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L’économie algérienne, dominée par la rente pétrolière (98% des recettes d’exportation), est lourdement tributaire de l’étranger (70% des besoins du pays sont importés). Face à l’inexorable évaporation des réserves de changes et à la contraction mécanique de ses recettes fiscales du fait de la chute des prix pétroliers, le régime panique. L’exécutif, sans base légale ni légitimité, a recours à des expédients pour re-tarder d’inévitables échéances. Ni la relance des investisse-ments ni la résorption du très important secteur informel (près de la moitié du PIB !) ne sont à l’ordre du jour…
L’anniversaire de la naissance du Prophète, le Mouloud Ennabaoui Echarif, est chaque année en Algérie une célébration qui tranche sur les autres manifestations religieuses par son caractère festif et particulièrement bruyant. Aux traditionnelles bougies allumées aux fenêtres et sur les balcons font écho des explosions ininter-rompues et des crépitements en rafales jusque tard dans la nuit. Rien d’alarmant ce-pendant, il ne s’agit que de pétards de tout calibre et de feux d’artifice. Dans un pays sans joie, les jeunes célèbrent le « Mouloud » en faisant sauter des tonnes de pétards, au risque – fréquent – de perdre quelques doigts et de provoquer des incendies…
Ce sont littéralement des tonnes de pétards qui volent en fumée en quelques heures. Rien de particulièrement remarquable pour un observateur distant. Sauf qu’en Algé-rie, l’importation de pétards est strictement prohibée. Mais d’où viennent alors ces quantités astronomiques de pétards ?(1) Tout le monde sait que des dizaines de conte-neurs plein à ras bord d’engins pyrotechniques, la majorité en provenance de Hong Kong, sont débarqués dans les principaux ports d’Algérie à quelques jours de la fête du Mouloud. Si l’anecdote peut prêter à sourire, les montants concernés par ces tran-sactions sont tout à fait sérieux.
Personne n’ignore que ces conteneurs représentent des dizaines de millions de dol-lars. Il est également de notoriété publique que les importateurs clandestins de ces produits illicites sont des réseaux associant douaniers, policiers et militaires de haut rang. Ces marchandises sont vendues à ciel ouvert sans facture, payables en espèces, non déclarées et esquivant taxes et impôts. Les années se succèdent et à chaque an-niversaire du Mouloud, le même scénario qui permet un enrichissement aussi fulgu-rant que démesuré se reproduit immanquablement. Il s’agit en l’occurrence d’un mo-dèle de transaction informelle rendu possible par l’affaiblissement de l’État et la dé-ficience d’administrations minées par la corruption.
Le poids colossal de l’informel
Il convient cependant de nuancer le constat en soulignant que cette économie paral-lèle ne peut être réduite à la seule économie souterraine, aux activités délibérément dissimulées ou directement frauduleuses. Ainsi, par exemple, beaucoup de femmes au foyer pratiquent traditionnellement des activités de sous-traitance (travaux de broderie, de tissage, confections de pâtisseries etc.) non déclarées pour se procurer des compléments de revenus. Il est donc nécessaire de sérier les différentes catégo-ries qui forment ce secteur et d’en hiérarchiser les composantes.
De nombreuses études sur ce thème sont produites depuis des années sans que l’on puisse évaluer précisément, faute d’appareils statistiques fiables et de données véri-fiées, le niveau exact des activités informelles, les secteurs concernés et ce qu’ils représentent précisément en valeur (2).
Selon les sources, la taille de l’informel oscille entre 40 % à 50 % du PIB et représen-terait plus de 100 milliards de dollars (jusqu’à 130 milliards pour certaines estima-tions) (3). Cet ordre de grandeur est corroboré par l’économiste Mohamed Achir (4), ex-pert reconnu, qui estime que ce secteur représente environ 45 % du PIB (5)… Ce secteur aux proportions monumentales est constitué d’une large gamme d’activités non dé-clarées qui échappent à l’impôt, à la réglementation, au droit et aux normes profes-sionnelles.
Selon l’Office national des statistiques (ONS), l’économie parallèle emploierait en 2012 près de 4 millions de personnes (6), soit 46 % de la main-d’œuvre totale non agri-cole. Ces travailleurs précarisés, sans droits ni protection sociale, subissent des con-ditions de travail particulièrement adverses. Pour les experts de ce milieu, les entre-prises informelles sont souvent mal gérées et affichent une faible productivité.
Pour l’essentiel, cette sphère hors du champ de la régulation et de la comptabilité na-tionales concerne les activités marchandes et les services, la construction et les tra-vaux publics (ou la main-d’œuvre est largement constituée de clandestins subsaha-riens particulièrement exploités) ; et, plus rarement, les activités de production.
