À la mémoire de la moudjahida Zina Haraigue (1926-2016)
Décidemment, le thème de la « libération de la femme algérienne » inspire toujours autant certaines sphères intellectuelles françaises, encore partagées entre paternalisme, aigreur et regrets éternels. Un article publié en septembre 2016 par une revue française revient sur cette thématique en remontant, avec forcesapproximations, aux temps défigurés de la colonisation et de la guerre d’indépendance[1].Un article certainement écrit avec les meilleures intentions du monde, visant à dénoncer l’origine coloniale de l’obsession française contemporaine du « dévoilement » des musulmanes (au nom de la « laïcité », de l’« assimilation », etc.).Mais qui, par sa méconnaissance des réalités historiques qu’il évoque et par les erreurs de perception qu’il véhicule, participe en pratique à l’occultation des vrais enjeux de la lutte actuelle pour leur émancipation des femmes de « culture musulmane », en Algérie comme en France.
Patriarcat et indépendance
Cette énième variation sur ce thème, décidemment lancinant,s’achève sur la note désenchantée d’un « FLN » coupable selon son auteur d’avoir gravement contrarié l’« émancipation de la femme »,notamment en revenant en 1984 (et non en 1986 comme l’écrit l’auteur), avec la loi sur le Code de la famille,sur les prétendues avancées d’une ordonnance coloniale de 1959 à laquelle le journaliste accorde une importance démesurée. Mais qui, dans la population algérienne de l’époque, accordait la moindre audience à un décret ou une ordonnance des autorités coloniales ?
En choisissant de ne pas évoquer la nature du régime mis en place à l’indépendance et en représentant implicitement le FLN des années 1980, alors parti unique et coquille vide, comme un centre de décision légitime, l’auteur de l’article tronque significativement la réalité de la situation vécue par les Algériennes et les Algériens dans la période postindépendance.
La chute de l’article en forme de constat dépité sur la disparition de la libération de la femme de la scène politique algérienne est l’expression d’une ignorance complète des combats actuels pour l’État de droit et la fin de la dictature. Ces luttes politiquesmenées par des femmes et des hommes de toutes sensibilités politiques ne méritent apparemment pas d’être mentionnées par ce journaliste. Mais il est vrai que pour certains experts de presse et directeurs de conscience, les Algériens sont implicitementinaptes ou inéligibles à la démocratie : ils n’auraient besoin que de bergers pour les guider vers la modernité.
Indifférent au système politique, l’auteur de l’article laisse ainsi entendre que, pour lui,l’« émancipation de la femme algérienne » pourrait se concevoir sans remettre en cause un ordre autoritaire et liberticide. Dans cette logique, il suffirait pour ce faire que le despotisme décrète la libération de la femme pour qu’elle se produise. Ce que Bourguiba a pu faire, ses homologues algériens, n’est-ce pas, auraient pu le faire tout autant. Ainsi, pour cet observateur, les Maghrébins forment des sociétés soumises et indifférenciées, à l’histoire et aux conditions largement indistinctes. À ce point de trivialité, le propos pourrait prêter à sourire.
Mais là n’est pas l’essentiel. Au regard du reste, la réalité contemporaine,à peine évoquée dans ce texte,n’est qu’anecdotique.
Occasions coloniales manquées
La nostalgie de l’ordre colonialiste, qui a du mal à ne pas transparaître, s’exprime par de très mystificateurs raccourcis.
Ce qui semble hanterle journaliste, ce sont les occasions manquées du colonialisme. Il impute ainsi le sort peu enviable des Algériennes à l’échec d’une politique symbolisée par les dévoilements spectaculaires de 1958. L’article, centré sur l’époque coloniale, est une narration truffée de référencestrès orientées. Pour cet observateur, le droit musulman ne serait qu’un corpus suranné, voire caduc,faisant ainsi l’économie d’une critique de la dénaturation de ce droit par l’administration coloniale[2].
La contribution capitale des femmes au combat anticolonialiste est réduite à d’étranges expressions. Mettre sous la plume d’Algériennes de l’UDMA que la France et l’islam sont sur le « même pied » en 1953-1954, constituant un « double impérialisme »,et présenter cette déclaration de secteurs très minoritaires comme significative d’un état d’esprit prégnant dans les milieux féminins musulmans serait presque cocasse tant c’est l’aveu d’une méconnaissance des conditions sociopolitiques algériennes. De même, présenter l’UFA, mouvement de femmes proche du Parti communiste algérien, comme un mouvement de masse est parfaitement exagéré et ne correspond à aucune réalité historique.
Sans nuance, cet expert énonce une étonnante identité de vue entre oulémas, PPA et FLN pour maintenir les femmes dans la réclusion du voile et l’enfermement domiciliaire. Ces affirmations péremptoires, d’une singulière légèreté, semblent directement extraites d’un manuel de propagande coloniale.
Critiquer les excès hagiographiques du récit d’une guerre de libération magnifiée est certainement nécessaire. Mais réduire la participation féminine à la révolution algérienne aux combattantes de la Zone autonome d’Alger et à quelques maquisardes-infirmières relève de la pure désinformation.Contrairement à ce qui est suggéré, les Algériennes n’ont en effet pas attendu 1954 pour entrer sur le terrain de la lutte anticolonialiste, combat primordial pour les libertés et la dignité.
