La visite d’un secrétaire d’état américain à Alger est un évènement assez rare pour faire l’objet d’une attention particulière. Notamment lorsqu’une telle visite intervient dans le contexte singulièrement tendu d’une élection présidentielle devant renouveler, pour une quatrième fois, le mandat présidentiel. Les remarques introductives du Secrétaire d’Etat John Kerryà « la Session plénière du dialogue stratégique Etats-Unis-Algérie », auxquelles il est fait référence dans le texte ci-dessous,ont été publiées et sont disponibles sur le site du Département d’Etat à l’adresse suivante :
Traduttore, traditore…
Dans la presse algérienne, une controverse de traduction a largement éclipsé toutes les autres dimensions de la visite du ministre américain. En effet, l’APS a traduit de manière un peu trop positive pour le régime une phrase de la déclaration introductive. Ainsi, “ We look forward to elections that are transparent and in line with international standards…”est traduit par l’agence officielle : “les États-Unis se réjouissent d’une élection transparente en Algérie.” En effet, l'expression "lookingforward" ne signifie pas que les États-Unis « se réjouissent »mais plutôt qu’ils « souhaiteraient » des élections transparentes. Néanmoins, la différence sémantique flagrante est relativisée par le reste de la phrase (“and the United States willworkwith the presidentthat the people of Algeriachoose in order to bring about the future thatAlgeria and itsneighborsdeserve.”) qui en atténue très clairement la portée et indique tout aussi clairement que Washington entérine d’ores et déjà le résultat de ces élections, quelles que soient les conditions dans lesquelles elles se déroulent.
En tout état de cause que les Etats-Unis se « réjouissent » ou qu’ils se contentent de « souhaiter » des élections transparentes est sans réelle importance. Ce qui est décisif est que les Etats-Unis légitiment par avance celui qui sera élu ou, plus vraisemblablement, réélu. Ainsi les contorsions sémantiques, un leurre de plus dans un marché de dupes, n’ont pas grande signification aux yeux d’Algériens,extrêmement préoccupés par la détérioration des conditions socio-politiques et la déstabilisation programmée.
Dès lors, les « remarques introductives à la Session Plénière du Dialogue Stratégique Etats-Unis-Algérie » de John Kerry,même si elles revêtent une valeur indicative quant aux attentes américaines, ne sont plus qu’un pur exercice rhétorique : l’essentiel de ce que John Kerry a signifié aux décideurs algériens est parfaitement clair. Malgré des dénégations parfaitement prévisibles, le message a été reçu par tous, urbi et orbi. L’opinion algérienne a parfaitement compris le soutien des Etats-Unis à la réélection d’Abdelaziz Bouteflika.
Des calendriers, des agendas et un écran de fumée
Pourquoi donc en effet John Kerry a-t-il décidé d’un séjour algérois à un tel moment ? Qui peut croire que le timing de cette visite ministérielle soit le fruit du hasard ? L’arrivée de John Kerry à Alger survient en pleine campagne électorale surréaliste et dans un conflit exacerbé au sommet du pouvoir. Le marketing diplomatique américain, ajoutant l’injure à la blessure, a cru bon d’intituler les réunions officielles bilatérales de « Session Plénière du Dialogue Stratégique Etats-Unis-Algérie ». Incident de traduction ou non, personne ne peut croire non plus que les fonctionnaires de Washington ignorent que les mots ont un sens.
Car de de quelle stratégie est-il question s’agissant d’un Etat défaillant qui ne parvient pas à soigner ses habitants ni à répondre par ses propres moyens au minimum de ses besoins alimentaires ? On le sait, et l’Algérie n’est pas une exception, les Etats-Unis entretiennent des « dialogues stratégiques » avec une gamme de dictatures socialement et économiquement impotentes. Des régimes autoritaires et liberticides dont la seule utilité pour ceux qui les soutiennent est inhérente à leur nature répressive*. Nul besoin d’une longue explication de texte, le « dialogue stratégique » selon Washington consiste essentiellement à dispenser la bonne parole atlantiste à des Etats de seconde catégorie,du Maroc à l’Egypte en passant par l’Algérie, clientset obligés à divers degrés de « l’Axe du Bien ».
