«Le capitalisme économique est plus fort que le racisme de Netanyahu et de son groupe. » C'est une déclaration de la chercheuse Nisreen Haddad, directrice du «Programme des relations judéo-arabes» à l'Institut Israélien pour la Démocratie. Il faut signaler, par honnêteté, que cette phrase a été dite dans un contexte politique raisonnable, elle révèle cependant et de manière simple et claire une séparation conceptuelle inquiétante entre le capitalisme et le racisme, et les présente même comme deux éléments contradictoires. Elle exprime une vision socialement prépondérante qui veut que la puissance du marché, ses besoins et la libre concurrence qui s’y exerce peuvent constituer un moyen de dépasser le racisme et de le dissoudre. Cette vision affirme aussi que la capacité des Palestiniens des territoires occupés en 1948 à se battre sur le plan éducationnel et professionnel peut améliorer leur position sociale et changer la réalité de la répression et de la discrimination à leur encontre ; et que le problème réside en fait dans l’existence d’un «plafond de verre» qui peut être brisé grâce, d’un côté, à nos efforts, nous les Palestiniens, et de l’autre côté, grâce aux ressources que l’État doit allouer afin de nous permettre de nous former et de nous orienter convenablement vers le marché du travail.
Il y a une vision socialement prépondérante qui veut que la puissance du marché, ses besoins et la libre concurrence qui s’y exerce peuvent constituer un moyen de dépasser le racisme et de le dissoudre. Or cette vision présume que les deux questions sont dissociées, et absout, par conséquent, le capitalisme de l’injustice et de la violence, qui lui sont essentiellement inhérentes.
Non seulement, ce genre de déclarations créent des illusions, mais leur problème est aussi, dans la dissociation qu’elles instaurent entre les deux questions, et qui absout, par conséquent, le capitalisme de l’injustice et de la violence, qui lui sont essentiellement inhérentes. Une telle dissociation fait du capitalisme un facteur indépendant de la gouvernance politique et du pouvoir, de même qu’elle ignore l’utilisation des circuits économiques profonds pour soumettre et réprimer la société palestinienne. Par ailleurs, et tout aussi dangereusement, elle considère le racisme comme une caractéristique morale immuable d’un groupe donné, et non pas en tant que phénomène social et politique qui pénètre les sociétés et se transforme au grès de l’idéologie menée par le capital colonial. Elle finit pratiquement par expliquer le racisme d’une manière raciste.
Cette séparation conceptuelle – dont les séquelles se retrouvent dans les innombrables contenus politiques et sociaux de la Palestine au cours des dernières décennies – repose sur la négation de la relation entre les dynamiques du marché israélien d’un côté, et les pratiques racistes et oppressives du régime de l’autre, si bien, qu’il ne sera plus possible de se faire une idée réelle et réaliste ni de celles-ci, ni de celles-là. Cette séparation est à même de dissimuler et de couvrir la politique d'Israël: une politique qui instrumentalise les penchants, les aspirations et les besoins légitimes de l'Homme au service d'un système politique illégitime. C’est ainsi que des convictions sur le progrès professionnel et du savoir, sur le succès et l'épanouissement personnel se développent chez les Palestiniens et deviennent des valeurs supérieures transcendant toute autre considération politique ou morale. En termes plus simples: Les individus palestiniens peuvent ainsi réaliser leurs rêves et leurs ambitions légitimes, salutaires – voire même les plus magnifiques et importantes – mais à condition de s’identifier aux institutions du régime sioniste.
Les trois mousquetaires
La presse, aussi bien israélienne que palestinienne, a retenti, début juin dernier, d’une information historique qu’elle a dûment célébrée: Le conseil d'administration de la banque israélienne Leumi s’est réuni pour élire son nouveau président et son choix s’est porté sur l'économiste palestinien, Samer Haj-Yehia. Donc, la deuxième plus grande banque d’Israël, un des piliers de son économie – la banque fondée par l'Organisation sioniste en 1902, choisie comme banque centrale du colonialisme et ayant émis la première monnaie israélienne après la Nakba – est désormais dirigée par un Palestinien. Haj-Yehya avait auparavant occupé des postes internationaux prestigieux dans des sociétés financières internationales importantes ainsi que des fonctions dans de grandes entreprises et institutions israéliennes, en plus d'être membre de plusieurs conseils d'administration de sociétés. Il avait obtenu en 2004 un doctorat en macroéconomie de l'Université américaine MIT. Le premier tiers de sa thèse ayant été consacré à l'impact du « terrorisme » palestinien sur les consommateurs et les investisseurs en Israël.
