Algérie : Le quotidien des scandales

Tenir la chronique de l’interminable effondrement algérien est un exercice particulièrement pénible qui illustre parfaitement le propos de l’éminent Francesco Guicciardini, philosophe politique florentin contemporain de Machiavel qui constatait amèrement que rien n’est plus triste que de vivre son temps
2015-07-01

Omar Benderra

Economiste, d’Algérie. Membre d’Algeria-Watch


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Mohammed Khadda, Les casbahs ne s’assiègent pas, 1960-1982, collection Musée des Beaux-Arts d’Alger, Algérie

Tenir la chronique de l’interminable effondrement algérien est un exercice particulièrement pénible qui illustre parfaitement le propos de l’éminent Francesco Guicciardini, philosophe politique florentin contemporain de Machiavel qui constatait amèrement que rien n’est plus triste que de vivre son temps d’existence durant la période de déclin de sa cité. 
De fait, le peuple algérien bâillonné et privé de l’exercice de ses libertés fondamentales, est témoin d’une interminable série de scandales, l’un chassant l’autre, de malversation et de corruption concernant tous les secteurs d’un Etat déliquescent.

Scandales et remaniements ministériels

Les affaires succèdent aux affaires sous le regard d’une population blasée qui n’ignore rien des forfaitures de ceux qui la dirige. En effet, contrairement à ce que tente d’insinuer une certaine presse, tant algérienne que française, l’Algérie n’est pas « frappée » par des scandales, pas plus que le  gouvernement n’est « éclaboussé » par la corruption : le pays vit bel et bien depuis très longtemps sous le règne de la prédation systémique organisée et coordonnée par les chefs de l’armée et de sa police politique secrète. Ces invisibles tireurs de ficelles, généraux de l’ombre et leurs hommes d’affaires, algériens ou étrangers, que le défunt Président Boudiaf appelait « les décideurs ». Dans ce système complétement installé par le coup d’Etat militaire du 11 janvier 1992, l’accaparement est opéré sous la supervision des chefs du DRS (Département Renseignement et Sécurité) acronyme pompeux des moukhabarate algériens.
Ainsi du récent remaniement ministériel ou des apparatchiks remplacent d’autres apparatchiks tout aussi inconsistants. Représenté comme une étape importante du renouvellement politique, ce remaniement organisé dans un climat de fausses confrontations entre seconds couteaux d’une opposition de dessins-animés et d’exécutants sans âme, tous cooptés par les moukhabarate, illustre la stérilité du régime. Davantage que l’état de santé d’un président épuisé, cette incapacité à tenter un minimum de renouvellement réel, à esquisser le moindre redressement, est le signe d’une fin de cycle. 

Infitah et corruption

De fait, le putsch censé empêcher l’arrivée au pouvoir des islamistes du FIS a surtout permis aux barons du régime d’imposer l’infitah de l’économie sous l’égide du FMI avec lequel un accord de stand-by a été signé en 1994. Dissimulés par les atrocités de la guerre antisubversive des années 1990, cette pseudo-libéralisation a consisté à démanteler une grande partie du secteur public, et transférer à vil prix ces actifs à des clientèles du régime tandis que les décideurs prélevaient leur dime sur les contrats pétroliers et gaziers et les importations de produits de consommation de masse.
Cette ouverture par transfert d’actifs et dévolution régalienne de secteurs d’importations (produits alimentaires, médicaments et de large consommation dans une première phase) à des hommes liges est en soi un scandale structurel dont les bénéficiaires sont pour beaucoup identifiés mais dont la mécanique reste largement à écrire.
En 1999, la désignation d’Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’Etat, entérinée par des élections grossièrement truquées, a coïncidé avec la hausse durable et sans précédent, au-delà de cent dollars le baril, des prix pétroliers entrainant une augmentation inédite des revenus du pays. Cette situation de prix élevés qui a duré jusqu’en 2014 a permis une frénésie de dépenses publiques totalisant sans doute - les chiffres officiels étant douteux par nature, la prudence est de mise - plusieurs centaines de milliards de dollars durant la période. 
Le cumul des dessous de table et autres pots de vins versés à chaque contrat de réalisation d’infrastructure donne le vertige dans une situation où tous les marchés sont systématiquement surévalués, parfois à des niveaux absurdes. Comme le cout de l’autoroute est-ouest, plus de 17 milliards de dollars pour cinq milliards de pots-de-vin, ou celui, exemple parmi tant d’autres, de la réalisation de l’hôpital militaire d’Oran qui a atteint des sommets pharaoniques. Toutes les opérations de réalisations d’infrastructures donnent lieu à des dessous de table. Le volume financier du commissionnement algérien est astronomique, à tel point d’ailleurs que les banquiers et analystes évitent de communiquer des fourchettes d’évaluation. Cette corruption n’est pas le seul fait, loin s’en faut, des activités « civiles », les importations massives d’armement donnent lieu également aux mêmes pratiques comme l’opinion a pu le constater avec le scandale de l’importation de plusieurs dizaines hélicoptères italo-anglais Agusta-Westland. 

