Beyrouth est la première ville au monde à vivre cet avant- goût de fin du monde.
Personne n’y évoque désormais « l’odeur » qui ne se décrit plus, ayant dépassé toute mesure comparable.
Au milieu de ce qui n’est plus une montagne mais un océan de déchets putréfiés, des associations humanitaires ont fini par frayer des « passages » pour que les habitants puissent se déplacer et ravitailler leurs « immeubles » en eau et en nourriture, une fois par semaine.
Une nouvelle population de cafards, de rats et de chats sauvages s’est emparée des rues de la ville qui grouillait, il y a peu, du vacarme constant de ses habitants que rien, ni les bombes épisodiques, ni la chaleur, ni la pauvreté, n’avaient jusqu’alors réussi à dissuader de « trainer » dehors.
Il y eut une période de chaos qui ressemble en fait à un “deuil national”, durant laquelle les habitants de la capitale et des alentours ont d’abord nié l’existence du problème, se sont mis en colère contre leur dirigeants, leur assénant qu’ils « puaient », ont essayé de trouver des « solutions intermédiaires » sans succès, puis se sont résignés, alors que la quantité des déchets amoncelés commençait à dépasser les limites de l’imagination.
Beyrouth, avec ses habitants hébétés, étaient devenue le terrain d’une crise apocalyptique nouvelle, que personne n’avait vu venir et à laquelle le monde entier s’intéressait.
Au milieu de tout cela, des individus se sont taillés des « réputations » locales.
Le quartier de Soheila
Avant la crise des déchets, dans cette vie d’avant qui semble si lointaine, on disait déjà de Soheila qu’elle était « forte ».
Les garçons du quartier l’appelaient «Soheila la sœur des hommes », ce qui avait le don de l’énerver grandement. Un jour elle avait expliqué qu’elle s’étaient mise à « porter des poids » en cachette, à l’âge de 13 ans, parce que son père tapait sa mère et que « maintenant, il n’ose plus ».
Lorsqu’il fallu décider de qui aurait « la tenue de sortie » dans son immeuble, les regards s’étaient naturellement tournés vers Soheila. Le voisin du quatrième avait essayé de se rebeller contre cet agrément tacite mais on l’avait vite calmé.
Soheila était donc devenue la chef de l’immeuble, celle qui se rendait chaque dimanche, en tenue d’astronaute, au check point du Nord de la ville pour obtenir le ravitaillement de son immeuble. Elle tenait a distance les pilleurs qui attendaient les gens au coin des chemins pour les dépouiller et, à son retour, distribuait équitablement eau et nourriture.
Tout le monde à Beyrouth connaissait le nom de Soheila et, plus on s’éloignait de son immeuble, plus les « histoires » de ses actes devenaient des récits héroïques, les gens ayant pris l’habitude de se référer à la rue où elle habitait en tant que « le quartier de Soheila »…
« Un jour, sur le chemin du retour elle a battu 5 pilleurs et n’a pas perdu une miette du ravitaillement »
« Qu’est ce que tu crois ? C’est Soheila qui approvisionne tout le quartier, personne d’autre qu’elle n’ose sortir dehors !».
« Soheila ? Elle a tué plus de rats que tu ne peux en compter !»
Abou Samir, le dégueulasse
Au milieu des déchets, il y a des favelas. Les plus pauvres ayant poussé les poubelles et s’étant construits un système parallèle pour survivre.
Bien sur, les habitants des favelas pillent ceux qui payent leur droit de ravitaillement, leur confisquant la nourriture mais aussi les « tenues de sortie ». Evidemment, dans ces endroits, la vie est parfois difficile.
Il paraît qu’Abou Samir le dégueulasse tue les rats et les chats et qu’on s’habitue au goût de leur viande.
Il semblerait aussi qu’il s’aventure au milieu des déchets pour trouver des objets utiles et qu’il aurait transformé sa favela en « favela de luxe » où même les habitants des immeubles se rendent pour s’approvisionner en besoins particuliers.
Mahmoud le poète
Mahmoud est un jeune homme frêle. Lorsque la crise des déchets a débuté, sa mère lui a interdit la sortie pensant qu’il ne ferait pas long feu « dehors ».
Souffrant de claustrophobie et petit dernier d’une fratrie de dix, Mahmoud s’est enfui la première fois sans tenue, laissant sa mère dans un désarroi total.
Lorsqu’il est rentré de son escapade, les voisins de l’immeuble l’ont placé en quarantaine, dans un étage vide, ce qui l’a ravi.
Mahmoud n’est pas tombé malade. Il s’est mis à sortir souvent. Un rat le suivait toujours et s’était pris de le défendre contre les autres de son espèce.
A son retour, les habitants de l’immeuble avaient pris l’habitude de se regrouper pour écouter ses récits du monde de dehors, de la mer qu’il avait trouvé le moyen de visiter et de la ville nouvelle qu’ils n ‘avaient pas loisir de découvrir.
Article publié sur le site SHABAB ASSAFIR