La presse israélienne a bien insisté sur l’appartenance de Samer Haj-Yehia à une famille distinguée. Il est important ici de détailler les réalisations de cette famille, non pas pour personnaliser le propos, mais parce que cette famille représente, à elle seule, divers itinéraires et archétypes de ce qu’on appelle « le progrès professionnel » et son rapport au pouvoir. Le président du Conseil d’administration de la Banque Leumi est né entre deux frères, l’ainé Saleem et le cadet Rani. Il y a quelques mois, des bruits ont couru la place palestinienne à propos du frère aîné, le "très israélien" (comme il l'a dit à Haaretz) professeur Saleem Haj-Yehya, un des plus imminents chirurgiens cardiologues au plan international et professeur à la faculté de médecine de l'Université de Bristol en Grande Bretagne. L'ancien Premier ministre de l'Autorité palestinienne, Rami Hamdallah, avait invité le médecin qui résidait avec sa famille à Glasgow, en Écosse, pour fonder le premier CHU palestinien à l'université An-Najah (présidée par Hamdallah depuis 1998) à Naplouse. Le médecin avait alors occupé le poste de directeur général de l'hôpital et celui de doyen de la faculté de médecine de l'Université An-Najah. De son côté Rami Hamdallah avait présidé le conseil d'administration et avait mobilisé des fonds pour la construction de l'hôpital. Mais à la fin d’une «lune de miel» entre Hamdallah et Haj-Yehya, en mars 2019, ce dernier a été démis de ses fonctions et a annoncé qu'il allait quitter le pays et retourner à son travail au Royaume-Uni.
Le frère cadet, Rani Haj-Yehya est, quant à lui, directeur général du projet « Jordan Gate », le plus grand projet de normalisation économique entre la Jordanie et Israël, qui comprend une zone-franche industrielle et commerciale entre les deux pays. Rani est également membre du conseil d'administration de Trans-Israel, le projet d'autoroute ("Yitzhak Rabin Street" ou "Route 6") qui parcourt le pays du nord au sud. Ce projet est considéré comme l'un des plus violents en termes de confiscation de terres palestiniennes. Les plans futurs pour son expansion continuent à être liés à la confiscation de davantage de terres dans les villes et les villages palestiniens. Et ce n’est pas tout, mais ce projet a joué un rôle central dans la planification de l’encerclement des villages pour empêcher leur éventuelle expansion. Prenons – à titre d’exemple et non d’exception – la ville natale des trois frères, Tayibe, qui est bordée par la Ligne Verte et le Mur de Séparation au Nord et à l’Est, et asphyxiée au Sud par la colonie de Kochav Yair (une nouvelle colonie appelée «Tzur Yitzhak» a été ajoutée afin de mettre la main sur les superficies restantes au Sud ). Après l’étranglement de la ville des trois côtés, l’autoroute "Trans-Israel" est venue la bloquer et la fermer également à l’Ouest. Cependant, il va sans dire, qu’avec tout cela, il n’y a aucun inconvénient à ce que Rani,le plus jeune fils de la famille, puisse réussir ses projets l'un après l'autre au sein de telles entreprises et être un motif de fierté et d’orgueil pour les habitants de sa ville cernée et pour son peuple assiégé.
