Derrière ce titre quelque peu énigmatique, il s’agirait du nombre plus ou moins officiel, des combattantes reconnues comme telles par l’Organisation Nationale des Moudjahidine (ONM) et le Ministère éponyme, la réalisatrice nous invite à une rencontre avec Nassima Hablal, l’une de ces combattantes décédée en 2013 à l’âge de 85 ans.
Le portrait de la Moudjahida Nassima Hablal par Nassima Guessoum est un modèle du genre. Réalisé avec des moyens réduits, mais avec une grande intelligence et une sensibilité élégante, ce documentaire délivre une forte charge émotionnelle tant Nassima Hablal, dame âgée et fatiguée, irradie courage, joie de vivre et résilience. Nassima Guessoum a su créer une atmosphère, très perceptible, de confiance souriante et de proximité respectueuse avec cette haute – mais très modeste - figure de la Résistance. Une personnalité lumineuse malgré tout, malgré les épreuves endurées pendant la guerre de libération, malgré l’oubli et l’abandon depuis l’indépendance, malgré les peines de la vie, notamment la perte de son fils unique, Youssef, en 2011.
La réalisatrice, algérienne de France, a voulu selon ses déclarations à l’issue de la projection au cours d’un échange avec une assistance nombreuse, visiblement émue et totalement captivée, retrouver des figures de la résistance algérienne pour rétablir le contact avec une partie de son histoire multiple, inégalement mise en valeur. L’objectif est parfaitement atteint, Nassima Hablal rayonne et éclaire de sa lumière propre une grande histoire d’engagement et de courage. La réalisatrice a su mettre en exergue cet étrange alliage de détermination, de douceur et d’humour qui est l’essence d’une personnalité particulièrement attachante.
Nassima Hablal, ignorée des livres scolaires comme des pompes d’un Etat sans mémoire, a été une militante de la première heure et activait déjà à l’aube des années quarante dans les rangs du PPA. Secrétaire du comité d’exécution et de coordination (CCE), madame Hablal a été la collaboratrice de RamdaneAbane (1) mais aussi celle d’IdirAissat, fondateur en 1956 de l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA). Arrêtée à deux reprises, elle connaitra l’effroyable villa Susini, centre de torture de l’armée coloniale et sera suppliciée par les abjects Feldemeyer (2) et Faulques (3), authentiques criminels qui, comme tant d’autres, bénéficieront de l’impunité d’Etat.
A l’indépendance Nassima Hablal, son mari Mohamed Benmokadem, et leurs amis étaient dans le camp des vaincus de la crise de l’été 1962, celui des maquis de l’intérieur et du GPRA. Les putschistes de l’armée des frontières formant le « Clan d’Oujda » s’emparèrent d’un pouvoir qu’ils n’ont plus lâché depuis. Les Moudjahine et Moudjahidate de premier plan, témoins de tant de reniements, furent progressivement éliminés de la scène politique et sociale. Certains achetés au moyen de crédits non remboursables et de prébendes. D’autres, honnêtes et incorruptibles, tout simplement marginalisés. C’est bien sûr à cette dernière catégorie qu’appartenait Nassima Hablal. Au soir de sa vie, cette vieille dame esseulée, malvoyante atteste de l’indifférence coupable d’un pouvoir dénué de la moindre éthique.
Ainsi comme elle aura vécu la période d’une indépendance ardemment désirée, Nassima Hablal est morte dans la solitude, seulement entourée de quelques voisines et voisins charitables. Contrairement à de nombreux acteurs dont la contribution à la libération du peuple algérien est beaucoup moins avérée, la Moudjahida Nassima Hablal sera enterrée sans égards particuliers. Sans même que les organes officiels du régime n’annoncent sa disparition. Un silence éloquent.
Ce documentaire répare donc une injustice en donnant à voir et à entendre de ces militantes libres évoquées, au grand dam des féministes de salon, par Frantz Fanon dans l’An Cinq de la révolution algérienne.
10949 femmes, en évoquant la vie de Nassima Hablal, est l’illustration plus générale du combat de femmes libres et fortes. A côté de madame Hablal apparait une de ses camarades de combat, Baya Laribi, infirmière et combattante, elle aussi atrocement torturée. Dans sa narration de ses rapports avec son père, Baya Laribi, corrobore les observations de Fanon au point « La fille et le Père » du chapitre de « l’an V » consacré à « la famille algérienne ». Nassima Hablal et Baya Laribi sont l’expression de la dimension libératrice et modernisatrice de la Révolution Algérienne. Mais les forces politiques qui triomphent à la fin de la crise de l’été 1962 reviendront sur ces avancées. Tout comme elles tenteront de réduire la dimension universelle de la lutte de libération nationale ici incarnée par la militante Nelly Forget, compagne de torture de Nassima Hablal.
