Les femmes et la révolution irakienne

Le système de l’après 2003 peut être qualifié de confessionnel-genré. Aussi, les femmes actives en révolution viennent de tous milieux : de la mère analphabète entre deux âges dans son abaya noire et cuisinant pour les protestataires, jusqu’à la classe moyenne étudiante et sophistiquée menant des débats sur la réforme de la loi électorale. Des jeunes femmes issues de milieux conservateurs, et celles qui défient le code vestimentaire dominant. Elles partagent toutes un espace commun, élaborent des stratégies et organisent les manifestations hebdomadaires. Elles chantent ensemble « Non, non, non, ne dites pas que c’est honteux, la révolution, c’est la voix des femmes !», conscientes de la nature subversive de leur présence.
2020-03-18

Zahra Ali

Sociologue irakienne


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Photo prise par : Zahra Ali - Irak

Le tout nouveau mouvement d’union populaire, depuis la « révolte d’Octobre », démontre que les femmes irakiennes, ainsi que les hommes, se remettent de décennies de guerre et de destruction sociétale.

Depuis octobre 2019, l’Irak est à un tournant de son histoire, et ce avec la mobilisation populaire exigeant un changement radical. La révolution irakienne forme un soulèvement sociétal représenté par un large spectre de la société, incluant ceux qui ont été dépossédés, comme les marginaux et tous ceux privés de ressources comme de pouvoir.

La participation massive des femmes, allant des jeunes étudiantes à celles plus âgées, a transformé ce soulèvement en révolution populaire. Quoique remarquable, cette participation n’est pas surprenante, car elle démontre les réalités sociales profondes et les transformations qui ont trouvé leur forme d’expression dans les rues irakiennes comme sur les places publiques dédiées à la protestation.

Reconquête de l’espace public

Depuis au moins les années 90, les guerres et l’embargo économique ont profondément impacté les femmes irakiennes, qui avaient la charge de la vie au quotidien comme de la survie, en leur qualité de mère de familles, de travailleuses et de soutiens d’une façon générale. Des décennies de guerres et de situation économique défavorable ont aussi transformé l’espace public en zones militarisées dominées par les hommes.

La Place Tahrir à Baghdad comme la Place Al Habubi à Nassiriyah et autres sites de contestation partout dans le pays sont devenus des lieux où tous ceux qui sont dénigrés, dominés et discriminés peuvent exister et prospérer. Les femmes reprennent possession de l’espace public à travers des marches, des manifestations et des occupations, en s’organisant entre elles pour devenir visibles et audibles, et ce qu’elles soient au premier rang face à la brutalité des forces de sécurité irakiennes, ou employées à décorer les lieux de manifestations, ou en s’occupant des blessés, ou encore en faisant la cuisine ou en nettoyant.

Des jeunes femmes, et des hommes, sont en train de créer un nouveau quotidien qui remet en question les hiérarchies sociales comme les normes sociétales y compris au niveau des divisions de classe ou de genre. Sur la place Tahrir de Baghdad, une jeune femme de la classe moyenne de Mansour (ndt : quartier résidentiel) devient amie avec un jeune travailleur de Medinat Al Sadr (ndt : quartier très populaire). Des amoureux se tiennent par la main, face aux balles réelles des forces de sécurité. La mixité au quotidien est acceptée et n’entraîne ni harcèlement sexuel ni désapprobation.

Dans cet environnement, une nouvelle texture sociale se fabrique grâce à une organisation collective, la société irakienne se rencontre, négocie et construit de nouvelles normes et attaches : c’est le lieu où les pauvres sans éducation sont à égalité avec la classe moyenne éduquée, où hommes et femmes, jeunes et vieux, partagent un espace commun et bâtissent un mouvement commun. En fait, les protestataires sont en train d’établir de nouvelles normes étatiques, en fournissant gratuitement des services éducatifs et de santé, en nettoyant et en repeignant l’espace public, en rénovant aussi des monuments publics et en embellissant l’espace public grâce à d’originales réalisations artistiques.

