Un échange à distance entre Ali Haddad, milliardaire algérien, chef d’une entreprise de construction et récemment élu à la tête de l’organisation patronale algérienne et Louisa Hanoune leader d’un parti trotskyste de l’opposition autorisée nourrit un débat plutôt révélateur de l’évolution du système de pouvoir en Algérie en ces temps de paralysie de la vie publique.
La visibilité nouvelle de l’argent
La dirigeante du Parti des Travailleurs qui déplore la « berlusconisation » du régime a notamment accusé le businessman d’intrigues pour nommer un de ses proches à la tête de la Sonatrach, la très stratégique entreprise publique des hydrocarbures. A la faveur de cette polémique montée en épingle, la presse algérienne, très contrôlée, se plait à découvrir l’existence de ces fortunes considérables, va même jusqu’à tenter d’établir des classements et d’évaluer leur influence auprès des centres de décisions à Alger. Le débat journalistique est d’inégale tenue et on ne s’attardera pas non plus sur la réaction, qui a choqué de bien chastes oreilles, d’un importateur d’automobiles ami de ce milliardaire qui enjoint à la militante de la Quatrième internationale de se taire.
Face à l’offensive trotskyste, le self-made-man a réagi avec modération. Sans emphase, avec la modestie qui sied aux vrais puissants, l’entrepreneur Haddad, déclare simplement être un « citoyen à part entière ». Subitement médiatisé et récemment élu triomphalement, à l’unanimité des votants, président de la principale organisation patronale, le Forum des Chefs d’Entreprises (FCE), l’homme d’affaires se prévaut d’une ascendance patriotique et se targue d’une ascension à la force du poignet. En choisissant de répondre sur ce registre, le milliardaire qui a été le trésorier de la campagne de Bouteflika lors des dernières élections présidentielles, éclaire la notion de citoyenneté d'un jour propre à l'actuelle organisation algérienne du pouvoir politique.
Se proclamant proche de la communauté des « décideurs» et revendiquant l’amitié des principaux caciques du régime, le « citoyen à part entière » Haddad, sort de la zone d’ombre dans laquelle sont habituellement confinés les opérateurs économiques algériens. Cette visibilité nouvelle et assumée traduit une mutation du système.
En optant pour cet argument, le nouveau patron des patrons confirme la réalité d’une hiérarchie, de degrés dans les échelles de la citoyenneté. La formulation pour être ambiguë n’en est pas moins parfaitement audible. Nul besoin d’analyses savantes, au vu de l’état des libertés publiques et des énormes inégalités sociales, il existe bel et bien en dessous des super-citoyens, des citoyens à part non-entière, incomplète, des citoyens sans part et également des non-citoyens. Ceux qui ont un accès restreint ou inexistant à la rente forment les diverses catégories de citoyens de seconde zone, ou du deuxième collège pour reprendre une terminologie coloniale qui a repris toute sa pertinence.
L’Organisation Militaro-Affairiste
Le statut de « citoyen à part entière » signifie que l’individu qui en bénéficie jouit de l'ensemble des droits et privilèges inhérents à une caste supérieure. Or dans ce pays ou tragédie et comique, vérité et mensonge, s'enchevêtrent, il est au moins clair pour tous que ce n'est le cas que pour une minorité proche des centres de décision militaro-politiques. Proches des chefs militaires, des chefs de la police politique (DRS, Département du Renseignement et de la Sécurité) et de l’entourage immédiat d’un Président de la république très diminué.
Ces citoyens « à part entière » sont donc proches des centres de contrôle de la rente nationale. Ils ne s’en cachent plus et le revendiquent haut et fort. Ils attestent ainsi que la citoyenneté est une notion modulable en fonction de la proximité avec la vanne pétrolière et le degré d'ouverture de celle-ci. L’enrichissement rapide et ostensible de ces milieux (évoquant le titre d'un film de Volker Schlöndorff)* masque en réalité la constitution de fortunes autrement plus substantielles outre-mer et dont les détenteurs n'apparaissent pas du tout. Ces hommes d’affaires et leurs sponsors militaro-sécuritaires forment la structure du pouvoir algérien.
Mais il s’agit clairement d’une organisation militaro-affairiste et en aucun cas d’une «mafia politico-financière» comme le présentent avec insistance des propagandistes chargés d’alimenter la confusion pour masquer les enjeux et compliquer l’identification des acteurs réels. Or, si les généraux dominaient ce binôme il y a encore peu d’années, il semble bien que le rapport se soit inversé et qu’au fil de la présidence Bouteflika, ce sont les oligarques qui s’imposent dans le rapport de force au sommet du pouvoir.