Justice subalterne

Les affaires les plus significatives, celles concernant l’ancien ministre du pétrole et le ministère de la défense, ont été révélées à l’opinion publique algérienne grâce à des enquêtes menées en dehors du pays. En effet, le dossier Sonatrach-ENI-Saipem constitué par la justice italienne a permis à l’opinion algérienne d’avoir une vue complète sur un réseau de corruption et de recyclage impliquant Chakib Khelil inamovible ministre du pétrole et escroc international. C’est cette même justice italienne qui a mis à jour le scandale de fausses factures et de corruption concernant un méga-contrat d’hélicoptères. Démontrant, s’il en était besoin, qu’aucun secteur n’échappe au pillage des ressources du pays.
La justice algérienne quant à elle, un service subalterne des moukhabarate, est chargée d’assurer le spectacle analgésique mais bien peu convaincant de procès préfabriqués destinés à condamner des lampistes. Mais, bien entendu, personne n’est dupe de ces parodies de justice. Les responsables directs sont hors d’atteinte, protégés par une des rares règles, non-écrite mais observée avec constance, du régime qui veut que les ministres ne soient jamais poursuivis pour quelques malversations que ce soit. Le ministre du pétrole coule donc des jours tranquilles aux Etats-Unis. Ainsi le ministre des autoroutes, qui a centralisé le prélèvement de plusieurs milliards de dollars en corruption a été reconduit dans des fonctions gouvernementales lors du remaniement ministériel opéré le 14 mai dernier. Quant aux bénéficiaires ultima ratio ils sont à l’abri des regards…
S’ils sont fort actifs dans l’exercice de leurs fonctions d’organisateurs de terrain de la captation de la rente, les gouvernants sont cependant bien incapables de stimuler les activités. Ces centaines de milliards de dollars dilapidés depuis vingt ans n’ont eu qu’un bien faible impact sur la croissance et la création d’emplois. Plus gravement, les algériens ne sont pas soignés et le secteur éducatif est abandonné. Le gaspillage massif de ces ressources n’a que très peu profité à un pays dont l’économie reste dangereusement captive des seuls revenus des hydrocarbures et qui importe tout ce qu’elle consomme. 
Ces vingt dernières années ont été celles d’une effarante gabegie et d’une gestion encore plus démagogique et irresponsable que toutes celles qui l’ont précédé. L’économie est encore plus dépendante et davantage fragilisée par les subventions généralisées destinées à acheter la paix sociale. Le niveau actuel des prix du pétrole, autour de 60 dollars en moyenne, est totalement insuffisant pour assurer l’équilibre budgétaire et le financement des importations. Les deux cent milliards de dollars de réserve de change dont se gargarisaient les chantres du régime permettront de faire face aux importations pendant deux ou trois ans tout au plus.