« Des révolutionnaires, pas des prostituées »

Le niveau et l’étendue de cette participation sont remarquables, mais guère étonnants. L’une des premières manifestations organisées après 2003 (ndt : invasion américaine) l’a été par des femmes protestant contre la tentative de politiciens chiites de remettre en cause le fondement de leurs droits, le Code du statut personnel. A peine quelques mois après l’invasion américaine, l’élite politique islamiste chiite, amenée au pouvoir par l’administration US et ses alliés, a tenté de mettre en place un système de code basé sur le confessionnalisme, en lieu et place de la jurisprudence combinant celle du chiisme et du sunnisme. Quoiqu’alors bloqué grâce à la mobilisation féministe, les partis islamistes chiites ne cessent de tenter de faire adopter un Code du statut personnel de nature confessionnelle et conservatrice, en dernière date sous l’intitulé de « proposition de loi Jaafari ».

Le système de l’après 2003 peut être qualifié de confessionnel-genré (en anglais l’universitaire féministe Maya Mikdashi utilise le terme « sextarian ») au sens où le système de muhasasa (ndt : division/répartition politique par le biais de quotas ethniques, religieux et confessionnels) n’est pas seulement fondé sur des critères ethniques, religieux et confessionnels, mais également de genre. La confessionnalisation est genrée, l’identification politique dépend de normes et relations de genre, tout particulièrement en ce qui concerne le corps de la femme. Si la politique conservatrice basée sur le genre avait déjà débuté pendant la Campagne de la Foi du régime baathiste, l’exacerbation de la fragmentation sociale et économique depuis 2003, et la nature même de l’élite politique nouvellement au pouvoir, ont créé d’énormes formes de contrôle social et de conservatismes.

Les forces religieuses conservatrices et patriarcales ne dominent pas seulement les sphères politiques mais également les rues, grâce à leurs milices et groupes armés. La guerre confessionnelle de 2006-2007 et l’invasion de l’Etat islamique en 2014sont constitutives d’une énorme forme de confessionnalisme et de violence sexiste. Le système confessionnel-genré impose son pouvoir grâce à une division des communautés religieuses et entre les sexes, visible via l’imposition de stricts codes vestimentaires pour les femmes comme pour les hommes, et en limitant la mixité tant au niveau religieux que de genre.

Compte tenu de la nature de la répression exercée par les autorités irakiennes, il est clair qu’elles tentent via les médias et campagnes sur les réseaux sociaux de saper la révolution en la qualifiant d’«immorale ». Les révolutionnaires sont accusés d’être sexuellement corrompus et dépravés, et toutes sortes de rumeurs sont lâchées sur le « comportement illicite » entre jeunes sous les tentes montées sur les lieux de contestation. La répression vise les femmes, et tout particulièrement les jeunes femmes. La violence des milices permet de contrer la participation des femmes en répandant la peur et la terreur, en kidnappant des protestataires telles que Saba Mahdawiet Mari Mohammed, ou en les tuant comme Sara Taleb et son mari Adel à Basra (ndt : ville du sud), ou Zahraa Ali à Baghdad.

Les femmes font aussi l’objet d’attaques sur les réseaux sociaux. Le hastag #بناتك_ياوطن (« Vos filles Oh Patrie ») lancé lors du mouvement de protestation des femmes le 13 février dernier a été transformé en #عاهراتك_ياوطن (« Vos prostituées Oh Patrie »). Sur le mur du tunnel menant à la Place Tahrir, et sur les panneaux tenus par des jeunes femmes lors des protestations, la phrase suivante indiquait « Les femmes de la Révolution d’octobre sont des révolutionnaires, pas des prostituées ».