Les banques hors-jeu
Un segment significatif et particulièrement sensible du secteur informel est celui du marché du change parallèle. Les transactions sont particulièrement difficiles à appré-cier, mais des banquiers estiment que le marché informel des devises pourrait at-teindre annuellement… 10 milliards de dollars. Ce marché ne concerne pas seule-ment les touristes désireux d’aller faire du shopping en Europe ; il intéresse au pre-mier chef des entreprises, notamment dans le secteur des hydrocarbures, qui profitent depuis longtemps du différentiel important entre taux officiel et celui du marché noir (7) pour acheter à vil prix (auprès de véritables banques clandestines transméditer-ranéennes) les dinars dont elles ont besoin pour leurs activités courantes en Algérie.
Si elles échappent au fisc, les transactions informelles sur le territoire national ne passent pas par un système bancaire souvent montré du doigt pour son inefficacité, liée au fait qu’il est totalement tributaire des réalités de l’environnement dans lequel il opère. Les règlements sont effectués en espèces, les billets enfermés dans des « sa-chets », des sacs de plastique noir aussi laids que polluants. Il n’est pas inintéressant de noter que ces sacs, interdits par le ministère de l’Environnement depuis plusieurs années, sont produits par des ateliers clandestins… Les opérations financières hors banque ne laissent naturellement ni trace ni enregistrement de quelque nature que ce soit. Les tentatives d’imposer le chèque pour les transactions d’un montant supérieur à un million de dinars ont échoué. La traçabilité des capitaux et des biens relevant du marché informel est donc impossible. Les règlements en liquide contribuent, avec l’absence de toute facturation, à brouiller les pistes et à anonymiser les parties à ces transactions.
L’impuissance publique, révélatrice de l’absence d’État
Dénoncée de manière purement incantatoire depuis des décennies, l’expansion du secteur informel semble irrésistible. Les mesures administratives régulièrement an-noncées, d’abord pour encadrer, ensuite pour résorber ce secteur semblent autant de coups d’épée dans l’eau. En réalité, à l’inverse de ce qu’elles prétendent atteindre, ces mesures ne font qu’augmenter le discrédit de l’État en mettant en exergue son impuissance et la complète inanité des dispositifs d’encadrement des transactions marchandes annoncés à grand renfort médiatique. Ainsi, une loi sur la « mise en con-formité fiscale volontaire » promulguée en 2015, en fait une amnistie fiscale, n’a rencontré qu’un faible écho : ni les banques ni le Trésor public n’ont enregistrés de rentrées significatives de capitaux thésaurisés. Les rafles effectuées épisodiquement sur les marchés pour mettre le holà aux activités non déclarées ont pour seul effet de punir le menu fretin des marchands à la sauvette en bout de réseau. Sans gêner le moins du monde les principaux bénéficiaires de l’informel.
En réalité, la taille et la nature du secteur informel montre bien qu’il ne s’agit plus, depuis longtemps, d’un problème technique susceptible d’être résolu par une poli-tique économique claire, intelligible et admise par tous, par les moyens du droit et par la mobilisation d’une administration opérationnelle. Ce que révèle ce secteur est l’absence d’État. L’impuissance des autorités est l’aveu d’un dysfonctionnement ins-titutionnel généralisé. Faut-il alors considérer que le secteur informel est plus puis-sant que l’État ?
L’argument est avancé avec conviction par certains experts qui soulignent, à raison, le gouffre entre les déclarations officielles et la vérité têtue du terrain. En réalité, la sphère informelle, dont les mœurs contaminent toute l’économie, pourrait être consi-dérablement réduite si les administrations concernées étaient autorisées à jouer plei-nement leur rôle. Les mesures techniques de résorption de ce secteur, de réinsertion des travailleurs et de réintégration de ses activités dans les circuits officiels sont connues. La libération des transactions et leur contrôle physique sont les moyens éprouvés pour aller dans le sens de l’élargissement des activités licites et déclarées.
Financement « non conventionnel » et informel
Le pouvoir réel est en dehors d’institutions qui n’opèrent qu’au moyen d’expédients pour gagner du temps, quitte à sacrifier l’essentiel. Ainsi l’indépendance de la Banque d’Algérie, un acquis de la loi sur la monnaie et le crédit de 1990, a été effa-cée d’un trait de plume à la fin 2017 par l’obligation faite à la banque centrale d’acheter des bons du Trésor sur une période de cinq ans pour un montant proche de 20 milliards de dollars (procédé connu comme celui de la « planche à billets »). Sur le mode, on ne plus évident, de la fuite en avant, c’est le recours choisi par l’exécutif pour compenser la chute des recettes fiscales liée à la contraction des prix pétroliers depuis 2014.