Combattez la banque où qu’elle soit
Le débat sur l'élection de Haj-Yehya à la tête de la banque Leumi s'est déroulé normalement: On trouvait d'un côté, ceux qui ont célébré cette victoire, la considérant comme un exemple de la capacité des Palestiniens à réaliser leurs rêves et leurs aspirations quand ils travaillaient dur et forcent la considération des Israéliens. Et de l'autre côté, ceux qui considéraient cette fonction comme un pur isolement et une soumission au service de l'un des principaux piliers de l'économie israélienne. Ils ont alors énuméré les crimes contre les Palestiniens dans lesquels la Banque sioniste est impliquée et souligné que le succès individuel au sein de l'entreprise ne permet pas d’interpeller le colonialisme. Il était cependant curieux, que ce débat ait omis et ignoré, la question de la position à l’égard de la banque elle-même – de chaque banque – comme une institution qui devrait être critiquée, combattue et dont les représentants doivent être confondus. Que notre «fils» soit nommé à la tête d'une banque, acteur et symbole de la plus profonde violence autoritaire dans la société –dans toute société – devrait nous scandaliser, combien même cette banque se trouverait aux États-Unis, en Suisse ou en Chine. C’est cette attitude, supposée être le b.a.-ba de l’attitude de tout être humain anticapitaliste et appelant à la justice sociale ... qui a complètement disparue.
L’appartenance palestinienne doit alors se borner au champ ethnique/culturel et ne plus jamais se muer en volonté politique ou en organisme collectif qui vise à abattre le régime sioniste.
L’absence d’une telle réaction révèle la disparition des concepts de justice sociale du lexique discursif nationaliste palestinien, après un long processus social et politique. Nous avons aujourd'hui une vision politique nationale qui a négligé l'analyse matérialiste dans la compréhension du sionisme et de ses moyens de répression. Pire encore, l’évolution du discours national a marginalisé, ridiculisé et même attaqué toute lecture d’Israël basée sur la lutte des classes et l’a considérée, avec une honteuse superficialité, comme une forme de renfermement. L’exemple le plus édifiant est peut-être la divergence complète entre la rhétorique des nationalistes de la Ligue Nationale Démocratique, fondée par Azmi Bishara dans les années 1990, et celle des communistes du Front Démocratique pour la Paix et l’Egalité. Le Front communiste avait attaqué la Ligue, la traitant de « chauviniste » et « radicale ». A son tour, la Ligue a chargé le Front en assurant que sa vision « arabo-juive » et sa « conception du conflit basée sur la lutte des classes » dénotent d’une véritable collusion avec le sionisme.
Cependant, la disparition de la lecture sociale ne caractérise pas uniquement le discours nationaliste, mais aussi celui « basé sur la lutte des classes » qui était présenté par les communistes d’une manière dogmatique et qui ne connait du marxisme que ses symboles pétrifiés. Cette calcification intellectuelle a permis d'éviter toute collision directe avec l'idéologie sioniste et d’assoupir tout sens révolutionnaire dans le discours.
L’origine de cette discorde se trouve dans les transformations sociales ayant créé des élites capitalistes palestiniennes (même si leur importance demeure modeste et incomparable à celles de leurs analogues israéliennes). Une classe moyenne s'est en effet développée et a permis à des élites politiques, intellectuelles et culturelles d’émerger. Ces nouvelles catégories bourgeoises ont traduit le discours nationaliste en fonction de leurs intérêts propres, ont recouru au multipartisme pour se livrer à une concurrence démocratique dans la cadre des élections à la Knesset et ont utilisé les moyens de la société civile pour construire et développer leurs institutions pour réaliser leurs desseins. Afin de ne pas déformer cette critique matérialiste du discours national qui a émergé dans ce contexte et qu’elle ne devienne pas un simple instrument d’invective et de surenchère, il faut bien dire ce qu’on peut comprendre implicitement, à savoir que ces motivations matérielles et d'intérêt n'étaient pas nécessairement conscientes de la part de ces catégories de la population, et qu'elles ne sont pas nécessairement des motivations préméditées, malveillantes et opportunistes. Le fait d’en parler ne porte atteinte ni au patriotisme des gens, ni à leur sincérité. Mais comprendre ces motivations matérielles et le rôle de la classe émergente dans l’élaboration du discours politique est la seule possibilité de saisir ce qu’est devenue notre réalité politique aujourd'hui.
