Généalogie du djihadisme au Sinaï

Les caractéristiques historiques de la sociologie religieuse du Sinaï la différencient des autres régions de la vallée du Nil. La péninsule est davantage liée et plus influencée par l’évolution des événements en Palestine que par ce qui se passe dans la capitale égyptienne, les
2016-01-14

Ismail Alexandrani

Chercheur en sociologie politique de l'egypte


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Mohammad Badawi-Syrie

Les caractéristiques historiques de la sociologie religieuse du Sinaï la différencient des autres régions de la vallée du Nil. La péninsule est davantage liée et plus influencée par l’évolution des événements en Palestine que par ce qui se passe dans la capitale égyptienne, les villes du canal du Suez, ou encore dans le rif du delta1. Cette spécificité a permis à Al-Qaida enfin, en 2010, de réussir à créer une branche dans la terre natale de son chef Ayman Al-Zawahiri, après l’échec de son émissaire, Mohamed Khalil Al-Hakaymeh en 2006.

À partir de 2009, Al-Qaida s’est employé à trouver un environnement social propice : un groupe ayant le sens du sacrifice, favorable au djihad et familier de ce terme, hostile à Israël par l’expérience proche et le vécu, objet d’injustice exceptionnelle de la part des autorités égyptiennes, prompt à l’insurrection, familier de la culture des armes et fier de les utiliser et enfin, de prédisposition religieuse salafiste. Quant aux objectifs intermédiaires, il a paru judicieux de concentrer l’essentiel des opérations jusqu’à fin 2011 sur le gazoduc qui exporte à prix cassé le gaz vers Israël, sans verser la moindre goutte de sang. Si bien que, dans les premiers mois de l’année 2012, le personnage de «  l’homme à la cagoule  » est devenu populaire sur les réseaux sociaux des jeunes, toutes tendances politiques confondues, jusqu’à la proclamation du groupe Ansar Bait al-Maqdis, qui signe la responsabilité de ces attentats.

DES FRÈRES MUSULMANS AU SOUFISME MILITANT

L’ouvrage de Naoum Choukair sur le Sinaï2 constitue une référence par sa description sociologique du Sinaï durant la première moitié du XXe siècle. En dépit des critiques qui lui sont faites, notamment celle d’être un ouvrage exploratoire et orientaliste — probablement davantage au service de l’action coloniale qu’à celui de la recherche scientifique et du patrimoine humain — il garde une valeur scientifique. Choukeir attribue aux faits religieux dans la société du Sinaï de cette période des traits complètement différents des stéréotypes contemporains qui viennent à l’esprit, dès qu’il est question d’une péninsule qui accueille des groupes religieux intégristes et extrémistes. La plupart des habitants du Sinaï n’ont pas connu la religion dans son acception aujourd’hui dominante, et de nombreuses pratiques païennes y étaient plutôt généralisées. La plupart d’entre eux ne faisaient pas régulièrement la prière (pas même celle du vendredi)  ; la seule pratique qui les reliait à l’islam était le rituel du sacrifice lors de l’Aïd Al-Kébir.

Les camps des brigades des Frères musulmans qui ont participé à la guerre de Palestine de 1948, basés à Al-Arish et à Sad al-Rawafaa, ont constitué le premier rassemblement religieux au Sinaï. C’est le début de la présence intellectuelle des Frères musulmans et de leur organisation. Cet état des choses ne dure pas très longtemps  ; avec le coup d’État des Officiers libres en juillet 1952, les relations entre le pouvoir de Gamal Abdel Nasser et les Frères musulmans se sont fortement tendues. Les Frères musulmans d’Al-Arish sont persécutés et les membres de la confrérie finissent par se dissoudre dans la société locale.

Dans le même temps et sans concertation préalable, le cheikh soufi Abou Ahmad Al-Ghazzaoui déménage de Gaza au Sinaï et s’installe près de son ami et disciple Aid Abou Jarir, le cheikh de la ‘ashira des Jrarat, une branche de la tribu des Sawarkah3. L’hiver 1953-1954 voit la naissance du premier centre de la confrérie soufie alaouite dite darqawiyya shathiliyya. Après en avoir suivi les enseignements, Abou Jarir s’emploie à multiplier les zawaya4, partant du lieu-dit Cheikh Zoueid vers Al-Arish, pour atteindre le village de Rawda situé entre Al-Arish et Bir-al-‘Abd.