Avec ce financement « non conventionnel », le gouvernement prend un risque infla-tionniste considérable, dénoncé par les experts de tous bords, dans un contexte d’économie de rente où les trois quarts de la consommation des ménages et des en-treprises sont importés et où la quasi-intégralité (98 %) des recettes d’exportations provient des hydrocarbures. Avec une production interne anecdotique et une crois-sance bien en deçà des seuils minimum requis par la croissance démographique, cette injection de capitaux sans contrepartie ne peut qu’exacerber les tensions sur les im-portations et contribuer à une spirale inflationniste dont tous mesurent la dangereuse probabilité. C’est pourtant la voie qui a été retenue plutôt que celle certes plus com-plexe de la réorganisation de l’économie grâce à la relance de l’investissement et l’asséchement des niches spéculatives par la collecte efficiente de l’impôt et des taxes.
Ces choix de politique économique, si tant est que des mesures de fuite en avant puissent être ainsi qualifiées, expriment la nature d’un régime construit sur la fraude, la répression et la négation policière des libertés publiques.
La police politique, au cœur du régime informel
Le phénomène qui altère le fonctionnement des différentes institutions est bien l’interférence continue et généralisée de la police politique. La justice algérienne, bras séculier d’une bureaucratie aussi corrompue qu’omnipotente, est totalement im-puissante face à un trouble aussi manifeste de l’ordre public. Ce désordre installé par le régime vise, bien sûr à diluer les responsabilités et à rendre inopérantes les struc-tures de contrôle et de régulation. La raison d’être de cette anarchie structurelle est bien l’enrichissement rapide que l’opacité permet et la volonté de préserver d’authentiques monopoles constitués par l’abandon de prérogatives régaliennes. Il ne s’agit pas d’incompétence des personnels en charge de l’administration du commerce ou du Trésor public, ni de problèmes de « gouvernance ». Il s’agit bel et bien d’un mode d’organisation de l’économie. L’impotence des services administratifs comme celle de la justice trouve son origine dans la mise sous tutelle de ces institutions par l’autorité de fait sur laquelle est assis le régime.
Ceux qui président à la destinée collective des Algériens ne rendent compte à per-sonne, les assemblées sont des fictions institutionnelles installées dans la fraude, l’État et ses appareils sont de fait mis au service d’une catégorie associant militaires, policiers et affairistes, formels et informels. En Algérie comme ailleurs, l’État n’est donc pas moins fort que le marché informel, mais il est dominé par des groupes d’intérêts qui n’ont d’autre perspective que la captation continue des ressources du pays. Dans ces conditions, où l’intérêt public n’est absolument pas la priorité de ceux qui assument, derrière les écrans de fumée institutionnels, la réalité du pouvoir, il est illusoire d’attendre des mesures de redressement. La dérive vers l’informel fait donc partie du « code source » d’un système politique incapable de se réformer. La paraly-sie du régime est d’autant plus critique qu’aucun signe ne permet d’anticiper une re-montée des prix du baril aux niveaux de ceux du début des années 2000. Mais les choses resteront en l’état tant que subsistera un niveau de réserves de change suffi-sant pour assurer les importations vitales ; deux ou trois ans, dans une hypothèse op-timiste.
Sauf changement politique auquel aspire la majorité des algériens, il y a fort à parier que pour le prochain Mouloud, les marchands de pétards fassent encore de bonnes affaires. Après..
(1) Brahim B. : « Qui introduit les pétards en Algérie ? » El Watan 3 décembre 2017
(2) Pour une lecture socio-politique de l’économie parallèle (dans les années 90) cf. article de Deborah Harrold « The Menace and Appeal of Algeria's Parallel Economy » Middle East Report No. 192, Algeria: Islam, the State and the Politics of Eradication (Jan-Feb, 1995)
(3) Ces chiffres qui proviennent de diverses sources sont communiqués dans le seul but de situer des ordres de grandeur. Même si elles sont proches de la réalité, la prudence s’impose face à des données disponibles en quantité mais dont la qualité est problématique.
(4) Younès DJAMA, « Son poids est estimé à 45 % du produit intérieur brut (PIB) national. Économie informelle : une énième étude lancée », Le Soir d’Algérie, 4 mars 2017,
(5) Ryma Maria BENYAKOUB, « Marchés informels : la plaie béante de l’économie », El Watan, 21 juillet 2017.
(6) Cité par Algérie-Eco, mars 2017
(7) Taux officiel au 5 avril 2018 : 1 euro = 140 dinars ; taux « parallèle » : 1 euro = 213 dinars (sources : bank-of-algeria
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