Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
Sur les rives du magnifique lac Aasee, dans la petite ville allemande de Münster, se trouvent trois sculptures sphériques géantes. Conçues par l'artiste pop Claus Oldenburg, les sphères, installées en 1977, étaient censées transporter des boules de billard qui transformeraient l'ensemble de la ville de Münster en une table de billard géante. En cette froide journée de juin 2023, les structures qui sont devenues au fil du temps des monuments importants de la ville avaient un aspect différent : elles portaient des bannières sur lesquelles on pouvait lire « Arrêtez d'armer Israël », « Mettez fin à l'occupation » et « Le silence, c'est la violence », avec le drapeau de la Palestine esquissé entre elles. Tout autour, un certain nombre d’autres drapeaux palestiniens avaient été plantés dans le sol et une bibliothèque avait été installée - les noms des écrivains Ghassan Kanafani, Radwa Ashour, Samih al-Qassim, entre autres, scintillaient sur les couvertures des livres sous le soleil. Avec en son centre une tente de fortune, bordée de bancs en bois, et un écran de projection, qui accueillait des présentations.
Podcast en langue anglaise
Une douzaine de personnes étaient assises, et d'autres se joignaient progressivement à ce que le groupe organisateur avait appelé « un camp d'un jour pour la Palestine » en commémoration de la Naksa du 5 juin - un jour malheureux de 1967 au cours duquel davantage de terres palestiniennes avaient été saisies par l'occupation israélienne. Quelques voitures de police étaient garées à proximité, essayant de paraître nonchalantes. Alors que je prenais place, un membre de « Students for Palestine » (Etudiants pour la Palestine), le groupe organisateur, a commencé à expliquer, de manière crue, les raisons pour lesquelles toutes les formes de résistance, y compris la résistance armée, étaient légitimes et nécessaires tant qu'il existerait des injustices graves, violentes et inexpliquées.
Dans cette petite ville idyllique et largement conservatrice de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, et sur cette table de billard imaginaire, quelque chose bougeait désormais. Ce nouveau mouvement n'était qu'une réponse aux douleurs et aux malheurs d'une ampleur inimaginable qui se produisaient à Gaza : un génocide.
Ce texte et le podcast[1] qui l'accompagne sont destinés à servir d'étude de cas sur plusieurs groupes de solidarité avec la Palestine et sur des activistes, à Münster, après le début du génocide atroce à Gaza. Il s'agit d'une tentative de comprendre comment, depuis le 7 octobre 2023, ces groupes, opérant dans un environnement social déjà peu accueillant, ont été témoins de changements et d'attitudes répressives de la part de la police, des médias, de la société civile et des institutions académiques, et comment ils y ont fait face. Alors que le podcast interroge plusieurs activistes qui partagent leurs expériences dans un contexte d’animosité institutionnelle allemande contre les voix palestiniennes, ce texte revient sur plusieurs exemples spécifiques, d'incidents et d'actions, avec lesquels la répression a été pratiquée institutionnellement et socialement.
Münster, microcosme de l'activisme
Münster est l'une de ces villes qui semblent tout droit sorties d'une carte postale. C'est un centre urbain globalement catholique, conservateur et aisé, niché entre de vastes étendues de terres agricoles. La ville compte environ 300 000 habitants, dont 43 098 étudiants de l'université de Münster[2]. Elle accueille également quelque 25 800 citoyens étrangers originaires de 155 pays[3]. En tant que ville suffisamment compacte pour faciliter l'activisme de proximité, mais suffisamment stratifiée socialement pour laisser voir des dynamiques sociétales plus larges, Münster offre une perspective pertinente pour observer les mouvements de solidarité dans le sillage du génocide israélien à Gaza.
En tant qu'étudiante internationale, j'ai résidé dans la ville pendant de longues périodes et j'ai pu observer comment les voix pour la Palestine sont passées d'événements sporadiques à des présences plus cohérentes et vigoureuses. La ville a connu des manifestations pro-palestiniennes persistantes et des événements de solidarité presque chaque semaine depuis plus d'un an, avec plusieurs acteurs sur le terrain.
Le cas de « Palästina Antikolonial »
« Palästina Antikolonial » (Palestine anticoloniale) est le plus grand groupe d'activistes politiques pour la Palestine basé à Münster. Il a été créé en 2020, à la suite de la volonté assumée de Nétanyahou d'annexer officiellement la Cisjordanie. À l'époque, une manifestation organisée dans le centre-ville avait lancé un cri : « Arrêtez l'accaparement des terres ! » Selon Ramez, militant et membre du groupe[4], le journal local de Münster avait présenté la manifestation sous un jour défavorable, tandis que l'association de la communauté juive de Rhénanie-du-Nord-Westphalie avait accusé le groupe d'antisémitisme avant même que la manifestation n'ait eu lieu. Le même jour, une contre-manifestation avait été organisée par les partisans d'Israël, sur la même place publique de la Stubengasse, en faveur de l'annexion, tandis qu'un grand nombre de policiers et d'officiers de police étaient présents entre les deux foules.