La révolution, c’est la voix des femmes

Depuis le début de la révolution d’octobre, plus de 700 protestataires désarmés, principalement des hommes jeunes, ont été tués à balles réelles ou par les grenades lacrymogènes (ndt : à tir tendu)utilisées par les forces de sécurité irakiennes et leurs milices, 25.000 personnes ont été blessées et des centaines ont été kidnappées et ont disparu. La violence létale et les intimidations n’ont fait que renforcer la détermination des protestataires, et rendre honneur aux martyrs devint rapidement l’un de leurs principaux mantras. L’un des martyrs les plus connus du début a été Safaa al Sarai qui a été appelé le « fils de Thanwa », en référence à sa mère au lieu du nom de son père. « Fils de Thanwa » est maintenant communément utilisé pour définir les révolutionnaires, et bon nombre de leurs surnoms reprennent le nom de leur mère, et non du père.

Le soulèvement va bien plus loin que des exigences de nature purement politique, car les révolutionnaires ne remettent pas uniquement en question l’oppression économique et politique exercée via la corruption, le népotisme et la discrimination, puisqu’ils remettent aussi en question le système social et les normes sociétales qui imposent un mode de vie basé sur le conservatisme. Avec le slogan « Nous voulons un Pays », les Irakiens exigent une justice sociale et économique, des services publics opérationnels, et des institutions aptes à bien gérer la santé, l’éducation, le logement, l’emploi, et plus généralement tout ce qui est nécessaire pour disposer d’un bon niveau de vie. Ils exigent aussi la liberté, la liberté de ne pas être tués à cause de la religion ou du groupe religieux auxquels ils appartiennent ou pas, la liberté de s’habiller comme ils le veulent comme de circuler à travers les barrières sociales et confessionnelles, et d’avoir la liberté d’être différent.

Les protestataires n’exigent pas seulement le changement, ils le mettent en œuvre et le vivent, en proposant de nouvelles règles de conduite et en construisant un sens commun de coexistence inclusive. Les femmes actives en révolution viennent de tous milieux : de la mère inéduquée entre deux âges dans son abaya noire et cuisinant pour les protestataires, jusqu’à la classe moyenne étudiante et sophistiquée menant des débats sur la réforme de la loi électorale. Des jeunes femmes issues de milieux conservateurs, et celles qui défient le code vestimentaire dominant. Elles partagent toutes un espace commun, élaborent des stratégies et organisent les manifestations hebdomadaires. Elles chantent ensemble « Non, non, non, ne dites pas que c’est honteux, la révolution, c’est la voix des femmes ! », conscientes de la nature subversive de leur présence.

Sous certaines tentes, des programmes féministes sont à l’ordre du jour, axés sur les droits fondamentaux des femmes, tandis que sous la plupart des autres tentes les femmes considèrent que la révolution est déjà en train de changer l’Irak et que l’atteinte de ses objectifs bénéficiera autant aux femmes qu’aux hommes. Les féministes actives au sein de groupes organisés, présentes sur les lieux de contestation, ont également respecté la nature informelle et ouverte du soulèvement qui refuse toute forme d’affiliation.

La diversité de la participation des femmes, que ce soit à titre individuel ou comme membres de groupes féministes dont la mobilisation est très visible lors de la Journée internationale des femmes, démontrant que l’appellation limitée et historiquement utilisée de« la femme irakienne », le plus souvent par des hommes politiques dans leurs programmes tant laïques qu’islamistes, est maintenant remplacée dans l’action par le terme plus inclusif de « femmes irakiennes ».

Ce processus nouveau d’unité populaire démontre que les femmes et les hommes irakiens, sont en train de se remettre de décennies de guerres et de fragmentation sociale.

Translated from English by Claire Paque
Published in Assafir Al-Arabi on 09/03/2020

*Zahra Ali est sociologue, professeure assistante de sociologie à l’Université de Rutgers, et auteure de Women and Gender in Iraq: between Nation-building and Fragmentation (Cambridge University Press, 2018).

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