L’auteur de l’article ne perdrait certainement pas son temps à visionner 10 949 femmes (2014),le remarquable documentaire de Nassima Guessoum sur la militante Nassima Hablal. Il y apprendrait que nombre d’Algériennes, du PPA-MTLD en particulier, ont activé politiquement dès les années 1940, souvent dans les conditions les plus adverses. Tout comme il ne peut être contesté que lestrès conservateurs oulémas du cheikh Ben Badis aient encouragé les familles algériennes à envoyer leurs filles à l’école française dès les années 1930.
Et il ne s’agit là que d’illustrations ponctuelles des lacunes historiques, fort significatives, des œillères idéologiques de notre auteur. Les sources sont pourtant nombreuses et les historiens gagneraient à être consultés avant de se risquer à de telles affirmations.
Le dévoilement n’est pas un « fantasme », mais une « psy-op »coloniale
À ne considérer l’émancipation des Algériennes que sous l’angle obsessionnel du dévoilement, on finit par s’aveugler sur les conditions objectives et matérielles de leur libération réelle. L’analphabétisme généralisé organisé par l’administration colonialiste, combiné à la dépossession et à la spoliation, a précipité dans une misère indignel’écrasante majorité du peuple algérien, femmes et hommes confondus. Et ce n’est pas le Plan de Constantine de 1959, palliatif de dernier quart d’heure, qui aurait pu corriger les déséquilibres abyssaux de cent trente ans d’injustice coloniale. En 1962, les Algériens étaient massivement analphabètes et démunis, mal soignés et mal logés. L’ampleur de la pauvreté était telle que des sociologues de l’époque avaient popularisé la notion de « clochardisation » généralisée. On aurait beau jeu à cette aune d’expliquer la prévalence des archaïsmes et le refus de toute influence occidentale.
Confrontés à l’irrédentisme du mouvement national de libération, les experts de la contre-insurrection avaient fini par comprendre que les femmes étaient le cœur de la résistance algérienne et qu’elles assuraient la transmission des valeurs séculaires du peuple : le refus de la domination coloniale et de la soumission à un ordre injuste. Ce que ce journaliste appelle l’« identité » algérienne, sans doute pour sacrifier à l’air du temps…
Pour briser la résistance, il fallait donc gagner la bataille des femmesau moyen de l’« action psychologique », par l’effacement de la mémoire, la démoralisation et la dépersonnalisation. Toutes les ressources de la guerre de propagande ont été utilisées à cette fin, à tous les niveaux d’autorité coloniale. De la SAS de campagne aux quartiersgénéraux et à leurs services spécialisés. Dans l’armée et dans le champ politique. Il n’est pas anodin que la première femme membre d’un gouvernement français ait été une « indigène » appartenant à une famille « évoluée »…
Au fil de ce pénible pensum, on retrouve un Salan (celui de l’OAS)ou un Massu (celui de la 10e division parachutiste) comme activistes déterminés de la promotion de la femme ; et les dirigeants du FLN à Tunis – sans aucune nuance – comme des phallocrates moyenâgeux. Même si ce n’est sûrement pas l’intention consciente de son auteur, cette contorsion historique contribue à réhabiliter des criminels de guerre et des tortionnaires dont l’action se situait probablement dans ce projet que l’ancien Premier ministre François Fillon nomme « partage de la culture »…
La planification de l’offensive « psychopolitique » de 1958 ne laisse en effet planer aucun doute sur sa nature : dans le cadre de la « doctrine de la guerre révolutionnaire » théorisée et appliquée par les officiers français de l’époque, le dévoilement des musulmanes n’était certainement pas un « fantasme colonial », comme l’affirme le titre de cet article. Mais bien une stratégie réfléchie et, même si elle a lamentablement échoué, méthodiquement mise en œuvre.
« Partage de la culture » et résistance
Mais comment convaincre ceux qui n’ont rien appris que les vicissitudes de l’indépendance ne sont en rien comparables et n’ont aucune mesure avec ce que fut la colonisation ?Et que le difficile combat des féministes musulmanes, en Algérie comme en France, est mené de longue date contre l’oppression patriarcale et de nouvelles formes d’oppression antidémocratique ?
Sous cet angle, on comprend plus précisément l’amertume et la frustration des nouveaux missionnaires de la modernité. Le révisionnisme est bien ce registre où la réécriture de l’histoire sert avant tout les enjeux du présent. Comment concevoir autrement le sens d’un curieux récit qui pourrait se résumer à ce faux « constat » chagrin : « La politique coloniale a été terrible, mais malheureusement, les Algériennes ont raté leur émancipation en 1959 et elles en paient les conséquences encore aujourd’hui » ?
Mais non, comme toutes les autres femmes de la planète, les Algériennes n’ont nul besoin de tuteurs, de bienveillants émancipateurs ou de libertés octroyées. Contrairement à ce que semble penser ce journaliste, les Algériennes ne sont pas des êtres soumis ou des sujets passifs. Le combat contemporain des femmes de ce pays pour la justice et le droit puise ses sources dans l’esprit de résistance forgé au cours de la nuit coloniale et il s’inscrit dans le mouvement général pour la démocratie et les libertés dans le pays.
N’en déplaise aux nostalgiques et aux civilisateurs, les Algériennes penseront leur émancipation par elles-mêmes.
[1] Jean-Pierre Séréni, « Le dévoilement des femmes musulmanes en Algérie. Un fantasme colonial », Orient XXI, 13 septembre 2016.
http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/le-devoilement-des-femmes-musulmanes-en-algerie,1466
[2]Voir Claude Bontems, « Le droit musulman algérien à l’époque coloniale, De l’invention à la codification », El Watan, 12 janvier 2015.