Sur la ligne de front de la contre-manifestation israélienne, une grande banderole était brandie, sur laquelle figurait un char arborant le drapeau israélien - témoignage ironique de l'engagement de l'Allemagne en faveur de la « liberté d'expression ».
Ramez, avec qui je me suis entretenu en détail dans le podcast, raconte que c'est après cette manifestation que quelques militants ont décidé de fonder le groupe « Palästina Antikolonial » à Münster, estimant qu'il était nécessaire, ici et maintenant. Peu après sa création, le comité général des étudiants de l'université de Münster (AStA) s'était empressé de prendre ses distances avec le groupe après que l'Alliance de la jeunesse contre l'antisémitisme se soit opposée à la participation de « Palästina Antikolonial » aux événements d'orientation des étudiants. Un communiqué de l'AStA[5] a déclaré qu'elle avait « observé avec inquiétude » la résurgence de ce qu'elle a appelé « l'antisémitisme (lié à Israël) et les mythes de conspiration dans la société et parmi le corps étudiant », rappelant qu'elle avait lancé le projet « Combattre l'antisémitisme » en juillet 2019. Le communiqué indique : « Conformément à la résolution StuPa du 1er août 2019, l'AStA rejette également toute coopération avec le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). » Il poursuit : « Depuis sa création en juin 2020, le groupe Palästina Antikolonial a attiré l'attention à plusieurs reprises par son antisémitisme (lié à Israël) et entretient des contacts avec des acteurs du spectre BDS, citant la manifestation contre l'annexion de la Cisjordanie comme l'une de ces “preuves” d'antisémitisme ».
Il est intéressant de noter que ces graves accusations d'antisémitisme ont été réfutées tout de go par le groupe juif « Jüdische Stimme[6] », qui a déclaré : « Nous sommes en profond désaccord avec la caractérisation du groupe Palästina Antikolonial comme antisémite sur la base de ses déclarations sur la situation en Israël-Palestine (...) Nous rejetons fermement l'utilisation abusive de l'accusation d'antisémitisme pour diffamer la solidarité avec la Palestine[7] ».
Le 22 novembre 2021, un nouvel incident s'est produit : la police a expulsé le groupe « Palästina Antikolonial » d'une réunion étudiante, à la suite d'une protestation contre un projet de loi qui empêchait les étudiants soutenant le mouvement BDS de louer des chambres à l'université. Ironiquement, le groupe a été expulsé après avoir lu une déclaration de 240 universitaires juifs s'adressant au gouvernement fédéral et mettant en garde contre l'assimilation du mouvement BDS à l'antisémitisme[8] - des appels qui n’ont généralement pas d’écho en Allemagne.
Le monde d'après. La dystopie post-7 octobre
21-12-2023
C'est donc dans ce climat hostile, où l'étiquette « antisémite » est si libéralement répandue, que le groupe a tenté d'agir et de se déployer. Les incidents mentionnés ont précédé le 7 octobre 2023. En d'autres termes, c'était avant le génocide à Gaza et la guerre au Liban, et avant que les tensions actuelles en Europe et en Allemagne n'atteignent un niveau record. Aujourd'hui, les accusations, selon les activistes, se sont considérablement aggravées et ont été suivies de mesures de répression et de censure. Néanmoins, depuis le début du génocide, le groupe n’a cessé d’organiser des manifestations, des veillées, des événements, des discussions, des réunions publiques et des interventions. Presque chaque semaine, sans exception, il s'est manifesté d'une manière ou d'une autre, intensifiant son action au fur et à mesure que le maintien de l'ordre atteignait son paroxysme.
22, vlà les flics !
Plusieurs événements récents donnent une idée de l'ampleur des interventions policières lors des premières manifestations à Münster. Bien que l'on ne dispose pas de données complètes, quelques chiffres tirés de divers courriers adressés par la police aux activistes du groupe fournissent des indications : lors d'une manifestation le 21 octobre 2023, il y a eu 8 accusations criminelles, 4 bannières/symboles confisqués, 2 arrestations, 6 expulsions et 8 contrôles d'identité. Lors d'une manifestation le 4 novembre 2023, il y a eu 11 accusations criminelles, 5 confiscations, 4 arrestations, 11 expulsions et 13 contrôles d'identité. Et lors d'une veillée du 10 novembre 2023, il y a eu 4 inculpations pour ce que la police a appelé « incitation », 1 pour ce qu'elle a appelé « coups et blessures », et de multiples contrôles d'identité et expulsions.
