La face cachée de la « réconciliation nationale »

Le pouvoir algérien se félicite de son projet de réconciliation nationale lancé il y a dix ans et qui selon lui aurait ramené la paix dans le pays après près de 15 années de violences. Si effectivement, la violence politique a quasi disparu, ce n'est pas tant en raison de cette initiative qu'au fait
2016-01-05

Salima Mellah

Rédacteur en chef - Algeria Watch


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Le pouvoir algérien se félicite de son projet de réconciliation nationale lancé il y a dix ans et qui selon lui aurait ramené la paix dans le pays après près de 15 années de violences. Si effectivement, la violence politique a quasi disparu, ce n'est pas tant en raison de cette initiative qu'au fait qu'une stratégie contre-insurrectionnelle des plus brutales et sournoises contre le peuple a permis de mettre au pas l'opposition, en particulier islamiste qu'elle soit politique ou armée. Dans la foulée, le diktat néolibéral a été imposé. A ce jour, l'opinion publique doit se suffire des discours triomphalistes sans connaître les véritables résultats de cette vaste opération de mise au pas, de mensonge et de falsification.

En août 2005, est promulguée la « Charte pour la Paix et la Réconciliation Nationale » annoncée en grande pompe le 1er novembre 2004 à l'occasion des commémorations du 50e anniversaire du déclenchement de la lutte de libération. Pendant des mois, partisans et détracteurs se sont exprimés dans la presse dans un cadre prédéfini ne dépassant pas les lignes rouges tracées par les responsables du putsch du 11 janvier 1992. Le texte n'est pas l'aboutissement de négociations entre acteurs politiques et sociaux dans le but de viser les causes du conflit pour ensuite établir des modalités de son dépassement. En fait il est la négation même de l'esprit du « Contrat national » établi par l'ensemble de l'opposition représentative en 1995 qui préconisait en priorité une solution politique au conflit. La « Réconciliation » dans son acception arbitraire est au contraire l'aboutissement d'une démarche fondamentalement répressive.

L'esprit de la Charte est autoritaire et paternaliste : Une définition unique de la « tragédie nationale » est prescrite et il est décrété que l'Algérie n'a survécu que grâce à l'action des forces de sécurité et des milices, exemptes toutefois de toute responsabilité dans les graves crimes commis. Les seuls coupables seraient les « terroristes sanguinaires », islamistes. Mais l'Etat, dans son immense indulgence autoproclamée, propose l'extinction de poursuites ou une grâce pour ceux d'entre eux qui n'ont commis ni massacres, viols ou attentats à la bombe. Il prévoit également vouloir dédommager toutes les victimes reconnues, en premier lieu les familles de disparus.

Suite à la promulgation de de la Charte, les Algériennes et Algériens ont été invités à participer à un référendum le 29 septembre 2005 pour se prononcer sur ce texte complexe. Selon le discours officiel, ils sont appelés à accepter ou rejeter la paix. Alors que les partisans du Non, qui tentent d'expliquer la teneur du projet et ses implications sont interdits de parole, le gouvernement fait pression pour son adoption. Il sera suivi en février 2006 par l'Ordonnance d'application de la Charte qui révélera toute la dimension de cette vaste opération de déni et de disculpation des criminels de tout bord.

Une « sale guerre » encore très opaque

Au lendemain du putsch du 11 janvier 1992 qui a été suivi par la destitution du président, la dissolution du parlement et la mise entre parenthèses de la Constitution, une répression farouche s'est abattue sur les membres et les sympathisants du Front islamique du salut, sorti vainqueur des élections. Des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées par les forces de sécurité, déportées dans des camps de concentration, torturées, exécutées ou victimes de disparitions forcées. À partir de 1994, face aux maquis des « Groupes islamiques armés » (GIA) et de l’« Armée islamique du salut » (AIS), des milices ont été levées et les faux groupes armés islamistes organisés et contrôlés par les agents des services secrets de l’armée (le Département du renseignement et de la sécurité, DRS) ont fait la guerre aux maquisards ainsi qu’aux populations civiles suspectées de sympathie pour ces derniers.

À partir de 1996, des massacres collectifs attribués aux GIA (désormais fortement contrôlés par le DRS) ont provoqué le déplacement forcé d'environ 1,5 million de personnes. Cette phase de la guerre contre-subversive conduite par les chefs de l’armée contre le peuple a atteint son summum en 1997-1998 à Raïs, Bentalha, Sidi Youcef, Sidi-Hamed, Rélizane, etc., où chaque tuerie a fait des dizaines voire des centaines de morts. Ces massacres étaient liés à une terrible lutte au sommet du pouvoir et n’ont progressivement cessé qu’après la démission forcée en septembre 1998 du général-président Liamine Zéroual et son remplacement par Abdelaziz Bouteflika, désigné par le commandement militaire.