Dans la partie publique de son séjour algérois, le secrétaire d’Etat a eu tout loisir de préciser, sans user outre-mesure de la langue de bois, les vues des intérêts qu’il représente et qu’il entend faire partager à ses interlocuteurs locaux. Même si elle ne constitue qu’un prétexte, l’intervention officielle de John Kerry est d’une grande clarté, et les artifices d’interprétation peuvent difficilement en altérer le contenu.
Sur le thème central de la lutte anti-terroriste, clef de voute de relations bilatérales refondées depuis le 11 septembre 2001, John Kerry exprime la satisfaction complète de son gouvernement en affirmant la légitimité de la présence des Etats-Unis dans la région et de ce que cela implique en termes d’éventuelles interventions directes ou indirectes.John Kerry confirme que l'Algérie fait partie intégrante du dispositif sécuritaire régional américain,tant en Libye et en Tunisie qu’au Sahel.
Une partie significative du discours est consacrée à l’énergie. La formulation est parfois alambiquée mais l’avertissement pour être sous-jacent n’en est pas moins clair :Washington suit de près la position algérienne vis à vis de la Russie, nouvel ennemi désigné. Un des éléments principaux de la doctrine de politique étrangère est réitéré : les Etats-Unis gèrent les flux globaux d'énergie, et si un Etat a l'idée malencontreuse d'utiliser l'arme du pétrole,il ne pourra pas prétendre n’avoir pas été prévenu des conséquences de cette option. Et à côté du bâton, peut-être une carotte : en cas d’aggravation des sanctions contre la Russie, il se dit dans les milieux informés que l’Algérie, avec la Norvège, pourrait être appelée à augmenter ses livraisons de gaz à l’Union Européenne…**
Pour le reste, John Kerry s’est contenté d’informer ses hôtes des louables intentions américaines au Moyen-Orient et dans le reste du monde. Mais avait-on urgemment besoin d’un tel déplacement dans de pareilles circonstances pour réaffirmer des lieux communs ?
D’autant que la présence concomitante à Alger du fringant roi du Qatar et l’arrivée prochaine du vieux roi d’Arabie Saoudite sont annoncés par de forts laconiques communiqués. Serait-ce, ici encore, pur hasard de calendrier et heureuse coïncidence d’agendas ? Ces potentats n’ayant pas l’habitude de s’exprimer, on ne connaitra pas davantage les raisons de leur séjour algérois. Serait-ce alors faire preuve de tendances conspirationnistes ou paranoïaques que d’envisager une action coordonnée de ces pays pour agir sur la crise de pouvoir et orienter le « changement générationnel » à la tête des appareils sécuritaires ?
« Dialogue stratégique » et jeux d’influences
Dans un contexte de montée des tensions, ce trop opportun « dialogue stratégique » ressemble furieusement à un monologue et à un écran de fuméedestiné à masquer les jeux d’influence pour orienter les évolutions en cours au sommet des appareils.
Il ressortdes déclarations officielles que les Etats Unis sont plutôtsatisfaits de leurs relations avec une Algérie qui n’est pas – pas encore - totalement alignée sur leurs positions. Seul bémol à ce satisfecit public, John Kerry a cependant pris sur lui d’adresser une aimable admonestation à ses hôtes en matière de gestion économique.
Il est beaucoup moins sûr que les citoyens algériens soient aussi satisfaits du soutien clair apporté à une dictature corrompue par le représentant de la plus puissante démocratie de la planète. Mais le Secrétaire d’Etat par cette visite au timing décidemment problématique va au-delà de l’appui au régime en intervenant dans le conflit qui divise l’armée et oppose le chef du DRS à une partie de l’Etat-Major alliée au candidat-président. Avec en seconds rôles les rois Tamimdu Qatar et Abdallah d’Arabie Saoudite dans une séquence internationale de la crise scénarisée par Washington qui confirme, s’il en est encore besoin,la perte de tout magistère moral en matière de démocratie, de libertés publiques et de droits de l’homme.