La guerre de Suez est déclenchée en 1956 à la suite de la nationalisation de la compagnie du canal de Suez, et l’armée d’occupation sioniste participe à l’offensive tripartite (aux côtés de la France et du Royaume-Uni) contre l’Égypte à partir des terres palestiniennes occupées. L’offensive n’a pas duré longtemps, mais elle a donné lieu à des liens durables et solides entre l’armée égyptienne et les services de renseignement militaire d’une part et les soufis du Sinaï d’autre part, que ces derniers soient égyptiens ou palestiniens.

La totalité du Sinaï se retrouve à nouveau sous occupation en juin 1967, et la zone frontalière n’est libérée qu’en avril 1982. Durant ces quinze années, Abou Jarir s’emploie à concentrer les efforts de sa confrérie et de ses adeptes autour du djihad sous différentes formes, contre l’armée d’occupation, en collaborant secrètement avec les services égyptiens de renseignement militaire. Il s’oppose aux politiques de déplacement forcé des populations, résistant à la politique de rachat des biens fonciers des habitants locaux et des terres des plus pauvres qui n’en connaissaient pas la valeur stratégique. Son disciple Hassan Khalaf, de la tribu des Sawarkah s’engage dans l’armée et se lance avec les Forces spéciales égyptiennes dans de nombreuses opérations contre les forces d’occupation, déclenchées à partir de Port-Fouad à l’extrême nord-ouest du Sinaï. Le djihadiste soufi Hassan Khalaf est emprisonné et condamné par les forces de l’occupation à des peines égales dans leur totalité à plus de 130 ans de prison. Il rentre en Égypte dans le cadre d’un échange de prisonniers. Les autorités militaires ont récompensé des centaines d’hommes et de femmes du Sinaï pour les rôles héroïques qu’ils ont remplis dans le djihad contre l’occupation. Une proportion importante de de ces djihadistes étaient des soufis. Une association est fondée pour les djihadistes du Sinaï, autrement dit pour les anciens combattants non engagés dans l’armée régulière et, le titre informel de «  cheikh des moudjahidines du Sinaï  » est décerné au héros Khalaf, cheikh de la ‘ashira des Ziyadat de la tribu des Sawarakah et disciple et sympathisant de feu Aid Abou Jarir.

LIBÉRATION ET RADICALISATION

Dans la mosquée abbasside d’Al-Arish, Salah Shehadeh fonde la Gamaa al-Islamiyya au Sinaï en 1970. Shehadeh choisit de partir pour Gaza lors du retrait israélien du Sinaï, pour des raisons probablement davantage familiales et sociales que politiques et organisationnelles. La jeune Gamaa n’était pas encore assez solide au moment du départ de son fondateur, qui deviendra plus tard un chef important dans les brigades d’Al-Qassam, la branche militaire du Hamas. Les jeunes qui avaient alors reçu son enseignement se dispersent, et les plus éminents parmi eux rejoignent les Frères musulmans. C’est ainsi qu’Abdel Rahman Chourabji est devenu plus tard la figure la plus célèbre des Frères musulmans à Al-Arish et le député de la ville au Parlement après 2011.

Une antenne des Frères musulmans est créée une seconde fois après la libération du Sinaï. Mais les Frères musulmans n’étaient pas les seuls à investir le champ socioreligieux. Les habitants du Sinaï déplacés à cause de l’occupation étaient rentrés, les jeunes avaient rejoint les universités égyptiennes dans la vallée du Nil  ; ils étaient revenus dans leur péninsule avec des idées nouvelles et des conflits intellectuels naissent entre des courants islamiques différents, tels que Al-Tabligh wal-Da’wa, Al-Da’wa al-Salafiyya al-Iskandariyya et son dérivé, plus connu sous le nom de Da’awat Ahl al-Sunna wal Jamaa.

