est telle que les pires manifestations d’obscurantisme d’État ne choquent plus personne dans un pays où des Tartuffes analphabètes prononcent ad nauseam des sermons absurdes à la télévision et où d’étranges terroristes repentis ouvrent des « cliniques » de sorcellerie. Dans cette réalité obscène voulue par un système sans morale ni principes, où des charlatans vendent des remèdes-miracles avec le soutien télévisé du ministre de la Santé.
La régression vers l’irrationnel et la bigoterie est l’une des manifestations les plus voyantes de l’œuvre destructrice de ce régime. Ces vingt-cinq années ont bien été celles d’une guerre généralisée, aux niveaux économique, moral et culturel, contre le peuple. La politique de terreur et le voile de sang qu’elle a produits ont permis de reléguer en arrière-plan la réorientation prétendument « libérale » de l’économie algérienne avec les accords de 1994 avec le FMI. Ce réajustement a signifié la fin de l’orientation sociale et de développement de la production nationale au profit d’une infitah (« ouverture ») commerciale dévoyée bénéficiant aux clientèles du système. Sur le plan économique et social, malgré les revenus phénoménaux entre 2001 et 2015 (plusieurs centaines de milliards de dollars), les performances des investissements pharaoniques réalisés sont désastreuses : les infrastructures (autoroutes et autres) construites à des coûts exorbitants se délitent à vue d’œil et les nouvelles cités dortoirs inhumaines, très vite dégradées, sont des foyers de déviances. Est-il nécessaire d’évoquer le taux de chômage réel ou la faiblesse abyssale de la production nationale ? Il suffit de visiter un hôpital n’importe où sur le territoire pour mesurer l’ampleur du gâchis et de la déshérence.
Mais la gabegie sans précédent et la corruption astronomique, qui resteront comme la marque de la « présidence » Bouteflika, ont permis la constitution de fortunes colossales d’hommes liges des décideurs. Des businessmen branchés directement sur la rente et qui apparaissent de plus en plus ostensiblement comme une partie prenante du pouvoir. Des affairistes incultes qui investissent à travers le monde et qui s’expriment avec plus d’autorité que les structures officielles réduites à agiter des spectres pour tenter vainement de calmer l’exaspération des populations dont une partie croissante est confrontée à la précarité et à la pauvreté. L’Algérie de 2017 est celle où l’enrichissement sans cause d’affairistes s’exhibe à côté de nuées de miséreux, les uns et les autres incarnations d’un effroyable creusement des inégalités.
Cela a été dit et démontré : le régime d’Alger, au bout des manipulations et de la fuite en avant, est confronté à l’asséchement progressif de ses moyens financiers pour anesthésier la montée des contestations politiques et sociales. Le régime est contraint de réduire ses dépenses dans une perspective à court terme d’évaporation de ses réserves de change. Très concrètement, la stérilité durable conjuguée à une rare incurie laisse de moins en moins de marges de manœuvre face au mécontentement croissant.
Bagdad, Tripoli, Damas, Sanaa… Alger ?
Car à l’issue de ces vingt-cinq années perdues par le pays, le régime n’a plus d’autres arguments pour rappeler à l’ordre une société à bout de pessimisme que d’agiter la menace d’une nouvelle ère de violence en invoquant les crises libyenne et syrienne. Les Algériens n’ignorent pas que les principaux responsables de la situation dans ces deux pays sont très directement les régimes dictatoriaux. En affaiblissant le front socio-politique interne par l’écrasement des libertés ces « régimes frères » ont favorisé les interventions extérieures.
L’injonction au silence et à l’obéissance sans discussion est justifiée par de vagues « menaces externes ». Les termes du chantage ne sont guère subtils : la contestation politique serait un appel à l’immixtion étrangère. Mais ce faisant, la dictature algérienne impose une équation à laquelle personne ne peut souscrire. L’opposition algérienne a maintes fois réitéré sa volonté d’une transition pacifique et son refus de la violence. Du « contrat national » du 13 janvier 1995 aux initiatives actuelles pour un large consensus national de sortie de crise, cette opposition n’a cessé de rechercher un terme politique et pacifique aux violences déclenchées par le putsch du 11 janvier 1992. Le peuple algérien a montré plus d’une fois son refus des logiques sanglantes lors de la décennie 1990.