A elles seules, ces trois manifestations initiales ont donné lieu à au moins 25 inculpations pénales. Il convient de noter qu'il s'agit de manifestations réunissant entre quelques centaines et quelques milliers de personnes et de veillées auxquelles assistent plusieurs dizaines de personnes, ce qui rend le nombre d'interventions policières et d'inculpations relativement élevé. La grande majorité de ces mesures concernaient simplement des déclarations ou des pancartes portant des slogans tels que « Du fleuve à la mer », « Israël assassin d'enfants » ou « X nombre d'enfants tués par Israël », que la police a qualifié d'« incitation » ou de « discours de haine ». L'utilisation des termes « nettoyage ethnique » ou « génocide » était également interdite et, au cours des premières semaines de protestation, la police a réagi violemment en s'attaquant à des manifestants pacifiques, en les frappant et en les arrêtant dès que le mot « génocide » était prononcé, comme le confirment plusieurs activistes et comme j'en ai été moi-même témoin.
Les militants estiment, à ce jour, à hauteur d’au moins 50 le nombre de poursuites pénales engagées contre des participants aux manifestations et des membres du groupe, dont nombres d’accusations ont été abandonnées ou n'ont pas été résolues[9]. Dans les cas qui nécessitaient une juridiction, le groupe « Palästina Antikolonial » a décidé de mener la bataille juridique et a gagné à chaque fois qu'il est allé au tribunal, ce qui implique que ces mesures policières répressives étaient destinées à intimider les activistes et les manifestants, puisque le système juridique allemand n'a pas été en mesure de caractériser les revendications en activités criminelles avérées, lorsqu'elles étaient mises à l'épreuve.
Lors d'une veillée organisée le soir du 10 novembre 2023 devant la gare centrale, les policiers présents sur place étaient plus nombreux que les manifestants. L'un d'entre eux était un traducteur qui était spécifiquement là pour traduire et noter ce qui était écrit en arabe sur les pancartes en carton que les manifestants tenaient ou disposaient sur le sol avec les bougies allumées en mémoire des personnes assassinées à Gaza. Les pancartes en allemand, en anglais et en arabe disaient plus ou moins la même chose : « Arrêtez le massacre/le nettoyage ethnique », « Mettez fin à l'occupation », « En mémoire des personnes tuées à Gaza »... Cependant, l'intérêt de la police pour les pancartes en arabe était révélateur. « C'est presque comme si ces pancartes étaient « accusées » d'antisémitisme ou de « terrorisme » simplement parce qu'elles sont écrites en arabe », a commenté un manifestant.
Au final, les pancartes sont restées, mais quelques instants plus tard, la police a violemment chargé sur les personnes présentes à la veillée, sans distinction, dont beaucoup étaient des familles venues avec leurs enfants. En se jetant sur les gens, les policiers ont piétiné et détruit la disposition des pancartes et des bougies. En fin de compte, quelles que soient les méthodes de surveillance et de contrôle choisies par les policiers, il n'en reste pas moins qu'ils ont la liberté de frapper, de malmener et d'immobiliser des personnes innocentes lors d'une manifestation pacifique. L'image des bougies destinées à commémorer les enfants tués et les innocents de Gaza, détruites par la police, reflète en elle-même la logique du rapport de force entre police allemande et manifestants contre le génocide le plus documenté au monde.
Ramez, de « Palästina Antikolonial », m'a expliqué que le groupe avait remarqué des changements dans l'attitude de la police à l'égard des manifestants et des activistes. Par exemple, alors que la violence policière reste monnaie courante contre les manifestants pro-palestiniens à Berlin, il semble qu'à Münster, la violence physique ait progressivement disparu après les premiers mois et ait été remplacée par d'autres moyens de contrôle et d'intimidation. Une « enveloppe jaune » arrivait dans la boîte aux lettres d'un militant, indiquant une inculpation pénale ou l'obligation de répondre à une convocation policière, de payer une amende ou une combinaison de ces éléments - toujours avec une description floue de la raison de cette mesure. Et ce avec une inscription au casier judiciaire d'un individu pouvant affecter divers aspects de sa vie. Il semble parfois que la police elle-même prenne son temps pour tester des méthodes visant à étouffer les voix en faveur de la Palestine.
