Je me suis glissée dans la procession, non sans me demander ce que je faisais là, derrière moi il y avait un jeune garçon aux yeux clairs d’une sévère douceur, je lui ai demandé : « pourquoi tu es là ? », il m’a regardé étonné et pour dire quelque chose il m’a dit : « Je n’habite pas loin » et comme s’il n’était pas satisfait de sa réponse, comme s’il voulait me faire comprendre que la distance et sa présence n’avait rien à voir avec cette affaire, il a ajouté : «cet après- midi je reviendrai avec ma mère...ce matin elle ne pouvait pas, elle avait le ménage à faire». Devant moi, il y avait un père caressant venu avec sa fille et son fils, elle avait un tee shirt rose, dans la poche arrière de son jean un portable et dans ses oreilles des écouteurs, ses pieds battaient discrètement la cadence, je crois qu’elle dansait.
Son petit frère, la tête dans sa casquette, suivait sagement la procession, une procession modeste mais dense, apaisée et apaisante, d’une marque blanche à l’autre, peinte la veille au sol, nous avancions en distance honnête avec nos masques sur le visage, pas à pas, à l’ombre des arbres du Palais de la Culture, il y avait un petit vent frais venant de la mer.
Au cameramen qui se précipite pour filmer cette famille exemplaire, le père impose paisiblement une autre distance: « je ne suis pas là pour passer à la télévision, mais pour mes enfants ». Il n’est pas venu à l’idée de l’équipe de télévision d’insister.
Si ce recueillement est public et sans aucun doute politique, il n’empêche pas de participer d’un intime désir qui dépasse l’obéissance et l’actualité pour faire un pari sur l’avenir : « L’Algérie vaincra, prophétise un homme qui passe, parce que des hommes sont morts pour elle », « Inchallah » murmure-t-on. Alors que d’habitude cette répétition mécanique à la gloire du sacrifice, du martyr, des « morts pour la patrie », me transforme de glace sceptique, elle prend, ici, le sens d’une vraie prière qui, sous couvert de la certitude, trahit nos inquiétudes... Et si, cette fois, les Dieux allaient nous abandonner ?
Et si nous étions là pour dénouer cette peur obscure ?
L’heure n’est pas banale.
« Ils sont morts pour elle » mais ils n’ont pas été enterrés. C’est sans doute pour cela que nous sommes là aujourd’hui : pour enterrer, individuellement et collectivement, 24 têtes sans corps. « Des restes » écrit-on ici et là. Des restes de quoi ? Des restes d’un siècle et demi et trois quart d’histoire, en attente dans des dépôts de poussière.
Nous avançons telle une procession sincèrement désolée, inquiète même, qui se rend, en fait, à un enterrement qui aurait dû avoir lieu, comme le veut la loi de Dieu et des hommes, il y a plus de cent ans.Et si nous nous taisons, c’est parce que nous sommes envahis par le bruit des batailles et l’odeur du feu, pour réinventer une scène tragique, dévastée, abandonnée pour enfin enterrer des corps disparus, enlevés dont il ne reste que les crânes pâles mutilés, des os en ivoire.
Si rares sont ceux qui s’attardent sur les cercueils scellés trop grands parce que sans pieds, sans chair, sans main pour y dormir, c’est peut-être parce qu’ici ce ne sont pas des corps que l’on enterre mais des esprits d’aïeux dont nous ne connaissons pas les noms, partis sans adieux et qui depuis hantent nos mémoires.
Alors que j’essuie la sueur de mon front, je remarque un homme portant une kechabiya, couleur de la laine des moutons de la steppe lointaine comme sorti de ce siècle passé.
Il est beau, ses cheveux grisonnants et frisottants sont coiffés à l’arrière et dégagent son front mat et ses yeux globuleux de chaoui fiévreux. Il est seul. Plus tard, je le surprendrai pleurant comme un enfant. Je suis au 18ième siècle, sur les traces sanglantes des premières heures de la colonisation.
Je marche, enchaînée aux autres jusqu’à l’entrée où j’offre mon front au nouveau prêtre du temps du coronavirus, armé d’un thermomètre il prend, jovial, la mesure de cette nouvelle peur que nous sommes quand même venus affronter dans le mépris de son nom, passer ce test est comme une victoire, 36 me félicite le prêtre, je survivrai.
La porte du temple m’est ouverte, il faut encore monter les escaliers jusqu’au premier étage qui ouvre sur l’esplanade donnant sur le ciel, sur la lumière d’Alger à l’été bleu soleil.