À la différence de la Libye et de la Syrie, les partisans de la lutte armée des années 1990 n’ont pas été soutenu par des catégories significatives de la population algérienne, pas plus qu’ils n’ont reçu d’aides massives des pétromonarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ou le soutien atlantiste agissant.
L’éthique politique ne détermine pas les options d’un Occident capable de brûler sans ciller aujourd’hui ce qu’il a adoré hier. D’aider d’une main ce qu’il fait mine de combattre de l’autre. Le constat est patent s’agissant de la Syrie, mais on a pu l’observer récemment en Irak, en Libye et au Yémen. Est-il permis pour autant de penser que les dirigeants actuels du G7 et de l’Otan puissent se retourner contre leurs amis au pouvoir à Alger à la faveur de circonstances propices ? Rien n’interdit de le penser à l’aune des expériences récentes précitées. Mais si intervention extérieure il devait y avoir dans une Algérie affaiblie, ce serait plus probablement pour venir au secours d’un régime qui sert parfaitement les intérêts étrangers. Quels responsables des États occidentaux souhaitent aujourd’hui une Algérie démocratique, donc forte, capable de faire entendre sa voix, de résister aux pressions et de s’opposer efficacement aux agendas extérieurs à la région ? Alors même que ces responsables ont tout fait, depuis deux décennies, pour étouffer les voix de celles et ceux – notamment les familles de disparus – qui réclamaient la vérité et la justice sur le sort des victimes de la « sale guerre », en particulier dans les enceintes de l’ONU.
La main de l’étranger et la résistance populaire
L’épouvantail de la menace extérieure est aussi vieux que le mythe de la « citadelle assiégée » forgé par le pouvoir algérien au cours des années 1970. Dans l’inventaire substantiel du mensonge de la communication autoritaire, les formulations très datées sur la « main étrangère » tirant d’improbables ficelles subversives ne prêtent même plus à sourire.
Les mains étrangères existent pourtant. Ces mains étrangères sont celles, très actives, des « trustees » qui administrent les fiduciaires de Singapour, de Hong Kong ou des îles anglo-normandes. Ces mains dont la réalité est avérée sont celles qui gèrent les comptes en Suisse, au Panama, dans le Delaware… Elles appartiennent aux fondés de pouvoir financiers de la dictature. Ces mains étrangères sont au service de ceux pour qui ce pays, qu’ils dirigent effectivement, ne représente qu’une terre de pillage.
Le sang des Algériennes et des Algériens a beaucoup coulé au cours de ces deux derniers siècles et aucun homme politique ne saurait impunément défendre des séditions armées
. Quel opposant responsable et sincère ignore qu’un appel aux armes pour renverser le régime est un appel au suicide collectif ? Aucun cadre politique responsable ne peut souhaiter l’intrusion de parties externes dans le débat national et a fortiori de forces étrangères sur le territoire national. Aucun opposant ne peut raisonnablement proclamer que l’instauration d’un État de droit en Algérie pourrait résulter d’une confrontation militaire avec le régime. Mais aucun militant digne de ce nom ne peut abandonner la lutte politique par tous les moyens pacifiques pour les libertés.
De par sa nature brutale, son illégitimité et son mode de fonctionnement délinquant, la dictature militaro-policière constitue la première hypothèque pour le futur du pays. Le régime suscite l’émeute et appelle à la violence, terrain sur lequel il possède un savoir-faire sanglant. La menace principale qui pèse sur le peuple algérien, le vecteur effectif d’une intervention étrangère, est la dictature elle-même.
Le peuple algérien, qui n’a jamais renié ses valeurs humanistes, connaît le prix de la souveraineté et de l’unité nationale. Il demeure le gardien vigilant de ses valeurs. Malgré les atteintes imprescriptibles portées à l’Algérie et ses générations montantes, en dépit de ce quart de siècle perdu pour le progrès et l’édification. Mais ce peuple, insulté et méprisé par des aventuriers que les circonstances d’une histoire tragique ont porté au pouvoir, a toujours fait preuve d’une résistance patiente et résolue. Les Algériennes et les Algériens qui, dans leur immense majorité, refusent l’arbitraire, sauront le révoquer au moindre coût humain par les moyens non violents de la politique.