La présence des Frères musulmans s’est restreinte à Bir Al-Abd, plus proche de la vallée du Nil et à Al-Arish, la capitale sédentarisée. En milieu bédouin dans la zone frontalière, au centre et au sud du Sinaï, seul un salafisme populiste simplifié a pu se propager. Au Sinaï, sous Hosni Moubarak, la population avait une religiosité simple et non politisée, mais chargée du sens du sacrifice, de la lutte, et disposée au djihad et à la mort en martyr pour toute éventuelle guerre (sainte) contre Israël. La complexité sécuritaire et religieuse s’est concentrée sur une surface limitée du nord du Sinaï, étendue sur une quarantaine de kilomètres de la capitale Al-Arish aux frontières sud de Rafah. Dans les années 1980 et 1990, l’Égypte fait l’objet d’une vague d’opérations terroristes violentes, auxquelles la région du Sinaï était totalement étrangère, les idées takfiristes5 ne l’ayant pas encore touchée.

Au milieu des années 1990, deux officiers des services d’inspection de la sécurité de l’État sont mutés à Al-Arish. Ils appliquent les mêmes pratiques de répression, courantes dans la vallée du Nil à l’égard des suspects parmi les croyants du nord du Sinaï, malgré l’arbitraire et l’inadéquation de ces pratiques avec le contexte et les faits. Ils vont même loin dans l’humiliation des détenus et de leurs familles, en envoyant les détenus dans des prisons lointaines et en les faisant tourner de prison en prison. Il en résulte d’intenses rencontres avec les grands chefs de la pensée djihadiste et takfiriste dans toutes les prisons d’Égypte. Parmi les dizaines de personnes contre lesquelles des chefs d’accusation ont été fabriqués et qui ont écopé de nombreuses années de prison, se trouve le dentiste Khaled Moussaed  ; à sa sortie de prison, ce dernier retourne au Sinaï pour fonder la Jamaa al-Tawhid wal Jihad, le groupe qui a revendiqué les attentats de Taba et Nweiba, respectivement en 2004 et 2006. Moussaed est tué dans des affrontements avec la police égyptienne, et de nombreux membres de sa jamaa démantelée s’enfuient du côté palestinien de Rafah.

Plus tard, l’opposition entre le gouvernement du Hamas et les takfiristes adeptes d’Abdellatif Moussa s’est accrue, aboutissant, l’été 2009, au bombardement de la mosquée Ibn Taymiyyah et à son effondrement sur la tête des fidèles. Les takfiristes égyptiens sont alors revenus, accompagnés de nouveaux combattants gazaouis qui ont fui le sud de la bande de Gaza. C’est le noyau de la jamaa du Majliss Shoura des moudjahidines Aknaf Bait al-Maqdis. Jusqu’en 2012, les opérations du groupe Ansar Bait al-Maqdis ont porté sur les intérêts israéliens du Sinaï (explosions du gazoduc) sans verser de sang. Le groupe a déplacé par la suite ses opérations vers Eilat (Oum al-Rashrash) et le Néguev, travaillant côte à côte avec le groupe Aknaf Bait al-Maqdis.

Les courants djihadistes salafistes se sont retirés de toute action politique, et n’ont pas manqué une occasion de reprocher aux partisans de l’islam politique de s’engager dans le processus démocratique en délaissant la «  voie du djihad  » comme unique possibilité de faire advenir un État islamique. Avec le coup d’État du 3 juillet 2013, les affrontements des groupes armés se sont déplacés vers l’intérieur égyptien pour des raisons multiples et complexes. Les Frères musulmans d’Al-Arish se sont trouvés marginalisés du fait de la persécution de leurs leaders, de même que les vieux liens entre l’armée et le soufisme ne se sont pas tous défaits. Le djihad est devenu un courant idéologique dont l’étendard est porté par le seul groupe Ansar Bait al-Maqdis. Ce groupe a tranché dans sa position entre Al-Qaida et l’organisation de l’État islamique en faveur de ce dernier, trouvant plus facile d’accuser d’apostasie les recrues pour le service militaire obligatoire, et faisant peu cas de la présence des civils dans l’environnement des opérations qui touchent les forces régulières au premier chef, qu’il s’agisse du nord ou du sud du Sinaï, d’Ismaïlia et du delta, ou du cœur même de la capitale.

Traduit par Orient XXI

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