Si une partie des patrimoines constitués pendant la période coloniale est due à la proximité avec l’occupant, les fortunes algériennes postindépendance se sont d’abord constituées illégalement à l’ombre des contrats d’Etats, de réalisation ou d’importation. Sous les règnes de Houari Boumediene (1965-1978) et Chadli Bendjedid (1979-1992), des intermédiaires occultes étaient chargés de collecter les commissions et autres dessous de table déposés dans des comptes bancaires à l’étranger et transformés, dans une phase initiale, en biens immobiliers. Dès cette époque, le patrimoine, parfaitement connu du fisc et des polices concernés, des membres de la nomenklatura algérienne en France est un secret d’Etat, et l’un des mieux gardés.
Intermédiation et recyclage
Depuis la pseudo-libéralisation de l’économie par les accords de 1994 avec le Fmi et sous le couvert de la sale guerre des années 1990, ces fortunes-citoyennes ont été engendrées « légalement » par l’allocation régalienne de cette rente fossile via l'attribution de marchés publics, de concours bancaires et d'affermages plus ou moins formalisées des divers secteurs d’'importations de biens et services. Ceux qui ont accès à l'ensemble de ces passe-droits sont sans aucun doute membres de la groupe singulier des citoyens algériens à part entière.
N’investissant pas ou peu dans leur pays et bien plus préoccupés par le transfert de leurs capitaux en Europe ou dans des paradis fiscaux, ces « citoyens à part entière » sont l'exact équivalent (la culture générale en moins) des oligarques post-soviétiques. Ces milliardaires de l’infitah algérien ou des privatisations russes jouent le même rôle dans leurs organisations respectives. En Russie, depuis l’avènement de Vladimir Poutine et le retour aux manettes des hommes du FSB (police secrète) de l'ordre a été mis dans ce milieu, les gredins de l’époque Eltsine cédant le pas aux possédants disciplinés théoriquement chargés, sans grand succès pour l'heure, d'impulser une dynamique économique puissante basée sur une production à forte valeur ajoutée sur le modèle sud-coréen. De fait, les Chaebols – adaptation sud-coréenne des holdings anglo-saxons ou des Zaibatsu japonais - ont été pendant longtemps couvés par les appareils d'Etat et sont les acteurs décisifs de l’évolution économique d’un pays dont le PIB était inférieur à celui de l’Algérie à la fin des années soixante. La sinistre KCIA (services secrets de Séoul) qui a été en pointe dans ce mouvement a tissé depuis la fin des années 1980 des liens d’affaires avec ses homologues algériens.
Peut-on pour autant espérer que ces oligarques algériens jouent ce rôle d’architectes de la reconstruction économique du pays ? Rien n’est moins sûr, ces citoyens n’investissent pas et créent peu d’emplois, en particulier dans le secteur industriel ou leurs participations réelles ne dépassent pas des niveaux très modestes. Ce sont des intermédiaires par vocation spécialisés dans les recyclages. La pseudo-libéralisation introduite dès 1994 par les accords de stand-by avec le FMI a vu la chute verticale de la part de l’industrie dans le PIB et la croissance vertigineuse des importations, en particulier celles des biens de consommation finale. Cette évolution perverse a été exacerbée par la hausse des prix pétroliers à la fin des années 1990. Les importations et les intermédiations financières constituent la base matérielle historique des oligarques algériens.
Le couteux recul de l’Etat
A la décharge des « citoyens à part entière », s’Il est clair que le secteur privé est le moteur principal d’une dynamique économique effective encore faut-il que le cadre objectif soit en adéquation avec la volonté de soutenir la création d’entreprises et la libération des initiatives. Or, ni l’organisation politique opaque et incompétente, ni le pouvoir judiciaire réduit à un simple appareil, ni la qualité de l’administration, massivement corrompue et inefficace ne répondent aux standards minimum pour un environnement propice à la croissance. Le problème réside bien entendu dans la nature antidémocratique du régime. Ce n’est donc pas la récente signature de contrats de consultance avec la Banque Mondiale pour améliorer le « climat des affaires » qui pourrait stimuler une activité décidemment léthargique. La réponse à la stagnation actuelle et aux conséquences dramatiques d’un recul durable et profond des prix pétroliers, unique source de devises d’un pays qui importe quasiment tout ce qu’il consomme, ne saurait être purement technique.
De fait, le recul de l’Etat a été extrêmement préjudiciable à l’ouverture concurrentielle et dynamique de l’économie. Sans Etat performant la libéralisation ne signifie que la dégradation des équilibres sociaux sans la moindre garantie d’une croissance des investissements, de la création de postes de travail dans la perspective d’une diversification vitale et urgente. La pseudo-polémique entre acteurs du théâtre d’ombres algérois n’est peut-être pas totalement inutile en fin de compte ; elle révèle que la part croissante des oligarques dans les équilibres de pouvoir ne modifie en rien l’impotence du régime.
• La soudaine richesse des pauvres gens de Kombach - 1971