• «a future where citizens can enjoy the free exercise of their civil, political, and human rights, and where global companies, businesses, are confident in being able to invest for the long haul."
Certes, John Kerry a bien évoqué un futur démocratique pour l’Algérie, confirmant implicitement qu’il savait bien dans quel environnement de non-droit il se trouvait. Mais dans de telles circonstances, cette évocation d’un hypothétique futur appartient au passage obligé de l’exercice. Car derrière le discours policé et l’incantation démocratique rituelle se profile la politique concrète : celle qui consiste à imposer ses vues à un partenaire affaibli mais qui conserve néanmoins des espaces d’autonomie hérités de son histoire.Malgré les effroyables régressions politiques, l’Algérie, par tradition,demeure dans le camp hostile aux positions atlantistes notamment en ce qui concerne la résistance à l’hégémonisme israélien, le soutien à la cause du peuple Palestinien et à celle du peuple du Sahara Occidental. Dans le contexte de l’exacerbation des luttes de pouvoir, l’enjeu de la visite de Kerry et de celles des rois du Golfe Persique est le soutien au camp, celui d’Abdelaziz Bouteflika en l’occurrence, favorable à un alignement sur l’Occident et disposé à des concessions majeures sur des terrains cruciaux?
Une si lointaine démocratie
Ces immixtions dans les luttes de pouvoir sont, bien sûr, facilitées par la dictature. Un régime comptable de ses agissements devant le peuple ne pourrait se livrer impunément à de tels marchandages de coulisses. Sous ce seul aspect on peut comprendre que pour les porte-paroles de la Civilisation, la démocratie en Algérie reste un objectif sans cesse reporté à de lointains lendemains. Avec l’onction occidentale à de telles bureaucraties, l’Etat de Droit est un objectif rendu encore plus difficile à atteindre, plus couteux encore.Voilà donc ce Secrétaire d’Etat cultivé et sympathique, dans un exercice humiliant de cynisme, défendre des intérêts de puissance face à un néo-makhzen soumis de vieillards pervers et de courtisans-voleurs. Car le diplomate américain est convaincu, comme d’autres en Europe, qu’une Algérie démocratique serait un obstacle devant des stratégies éculées d’exploitation et de pillage. Quels meilleurs relais de domination que de telles élites serviles qui précèdent même l’injonction du maitre dans la reptation, ainsi que l’a honteusement montré Abdelaziz Bouteflika lors de sa rencontre télévisée avec John Kerry* ?
Celles et ceux qui activent en Algérie pour la Liberté, la Démocratie et le Droit n’attendent certainement pas des Etats-Unis qu’ils soutiennent leur cause. D’ailleurs, compte tenu du track-record de la politique arabe de Washington et de son image dans les opinions publiques de nos pays, un tel soutien correspondrait à une bouée en béton. Mais pour assurer un avenir commun dans les meilleures conditions possibles, il serait souhaitable que les démocraties occidentales fassent preuve de davantage de retenue dans l’assistance à des régimes agonisants, à des dirigeants corrompus et discrédités, disposés à toutes les régressions pour garantir leur mainmise sur la rente. Pour beaucoup d’Algériens le séjour algérois de John Kerry n’a d’autre motif que celui de peser sur un rapport de force interne, d’influer sur une phase de transition au mieux d’intérêts à court terme. La démarcherévèle, sans ambigüité ni équivoque et sans qu’il soit besoin d’une traduction certifiée, le type d’intégration à la mondialisation que l’Occident souhaite imposer à l’Algérie. Et,par ce seul fait, expose crûment l’affaiblissement complet de la position diplomatique d’Etat de ce qui n’est plus vraiment, et chaque jour un peu moins, la République Algérienne.
Traduit par Assafir - Arabi