Années 1970: Le capitalisme recueille le patriotisme
Il est bien connu que la Journée de la Terre est un signe historique important dans le changement de la politique des Palestiniens de l’intérieur. Ce qu’on évoque moins c’est le processus plus profond qui avait commencé à poindre avec la décision du Parti communiste israélien (qui était alors le seul courant politique représentant les Palestiniens sans être interdit par Israël) d'étendre ses bases à travers une structure plus large appelée « Front Démocratique pour la Paix et l'Egalité ». Cette formation était appelée à dépasser les effectifs du parti et à se développer par l'inclusion de nouvelles catégories d'élites, qui ont émergé sans être directement affiliées au parti, ou inféodé aux chefs de clans collaborateurs d’Israël. La mise en place de cette décision a commencé en 1974, sous la conduite de Tawfik Ziad dans la ville de Nazareth, où le Parti communiste s'était allié à des organismes tels que la Ligue des académiciens ou le Comité des commerçants et de tous ceux qui ont des intérêts privés. Ce changement au sein du Parti Communiste est intervenu après une série de péripéties difficiles à détailler ici, mais qui ont en définitive renforcé le caractère palestinien du parti, même s'il était toujours un parti arabo-juif et s'identifiait comme un parti israélien.
Durant les années 1990, la classe moyenne palestinienne dans les territoires de 1948, s’était déjà développée et avait prouvé, avec ses élites, son aptitude à l’éducation et au progrès professionnel au sein des institutions israéliennes, mais elle s'est rapidement heurtée aux limites imposées par l'hégémonie sioniste dans tous les domaines de la vie.
Ces couches d’ « élites » que le Parti communiste a rassemblées au sein de son « Front », ont percé au début de l’essor d’un capital palestinien et en l’espace d’une décennie, au cours de laquelle des situations nouvelles ont vu le jour à la faveur de deux changements importants: Le premier était la fin du régime militaire imposé aux Palestiniens de l'intérieur, et l'extension du champs des « libertés » pour la population par l'enseignement universitaire, l’accès à l’emploi et d’autres facteurs à même d’améliorer les conditions économiques en général. Le second changement était la défaite de 1967 et le rôle subséquent des Palestiniens de l’intérieur dans la médiation entre le marché israélien d’une part, et la main-d’œuvre palestinienne en Cisjordanie et à Gaza d’autre part. Ce rôle d’intermédiaire a donné lieu à une accumulation croissante d’un capital palestinien à l’intérieur d’Israël qui a duré jusqu'au déclenchement de la première Intifada.
Dans son article publié dans la revue « Etudes Palestiniennes » durant l'hiver 2017, le chercheur Azz Dakkour décrit ce rapprochement entre les nouvelles élites et les mouvements politiques des années 1970 dans ces termes: « La distance éthique des intérêts et de la politique, entre les capitalistes et la classe moyenne d’une part, et l'activité politique nationale en pensée et en pratique d’autre part, a bien rétréci. Après quoi un langage et des mécanismes combinant l'identité nationale, l'intérêt économique et le capital arabe, se sont développés, sans les pousser dans la contradiction. »
Les années 1990 ont également vu une grande consécration du discours relatif aux droits des minorités ethniques, notamment après le démantèlement de l’Union Soviétique, les guerres en Yougoslavie et la résolution des Nations Unies de 1992 sur «les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ».
Seulement, « ne pas tomber dans la contradiction » n'était pas la fin de l'histoire, mais le début de la relation. En réalité, les nouvelles élites ont agi au sein même de la feuille de route politique et l'ont développée. En d'autres termes, elles n’ont pas été dans une quelconque neutralité et ne se sont pas contenté de s’abstenir de toute contradiction avec le mouvement politique. Cette classe sociale comprend des avocats, des universitaires, des intellectuels, etc. qui connaissaient bien l’activité politique, l’ont pratiquée et étaient donc capables d’établir des ponts avec les organisations et les personnalités ayant été politiquement marginalisées à cause de l'interdiction et des poursuites judiciaires israéliennes durant de longues années (et qui ont connu progressivement un recul). Parmi ces marginalisés on peut mentionner les cercles qui ont fondé l’ancien mouvement « La Terre » ou ceux appartenant au mouvement « les Fils du Pays » et bien d'autres. Il s’agit là aussi de cercles sociaux et politiques, dont la jeunesse a évolué au niveau éducatif et professionnel.