Élu en avril 1999 lors d’un scrutin truqué, il a fait approuver par référendum, en septembre de la même année, la loi dite de « concorde civile », sensée ramener la paix dans le pays, en amnistiant sous certaines conditions les membres de groupes armés. Son prédécesseur avait quant à lui déjà promulgué en 1995 une loi de clémence (« rahma ») allant dans le même sens.

Les victimes de la violence d'Etat et des groupes armés n'étaient pas prises en compte par ces deux textes de loi, bien au contraire, toute tentative d'action en justice et de témoignage public subissait les foudres de l'appareil policier et judiciaire. Grace à l'acharnement et la persévérance des familles de disparus, le gouvernement a finalement été contraint de reconnaître ce phénomène tout en précisant qu'il était « responsable mais pas coupable ». Cela signifie que malgré les innombrables éléments établissant la responsabilité directe d'institutions de l'Etat dans la disparition forcée de 8 000 à 20 000 personnes, celles-ci sont assimilées aux victimes de « la tragédie nationale » au même titre que les victimes des groupes armés. Quant aux dizaines de milliers de personnes torturées, mutilées, exécutées sommairement par les forces de sécurité, personne n'en parle plus.

A ce jour, qui en Algérie ose soulever publiquement des questions à propos des commanditaires des massacres collectifs qui ont plongé le pays dans une terreur traumatisante ? Aucune enquête sérieuse n'a jamais été ordonnée et de rares personnes ont été condamnées sans preuves. A l'instar d'un certain Fouad Boulemia accusé d'avoir assassiné en 1999 le numéro 3 du FIS, Abdelkader Hachani et d'avoir participé au fameux massacre de Bentalha le 22 septembre 1997 au cours duquel près de 400 personnes ont été sauvagement assassinées. Condamné à mort en 2004, comment a-t-il pu être libéré en mars 2006 alors que la loi ne prévoit pas d'amnistier les auteurs de massacres ? Etait-il un agent infiltré ?

Une auto-amnistie ou comment clore la « sale guerre » ?
La loi décrétant « la réconciliation nationale » devait servir à boucler définitivement le douloureux chapitre de la « tragédie nationale » en consacrant une impunité totale. L'article 45 de l'Ordonnance est on ne peut plus clair : «  Aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues (…). Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente » et l'article 46 va encore plus loin : « Est puni d’un emprisonnement de trois ans à cinq ans et d’une amende de 250.000 DA à 500.000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international ».

Le silence contre quelques dinars : un odieux chantage. Beaucoup ont du s'y résigner et même accepter que leur parents disparus soient désignés comme « terroristes » au vu de leur situation matérielle, d'autres se battent à ce jour pour la vérité et la justice. Des familles de victimes de disparition forcées ou d'exécutions extra-judiciaires, ne pouvant interpeller la justice en Algérie, s'adressent aux organes de l'ONU qui régulièrement recommandent à l'Etat de faire la vérité et de juger les responsables. Pour toute réponse, les services de sécurité intimident et harcèlent les plaignants pour qu'ils retirent leurs plaintes.

La politique de « réconciliation nationale » n'est en définitive qu'un sursis, produit de dix années d’opulence financière permise par les revenus des hydrocarbures tandis que l'omniprésence d'une police politique omnipotente continue de susciter la peur et interdit tout questionnement sur la guerre menée contre les civils. Aujourd'hui, ce consensus est mis à mal : Le prix du pétrole ne permet plus de contenter tous les clients et les institutions sécuritaires, suite à une succession de scandales internationaux, en particulier le DRS subissent une réorganisation de fonds. Le mythe d'une « lutte contre le terrorisme » vertueuse et respectueuse des lois, est remis en cause par les protagonistes eux-mêmes. La politique de « réconciliation » est arrivée au bout de son rendement et l'inertie institutionnelle actuelle en raison de la maladie du Président fait craindre des règlements de comptes violents. Toutefois le consensus entre responsables de la sale guerre permettant de préserver l'impunité empêchera encore pour un bon moment de faire la lumière sur leurs crimes. C'est la raison pour laquelle le nouveau chef désigné à la tête du DRS n'est autre que le général Athmane Tartag, le « monstre de Ben-Aknoun », ex-patron de l’un des pires centres de torture et d’exécutions extrajudiciaires du DRS.

Dans la situation actuelle, le pouvoir évidemment, mais également l'opposition, toutes tendances confondues, ne veulent assumer de responsabilité pour leurs actes qu'il s'agisse d'erreurs politiques graves, de fourvoiement, ou de crimes commis durant les années 90 et au-delà. Pourtant c'est la condition sine qua non pour la reconnaissance de tous les acteurs politiques qui ensemble devront engager une véritable initiative de réconciliation. C'est l’unique voie pour jeter les bases de cohésion politique et sociale afin de dépasser cette situation de non-droit, d'apolitisme exacerbée par des menaces de déstabilisation.


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