La salle que nous traversons, la bouche cachée par nos masques dans un silence patient, a été dégagée à la hâte de ses objets encombrants, contre le mur, des restes de caricatures de culture populaire, tel que l’imaginent les fonctionnaires du ministère de la culture, s’exposent sous verre, figés dans des caissons hermétiques : des bijoux prétendus berbères, des céramiques peintes et je ne sais plus quoi, rien de beau, rien qui ne donne envie d’être emporté.
Les cercueils nous attendent alignés dans des nappes de drapeaux dans une salle agréablement ouverte au vent et envahie par une mauvaise bande son de psalmodies rituelles et récitations tirées du Coran. A l’entrée, c’est un militaire en tenue d’apparat, du moins c’est ce que j’imagine, qui nous accueille. « C’est quoi votre grade ? », lui dis-je, magnanime il répond : « colonel ». « C’est donc l’armée qui accueille le peuple aujourd’hui ? » « Face à eux, dit-il, en balayant l’espace, je me sens tout petit ».
Bienvenue aux valeureux martyrs qui rendent tout petit un colonel.
Malheureusement ils ne rendent pas invisibles cette armée de caméras, de micro, de télés alignées tels des soldats de l’inutile qui attendent face aux cercueils ce qu’ils pensent être l’événement. Mais l’événement se refuse aux images : « Benflis est là, mais il ne veut pas parler », regrette un journaliste ennuyé. Immodeste, arrive le ministre des sports et de la jeunesse, accompagné d’un général de la marine de blanc vêtu.Comme nous tous ils ne s’attardent pas et repartent rapidement dans les frous-frous de leurs costumes du vendredi, une formalité sans parole.
Et si rares sont ceux qui s’attardent sur les cercueils scellés trop grands parce que sans pieds, sans chair, sans main pour y dormir, c’est peut-être parce qu’ici ce ne sont pas des corps que l’on enterre mais des esprits d’aïeux dont nous ne connaissons pas les noms, partis sans adieux et qui depuis hantent nos mémoires.
Je sors de la cérémonie et subitement je me suis sentie plus légère à la lumière du jour, je redescends les escaliers, je me retourne une dernière fois avant de rentrer chez moi quand je surprends l’homme à la Kechabiya en haut des marches, il pleure. Il pleure vraiment.
Je vais à lui et comme s’il était mon cousin en enterrement, je lui tends un mouchoir et je lui dis : « Mais pourquoi tu pleures comme ça ? ».
« Il étaient des hommes, me répond-t-il d’abord de manière convenue, ils étaient généreux et justes et ils aimaient leur pays. El Hamdoullah ils ont fait leur devoir ».
Puis il ne s’arrête plus, il doit parler, se libérer du poids de l’histoire qui lui noue la gorge et lui donne les mains qui tremblent. Au commencement il y a son nom : il s’appelle Abdelatif Derradji, né ainsi en septembre 1942, mais en vérité son vrai nom de famille aurait dû être celui de Cheikh Bouziane dont il est l’arrière, arrière, arrière, arrière-petit-fils ; dont il est venu enterrer le crâne tranché et aujourd’hui rendu.
Son nom de famille, il l’a perdu en 1934 quand l’état civil français a débaptisé son grand père alors qu’il s’était présenté sous le nom de famille Bouziane, prénom Derradji : « les français lui ont dit : il ne faut plus s’appeler Bouziane, votre nom de famille sera Derradji et votre prénom Bouziane ». Dans cette perverse permutation qui remplace le prénom du fils à la place du nom du père, il y a toute l’œuvre coloniale, faire disparaître les corps, trancher les têtes, brouiller les généalogies, effacer, déposséder, exterminer.
Dans ses mains qui tremblent encore, alors que nous nous sommes assis à l’ombre pour nous entendre, il me montre la photo du grand-père, au chaud dans son portable, il ressemble à l’Émir Abdelkader dans sa kechabiya et son turban, la photo est spectrale sur fond blanc et en noir. Enrôlé de force dans le corps des spahis, il a fait Verdun et bien d’autres guerres, « sa mère ne faisait que pleurer, reste avec moi...c’était à Tolga » et c’est à lui que Abdellatif doit ses bribes de mémoire : « Il parlait, il chantait les chansons de bédouins, des chansons tristes et il pleurait. ».
Comme lui, ce matin quand il est monté dans un taxi :« j’étais très très triste et très heureux pour mon aïeul parce qu’il n’est pas mort, il est avec nous, il nous voit ». C’est également ce que lui a dit son père, ancien moudjahid, Ahmed Derradji, qui vit en France et qui dans un SMS le remercie de l’avoir informé qu’à la télévision était diffusée la cérémonie du retour, « Allah Yarhemhoum ».
Ce n’est qu’aujourd’hui que l’aïeul serait enfin mort : « Dans notre religion, un mort s’enterre sur place, le jour même du décès, s’il n’est pas enterré il est torturé, ite3deb ».