Comment la nouvelle classe a pris forme politiquement?
Dans les années 1980, l’action politique de la classe moyenne palestinienne a commencé à se manifester sous deux formes:
La première est d’abord la liaison avec le mouvement islamiste émergent (d’abord et en particulier dans la région du Triangle), mais aussi à la faveur du pari fait par les capitaux sur les bases du mouvement populaire de plus en plus grandissantes. Dès ses débuts, le mouvement islamiste était, en effet, concerné par les affaires et les activités commerciales, il a ainsi longtemps soutenu les hommes d'affaires à travers la mobilisation de ses partisans en tant que pouvoir d'achat, puis en facilitant les demandes de ce milieu par le biais des conseils locaux dont il a eu le contrôle. En retour, il profitait de ces prestations pour appuyer ses institutions sociales. Cette relation a été essentielle dans la montée du mouvement.
La seconde forme de l’émergence politique de cette classe moyenne était liée à l’évolution de la partie laïque dans le paysage politique, c’est-à-dire les nouvelles formations politiques constituées à la faveur des divisions au sein du Front Démocratique pour la Paix et l'Egalité. Ces nouvelles formations avaient contribué à modifier le discours de ce parti. Seulement les dynamiques de celui-ci n'avaient pas supporté la puissance de cet élan "national" véhiculé par les nouvelles élites, ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan structurel.
A la suite de sa création, le mouvement progressiste a été représenté à la Knesset pendant deux sessions, puis, avec son déclin, a été fondé en 1992, le Pacte pour l'Egalité. Il comprenait notamment Azmi Bishara, Jamal Zahalka, Basil Ghattas et des activistes juifs antisionistes comme Michel Varshavsky, etc. Quelques années plus tard, La Ligue Nationale Démocratique a été fondée à son tour, pour jouer ensuite un rôle central. Il faut signaler que le développement de ces partis a été marqué par un recours progressif au discours national comme signe de reniement de l'approche du parti communiste, considérée comme trop conciliante avec le pouvoir. L'illustration la plus frappante de ce signe est peut-être le processus qui avait porté le mouvement progressiste des années 1980 : Il avait débuté comme une liste arabo-juive, regroupant des juifs de Gauche qui se présentaient comme socialistes révolutionnaires antisionistes, et qui faisaient partie, dans le passé, du mouvement Matzpen (qui veut dire Boussole). Sauf que, bien vite, le mouvement est devenu représenté par une liste exclusivement palestinienne, et ce, après la démission de ses membres juifs, en protestation contre son soutien à Saddam Hussein lors de l'invasion du Koweït. Toutefois, ce « grain de sable » qui a enrayé la machine, était bien la conséquence aussi d’une compilation de positions nationalistes de la part des dirigeants du mouvement.
Années 1990: «Création d’institutions» et nouvelle perception du sionisme
Le processus a atteint son apogée dans les années 1990. La création du Parti de la Ligue Nationale Démocratique traduisait, de manière décisive, l’idée que se faisait la nouvelle bourgeoisie palestinienne de ses relations avec le marché israélien.
La classe moyenne et ses élites ont donc bien grandi. Cette classe a fait ses preuves dans les domaines de l'éducation et du progrès professionnel au sein des institutions israéliennes, partant des universités jusqu’aux organisations de la société civile. Elle a œuvré pour évoluer et développer sa position financière et sociale, mais elle s'est brusquement heurtée aux limites imposées par l'hégémonie sioniste dans tous les domaines de la vie. Au fur et à mesure de son développement, cette classe palestinienne a pris aussi conscience que la discrimination à laquelle elle était soumise, était liée à son identité nationale. Elle a également saisi l’importance fondamentale de cette discrimination dans l’identification que l’Etat donne de lui-même en tant qu'État juif. Elle a estimé en outre que la réalisation de ses intérêts passe par ce qu’on appelle "élever la position des Arabes en Israël", en mettant l'accent sur la dimension identitaire du conflit, afin de focaliser la lumière sur la dualité "judéité de l'État" / "citoyens arabes".