La crise à venir

Les marges de manœuvre se réduisent donc et annoncent le retour de situations de tensions financières de même nature, mais d’une magnitude très supérieure, que celles qui ont présidé aux explosions sociales des années 1980. Le consensus des experts est sans équivoque et confirmé par une récente étude de l’OPEP : pour la prochaine décennie les prix du pétrole se situeront nettement en dessous de la barre des cent dollars. Les estimations de l’organisation de Vienne pour les prix du pétrole en 2025 se situent entre 40 et 76 dollars le baril… Le contrat social actuel est donc intenable à court terme et le régime semble démuni de moyens pour en imposer une alternative moins fondée sur les subventions et la corruption.
De fait, la démagogique campagne « consommez algérien » lancé par un gouvernement dont l’incompétence égale l’immoralité, se heurte à la réalité d’une production nationale quasi-inexistante. Réorganiser l’économie sur une base productive comme l’annoncent des oligarques en mal de légitimité est un vœu pieux tant les déséquilibres sont profonds et tant l’administration est sénescente. Ce volontarisme verbal est directement confronté au vide institutionnel, à l’anomie sociale et aux carences structurelles qui s’aggravent irrésistiblement année après année, depuis plus de vingt ans.
La dictature a réussi à faire le vide autour d’elle et a stérilisé le champ politique. Il n’existe aucune intermédiation efficace, pas plus qu’il n’existe de représentation bénéficiant de la moindre légitimité. Les institutions en carton-pâte, le Parlement-croupion en étant le triste symbole, sont pure fiction démocratique. Sans relais autres que les forces de sécurité, il ne reste aux cercles de pouvoir qu’une perpétuelle fuite en avant mal camouflée par un rideau de fumée de fausses réformes et de manipulations médiatiques.

La propagande, arme ultime

En définitive, l’arme ultime des dictatures est la propagande, pour tenter de détourner l’attention et induire de fausses responsabilités. Les scandales mis en avant par une presse aux ordres sont autant de leurres et les hommes de main jetés en pâture ne sont que les fusibles que le régime sacrifie vainement pour une opinion incrédule.  Tout comme les fausses réformes, la dernière en date étant celle affectant le DRS. Le régime souhaitant convaincre ses partenaires (et protecteurs) étrangers de sa volonté de « civiliser » son mode de gouvernance. Quelques généraux aux mains particulièrement sales et d’autres pris sur le fait de manipulations externes, font l’objet de fausses sanctions sans que rien ne vienne modifier le fonctionnement du système. Des publications d’articles de presse ou même de livres sur les réseaux de corruption franco-algériens tentent de circonscrire l’ampleur des détournements et de désigner des cibles très périphériques à la vindicte populaire. Mais cette gestion des apparences, traditionnellement un des points forts du régime, a depuis longtemps atteint ses limites. Le DRS, qui choisit tous les acteurs du système algérien, est bien la matrice de la dictature et le cœur de la corruption. Cet organisme censé lutter contre la criminalité en est la source.Qui accorde le moindre crédit à ces gesticulations ? 
Les populations, inquiètes de lendemains dangereux et écœurées par les mœurs des milieux dirigeants et des pratiques qui avilissent la politique ne sont pas réceptives à ces manœuvres.Mais ces populations savent également que la fragilité politique du régime encourage les déstabilisations et les interventions impérialistes. L’opinion sait ce qui s’est passé en Syrie et en Libye. Cette connaissance des conditions de la destruction de pays proches explique pour une large part l’apparente passivité de la rue algérienne. Bien sûr, le régime joue sur cette sensibilité. Mais si ceux qui accordent le moindre crédit aux gesticulations médiatiques et à la propagande sont rares, beaucoup s’accordent pour exprimer leurs craintes d’un effondrement brutal qui menacerait le pays tout entier. 
La détérioration de l’Etat menace l’avenir de la nation. A cette aune, la cacophonie des affaires n’est que le bruit de fond d’une dictature qui assume effectivement le déclin d’un pays qui a pourtant porté haut l’étendard de la liberté et du droit. Pour importantes qu’elles soient, les affaires de corruption que le système médiatise à escient restent anecdotiques. Le scandale authentique est le régime lui-même.

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