Aujourd’hui c’est à l’enterrement de cette torture que Abdelatif Derradjiest venu se libérer : « J’ai touché son cercueil, j’ai demandé à Dieu qu’Il fasse qu’il repose en paix, qu’est-ce que je pouvais demander d’autre ? ».
« Les français lui ont dit : il ne faut plus s’appeler Bouziane, votre nom de famille sera Derradji et votre prénom Bouziane » ! Dans cette perverse permutation qui remplace le prénom au nom du père, il y a toute l’œuvre coloniale, faire disparaître les corps, trancher les têtes, brouiller les généalogies, effacer, déposséder, exterminer.
Rien d’autre que le repos d’une âme errante en attente depuis un siècle et demi d’être ensevelie,reprendre la kechabiya là où elle a été abandonnée : « « Je suis obligé de la mettre, c’est ancestral, je l’ai mise automatiquement ce matin parce que je suis venu voir l’un de mes ancêtres qui, quand il est mort, portait une kechabiya. »
Et de raconter l’épopée de « mon aïeul » Cheikh Bouziane, comme s’il en avait été le témoin impuissant : « Avant qu’on l’exécute lui, son frère par balle, son fils à coup de crosse de fusil, il n’avait que seize ans. Il leur a dit, on n’exécute pas un algérien à coup de crosse mais soit par balle, soit par l’épée. Alors les français lui ont dit, choisis, il a dit par balle. Mon aïeul a dit : Allah yarham echouhada. Et, toi, comment on t’exécute ? Toi, se sera par l’épée. Il a enlevé son burnous et sur place ils ont ramené un mastodonte, ils l’ont frappé et coupé la tête. » C’est cette tête perdue qu’il est venue chercher. Son émotion est difficile à contenir dans cette imposante angoisse qu’il dégage « cela me fait du bien », en parlant intarissable de l’histoire de sa tribu de Ahmed Bouziane qui s’est perdue entreZaatcha, Biskra et Tolga au 18ième siècle : « on n’était pas nombreux, 200 à 300 », décimée par l’armée coloniale et ajoute-t-il avec haine, « les barbouzes des Benganas »
J’ai l’impression d’être dans un film de science-fiction quand l’espace- temps se contracte en explosant, dans le bruit et la fureur des canons et des chevaux, et rend fou le héros qui tremble avant de renaître en retrouvant cette tête perdue qu’il est venu chercher pour la mettre en terre avant de pouvoir dire, là et maintenant, sur ce muret au soleil d’Alger en cet été 2020 : « il est de ma famille, il est de mon sang ». Ce sang qui monte dans son crâne vivant comme une remontée du refoulé soudaine, brutale qui redonne du sens à cet être là qui peut enfin dire j’appartiens à cette lignée, je me réapproprie le nom de famille dont j’ai été dépossédé sans que le spectre de l’aïeul torturé ne lui reproche : mais tu ne m’as pas enterré.
S’appropriant, en héros - anonyme mais dans une singulière subversion - ce moment que les nouveaux rois du temple ont à leur tour voulu figer dans un cérémonial à leur gloire et au nom du passé, alors que lui ne parle que du présent : « c’est l’histoire de la personne qui m’a touchée, ce n’est pas l’âge. » .
L’âge n’a rien à voir avec la malédiction qui continue de nous habiter à la manière de Kateb Yacine : « Ainsi la gloire et la déchéance auront fondé l’éternité des ruines sur les bords des villes nouvelles, plus vivantes mais coupées de leur histoire, privées du charme de l’enfance au profit du spectre anobli, comme les fiancées défuntes qu’on fixe au mûr font pâlir leurs vivantes répliques ; ce qui a disparu fleurit au détriment de ce qui va naître » .
C’est alors que j’ai compris pourquoi ce matin j’avais mis un turban noir sur mon crâne et j’étais venue, au bras de mon vieux compagnon - qui me dit : « c’est curieux je pense à Jamil Fahassi », l’ami journaliste disparu dans une autre guerre - marcher pas à pas avec ces milliers d’histoires pour nous libérer de ces 24 spectres sans sépulture, les ensevelir individuellement et collectivement pour qu’ils reposent en paix et que cesse de fleurir dans nos ruines « ce qui a disparu au détriment de ce qui va naître » (1).
Et, en ce jour qui n’est pas fortuit, j’ai appris, avec Abdelatif Bouziane qu’en Algérie c’est souvent dans une vieille kechabiya pleine de trous que se drape l’avenir, contrairement à ce que croient les gens pressés d’en finir avec le passé.
*La sérendipité, art de faire une découverte, notamment par hasard.
1-Voir Karima Lazali, Le trauma colonial, éditeur La Découverte, 2018.