Il faut dire que cette catégorie de la population palestinienne n’a pas été la seule à avoir pris conscience de la "judéité de l’État", mais elle a eu le mérite d’alerter à la problématique de l’identité à un moment où l’institution universitaire israélienne était préoccupée par la question de l’identité de l’État et de son régime. Les universitaires palestiniens ont été alors sensibles à cette controverse et l'ont utilisée pour examiner leur propre situation. Grâce à ses progrès scientifiques et professionnels, cette bourgeoisie a bien compris que le fait de nier l'identité nationale palestinienne, de se soumettre, ou même de collaborer avec Israël pour s’épanouir sur le plan personnel (comme dans les années 1960), ne permet nullement d'atteindre les avantages escomptés et ne peut lui procurer que des miettes qui n’assouvissent pas ses attentes. De plus, les positions décrochées par les uns et les autres parmi cette catégorie sociale, au cours des trois dernières décennies, les ont pourvus d’un orgueil et d’une prétention à vouloir considérer l’Israélien d’égal à égal, du moins sur le plan personnel.
Au cours du même contexte, des institutions palestiniennes indépendantes ont commencé à émerger. Les nouvelles élites ont amorcé leur éloignement des institutions israéliennes dans lesquelles elles ont grandi et ont été formées aux procédés de l’organisation et à la mobilisation de ressources. Elles ont entrepris de s’organiser notamment par le biais des associations et ont eu recours aux financements européens et américains. Car les années 1990 ont été celle d’une véritable consécration du discours sur les droits des minorités ethniques, en particulier après l’effondrement de l'Union soviétique et les guerres en Yougoslavie, ainsi que la résolution de l'ONU de 1992, sur "Les droits des personnes appartenant à des minorités nationales", ce qui a impliqué l’intérêt des donateurs internationaux pour le discours de "la minorité arabe en Israël". Cette phase a été longtemps décrite comme celle du «renforcement d’institutions» matière à fierté sur le plan national palestinien, au sein desquelles ont fleuri la plupart des associations importantes de la société civile d’aujourd’hui. Sauf que ce qui manque souvent à cette rhétorique est que le souci national de mettre en place des institutions a été porté par les nouvelles élites, qui construisaient leur influence dans leurs domaines et leurs métiers respectifs. Les intérêts matériels étaient ainsi mêlés à la construction nationale. On pourrait ne pas accepter un jugement «moral» sur les motivations de ces élites, mais il faut admettre que le résultat que nous voyons aujourd’hui est que la plupart des institutions de la société civile sont désormais totalement liées à la personnalité de leur chef ou aux cercles restreints qui les dirigent. C’est un premier constat, mais on peut aussi noter le degré de l'élitisme de ces institutions et leur éloignement des bases populaires réellement affaiblies. C’est ainsi qu’on s’est trouvé après tant d’années devant l’incapacité de ces institutions et ces partis à obtenir l’adhésion de ces bases, qui constituent pourtant la majorité de notre peuple.
Du «discours nationaliste» au «discours national démocratique»
C’est à ce moment historique, que le discours nationaliste palestinien de l’intérieur d’Israël a connu sa plus grande mutation: Le parti « Ligue Nationale Démocratique» a été donc constitué, et les écrits d'Azmi Bishara – qui se réduisent à son milieu social, son autobiographie et ses caractéristiques personnelles, bref toute la « fantasia » bourgeoise durant cette «nouvelle phase» – ont révélé ce qui a été présenté comme le discours «national démocratique», en tant que renouvellement du discours nationaliste, celui des mouvements marginaux. D’ailleurs, le terme «démocratie» a été longtemps avancé dans «La Ligue» comme une position contre tout fanatisme pour le nationalisme et sa transformation idéologique. Il s’agit là d’une position compréhensible et importante. Mais la question reste de savoir si l’utilisation du terme «démocratie» ici définit le type d’identité nationale à laquelle le parti tient? La «démocratisation» visait-elle notre société et notre vision nationale? Ou bien « démocratie » ici signifie notre vision de l'Etat d'Israël et du régime qu’il devrait avoir? En vérité, la « démocratisation » du discours national signifiait que celui-ci devait développer des aspirations démocratiques envers le régime israélien – par l’adoption des concepts de « citoyenneté » et de « diversité culturelle».