Filmée avec tact et délicatesse, Nassima Hablal parle sans détour, avec sincérité et l’immense modestie de ceux qui ont su être à la hauteur de l’Histoire. Nassima Guessoum a choisi de filmer au plus près de son sujet sans jamais être intrusive. La dame âgée se livre comme elle le souhaite, parfois même avec un charme étudié, mais toujours avec une humanité parfaitement saisie par l’objectif de la réalisatrice à la fois proche et respectueusement distanciée. Ainsi la militante se comporte avec naturel et pousse la chansonnette quand elle cuisine, sachant jouer avec humour de ses présumées faiblesses quand, par exemple, évoquant le 1er novembre 1954 elle fait mine d’oublier le nom de «… cette organisation bien connue... le FLN ».
Avec trop peu de moyens Nassima Guessoum réussit une très belle évocation de la Révolution Algérienne, dans sa grandeur et ses zones d’ombre. On sort de cette projection avec la démonstration impeccable que ces femmes n’étaient ni des faire-valoir ni des icônes désincarnées, elles étaient et demeurent des militantes politiques, des cadres révolutionnaires. Nassima Hablal et ses camarades de combat, la solaire et bouleversante Baya Laribi et la très douce Nelly Forget, sont indiscutablement maitres de leur engagement.
10949 femmes qui « signifie autant par ce qu'il ne montre pas et ne dit pas » selon la formule d’un spectateur de la projection parisienne, est une remarquable contribution à une histoire qui reste largement à écrire, hors des mythes et des conventions. Le documentaire de Nassima Guessoum contribue avec talent à combler un insupportable déficit.
Fiche Technique du film
Source : http://www.peripherie.asso.fr/cineastes-en-residence/10949-femmes
Réalisateur : Nassima Guessoum
Montage : Houssem Bokhari, Anita Perez
Synopsis : A Alger, Nassima Hablal, héroïne oubliée de la Révolution algérienne, me raconte son histoire de femme dans la guerre, sa lutte pour une Algérie indépendante. Charmante, ironique et enjouée, elle me fait connaître d'autres combattantes, Baya et Nelly. A travers ses récits, l'Histoire se reconstitue à la manière d'une grand-mère qui parlerait à sa petite-fille. Chaque année, je lui rends visite. Ce film donne à voir cette transmission de la première à la troisième génération.
Année de réalisation : 2014
Genre : documentaire
Couleur / n/b: couleur
Format : 16/9
Durée : 75'
Production : Le G.R.E.C
Image : Nassima Guessoum, Houssem Bokhari
Son : Nassima Guessoum, Houssem Bokhari
Principaux festivals et projections :
- Le samedi14 février à 14H au cinéma Vidéodrome à Marseille, Festival la première fois :
- Fespaco biennale du cinéma Africain à Ouagadougou, Burkina Faso, du 28 février au 7 mars 2014
- Le 6 mars 2015 à 19h à L'institut Français d'Agadir au Maroc,
- Le 14 mars 2015 à Argenteuil à 16H au cinéma Jean Gabin (en collaboration avec ATMF et le Maghreb des films)
- Du 13 au 22 mars au Festival filmmor, women's film festival on wheels, Turquie, Istanbul
Le 20 mars 2015, à 20H30 salle de cinéma de la MJC de Audun -le -Tiche dans le cadre du printemps algérien
Au festival Itinérances à Alès, du 20 au 29 mars 2015
Au Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, à Saint Denis entre le 1er et 5 avril 2015
Au festival Middle East Now, Florence Italie du 8 au 13 avril 2015
Au festival Ethnocineca à Vienne en Autriche, entre le 4 et 8 mai.
Notes :
1. RamdaneAbane joue un rôle fondamental dans l'histoire de laRévolution algérienne, souvent considéré comme le dirigeant « le plus politique » duFLN. Il a su regrouper et unir au sein du FLN l’ensemble des courants politiques pour lutter contre la domination française.
2. http://www.humanite.fr/node/246940
3. Roger Faulques sert en Algérie au sein du 1er REP, en particulier comme officier de renseignement de ce régiment, lors de la Bataille d’Alger. Il assume la torture qu’il a pratiquée en Algérie