Parmi les lois les plus marquantes initiées par Azmi Bichara au Knesset, celle de « la représentativité appropriée au sein des entreprises israéliennes », qui oblige l’Etat de consacrer aux citoyens palestiniens, dans les conseils d’administration de ses entreprises, un nombre de sièges proportionnel à leur nombre dans le pays.
Le véritable changement opéré alors, était bien la mutation du discours nationaliste, d’un discours opposé à l’existence même du colonialisme israélien, en un discours sur une identité nationale qui peut être pratiquée au sein du colonialisme israélien et constituer une motivation pour le démocratiser. Plus précisément, «l'identité nationale» doit désormais être préservée dans le cadre d’une «citoyenneté israélienne à part entière», et non pas à l’antipode de cette citoyenneté. Certes, la position de principe est restée antisioniste de manière intransigeante et directe. Vraiment. Mais le discours «national démocratique» a traduit notre conception du sionisme avec les outils de la démocratie libérale, afin que la bataille contre le sionisme soit ramenée à la question de la «judéité de l'État». Ainsi, notre perception du sionisme a changé: le problème du sionisme n’est plus lié à son histoire qui soulève des questions sur son droit à exister, mais dans son présent, qui peut changer vers le meilleur. Comme si on disait: le problème n’est pas dans le colonialisme du sionisme, mais dans sa judéité. Selon le nouveau discours national, le problème ne réside pas dans la création par le sionisme d’une entité étrangère servant les intérêts du capitalisme occidental dans la région en spoliant les terres, en procédant à un nettoyage ethnique, en instrumentalisant d’une manière odieuse l’Holocauste et ses victimes, en déracinant les Juifs de l’Est et du Maghreb de leurs pays, en les exploitant et en commettant des crimes à leur encontre également, ainsi que bien d’autres exactions, piliers du sionisme. Le problème est qu’il se définit comme un État juif et que cette définition le rend essentiellement discriminatoire à l’égard de la « minorité arabe ».
Par ailleurs, ce changement s'est produit dans un contexte général israélien au cours duquel la question de la démocratie libérale a été posée avec force. Outre les transformations économiques qu’il a connues, Israël vivait également, ce qui a été convenu d’appeler la «révolution constitutionnelle», dont notamment la promulgation de lois fondamentales, telle la « loi sur la liberté de l'Homme et sa dignité », la « loi sur la liberté d’exercer une profession » et d'autres décisions de la Cour suprême, rendues par le juge israélien Aharon Barak. L’action politique et juridique a pu alors appuyer ses revendications envers Israël sur la base de ces mêmes lois.
Création d’institutions: Alternative contre l’État ou autre piste de danse?
La bourgeoisie palestinienne a trouvé en l'identité nationale une clé pour résoudre plusieurs problèmes : Le bouclier d’une fierté qui rejette le profil du Palestinien humilié après la Nakba, un terrain favorable à la création d'institutions palestiniennes « indépendantes » qui développent leur influence en se définissant comme une minorité nationale, et enfin un slogan politique – la lutte contre la judéité de l’Etat – par lequel elle milite pour obtenir « l’égalité des chances » afin de progresser et de s’imposer dans les entreprises israéliennes. Celles-ci connaissaient alors une vague de privatisation ayant achevé leur mutation vers un marché pleinement capitaliste.
Parmi les lois les plus marquantes initiées par Azmi Bchara au Knesset, celle de « la représentativité appropriée au sein des entreprises israéliennes », qui oblige l’Etat à consacrer aux citoyens palestiniens, dans les conseils d’administration de ses entreprises, un nombre de sièges proportionnel à leur nombre dans le pays. Il s’agit là d’un exemple frappant de la manière dont l’exigence pour des droits nationaux a été transformée en une demande d’intégration dans l’économie israélienne. L’importance de cet exemple est qu’il révèle le talon d’Achille de l’approche « nationale démocratique », à savoir que le fait d’« édifier des institutions nationales et indépendantes » n’a jamais eu pour objectif de rompre avec celles de l’État et que le courant national n’a jamais pris d’initiative significative pour s’en libérer. Bien au contraire, la « création d’institutions nationales » a été une sorte de mise en place d’un marché parallèle à celui de l’État sioniste, et un espace national de plus dans lequel grandit l’influence des élites, et qui s’ajoute au champs déjà existant ( et appelé à s’élargir) au sein de cet État, dont personne ne remet en cause la légitimité, bien au contraire. Le discours national démocratique (qui a influencé tous les partis sans exception) a tenté de pérenniser et d'accroître la présence des Palestiniens dans les institutions israéliennes. Revenons, à titre d’exemple, au cas de la société Trans-Israel, qui confisque des terres et étouffe les Palestiniens : Nous constatons que la prose nationale démocratique n’a pas incité les Palestiniens à refuser de siéger dans le conseil d’administration de l’entreprise, mais a exigé que leur place soit renforcée. En d'autres termes, si Rani Hadj-Yehya avait refusé d'occuper un poste administratif dans cette entreprise colonialiste, elle aurait inventé le Palestinien qui aurait joué ce rôle.
Il s’agit là de la semence de l'intégration « nationale » dans les institutions israéliennes, qui a donné, en outre, la possibilité d’«obtenir des droits» en progressant au sein de l'appareil répressif. En fait, il ne s’agit pas d’acquérir de droits, mais d’avoir une part des privilèges de l’oppresseur. Peu importe donc l’historique de cette situation et sa signification sociale et politique, puisque celui qui y réussit demeure porteur de la «fierté de son appartenance» à sa Palestine. Cette considération sollicite en nous la capacité à ignorer tous les niveaux d'oppression pratiquée par le sionisme en tant que mouvement colonialiste dans lequel s’enracinent les convoitises du capital occidental, qui est en train d’abuser du monde entier et de le déchiqueter. Il ne nous reste donc à percevoir du conflit, que son niveau dominant : les Arabes contre les Juifs. Nous devons aussi trouver la force de saluer un Palestinien qui se trouve à la tête d'une banque nationale sioniste et d'être fier de lui ; mais, en même temps aussi, d’attaquer farouchement les manifestations de Juifs éthiopiens - qui sont réellement écrasés - juste parce que leur identité juive les place "automatiquement" dans la communauté coloniale.
L’analyse sociale et matérialiste du sionisme et de sa répression n’est pas "tombée" du lexique et n’a pas "disparu". Seulement celui qui conduit la politique palestinienne à l’intérieur d’Israël est forcément commandé par les intérêts de sa classe sociale, elle-même liée au capitaliste de l'économie israélienne. C’est là une réponse à la question sur la situation des mouvements nationaux aujourd’hui, sur la défiance des gens à leur égard et sur leur pouvoir politique érodé.
Avec le déclenchement de la deuxième Intifada et les manifestations des Palestiniens de l’intérieur lors de ce qu’on appelle «le soulèvement d’octobre 2000», Israël a pris des mesures radicales pour réduire à néant l’éventualité d’une prochaine Intifada. La part de ces politiques qui revenait aux Palestiniens de l’intérieur consistait à renforcer leur relation avec le marché du travail israélien. Du coup, Israël n'était plus intéressé par une action en vu d’effacer l'identité culturelle, mais s’est employé, avant tout, à établir un lien entre la stabilité économique et la stabilité du régime. Le pays a donc mis en place, depuis 2006, un vaste système fonctionnant avec d’énormes budgets, afin d’orienter l’éducation vers des directions précises et d’intégrer les Palestiniens dans le marché israélien pour le servir ; tout en les persuadant que c’est cette voie là – celle de la concurrence et du progrès dans le travail – qui procure à l’Homme l’égalité et la dignité. Cette orientation a du coup, relégué au second plan la question du droit national collectif et de la lutte contre la «judéité de l’État», que personne ne se pose plus, en attendant que les Palestiniens se soulèvent contre la loi « Israël, État-nation du peuple juif».
Traduit de l’Arabe par Saida Charfeddine
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 08-08-2019