La société, entre dissonance et dissidence
Un individu se fraie un chemin depuis le trottoir jusqu'à la foule d'une manifestation et se met à hurler des insultes ou des slogans en faveur d'Israël. J'ai souvent vu cela se dérouler sous mes yeux, à mon grand désarroi. Ces incidents n'étaient pas rares et reflétaient clairement un sentiment profondément ancré parmi les citoyens. Lors d'un incident particulier, un militant qui parlait avec émotion de la mort de membres de sa famille à Gaza lors d'une veillée a été interrompu par une Allemande qui s'est approchée du micro pour lui dire que son ton était « trop fort et trop émotionnel ». « Pourquoi ne pouvez-vous pas parler d'une voix plus calme ? » a-t-elle demandé, ce à quoi l'orateur a répondu en rappelant qu'il exprimait sa colère et son chagrin parce qu'il parlait d'un génocide financé par l'argent des contribuables allemands - son argent à elle.
Plusieurs militants ont déclaré que cette « police du ton » était devenue courante, car la police et le système judiciaire ne sont pas les seuls à limiter et à étouffer les voix palestiniennes ou celles de la solidarité. Une partie de ces réactions provient de contradictions historiques profondément enracinées au sein de la société allemande elle-même. Celle-ci n'étant pas étrangère à des concepts tels que la « Staatsräson », selon lesquels la sécurité d'Israël est considérée comme « une raison d'État allemande » - ce que l'écrivaine juive-allemande Deborah Feldman appelle « une relation transactionnelle[10] » qui « définit la représentation publique des juifs en Allemagne ». Feldman affirme que plus les voix des Juifs non affiliés à Israël sont réduites au silence, plus celles « des Allemands dont les complexes de culpabilité liés à la Shoah les poussent à fétichiser la judéité au point de l'incarner de manière obsessionnelle » sont fortes. Cela pourrait permettre à de nombreux militants, y compris des voix juives qui ont participé à des rassemblements pour Gaza, de comprendre les raisons pour lesquelles ils ont eux-mêmes été réduits au silence par certaines personnes allemandes à de multiples occasions.
Unrest Radio au cœur de « l’agitation »
En février 2023, des activistes ont perturbé un événement au plus grand musée de Münster, le Musée LWL, exigeant l’arrêt du génocide à Gaza et de ce qu'ils ont appelé « la culture de l'effacement des voix palestiniennes en Allemagne ». Cette manifestation a eu lieu après que plus d'une centaine de voix palestiniennes ou de solidarité avec la Palestine dans le monde de l'art et de la culture en Allemagne aient été empêchées de participer à des conférences, à des événements et avec elles l’annulation de leurs travaux. Les activistes ont distribué des tracts expliquant la raison de leur perturbation d'un événement artistique, et ont affiché les noms des artistes, écrivains et autres figures culturelles interdites.
Très vite, la police a envahi les lieux pour tenter de mettre fin à cette action. Un journaliste d'un journal local était à leurs côtés, prenant des photos, mais aussi provoquant des querelles avec les manifestants, refusant d'écouter leurs arguments, et allant jusqu'à harceler un journaliste indépendant qui couvrait l'événement pour la radio autonome Unrest Radio.
Saad, qui m'a parlé de son travail dans le podcast, était ce journaliste indépendant. C'est un inlassable agitateur d’action politique et membre fondateur de Unrest Radio, qui se décrit comme un « espace autonome pour la documentation sociopolitique de voix non entendues ». Quiconque a assisté aux manifestations ou aux événements de Münster a certainement rencontré Saad et son appareil photo, documentant rigoureusement tout ce qui peut l'être. Il m'explique que lui et ses collègues d'Unrest Radio se sont engagés à donner une tribune à toutes les voix « effacées », qui n'apparaissent que rarement dans les grands médias locaux. Saad parle d'une « déclaration audio de l'oppression ».
Ce soir-là, au Musée LWL, Saad a été approché à plusieurs reprises par le journaliste local qui a insisté pour le prendre en photo, sans y avoir préalablement consenti. Alors que les policiers installaient du ruban adhésif pour séparer les activistes perturbateurs du reste des visiteurs du musée, le même journaliste a pris l'initiative d'aider les policiers à déplacer le ruban adhésif vers les activistes, permettant ainsi de les coincer (!) Ce moment a constitué une révélation triste mais nécessaire pour moi, en tant qu'habitante de Münster et journaliste moi-même, de ce dont la presse était capable dans un pays comme l'Allemagne lorsqu'il s'agissait de la Palestine.
C'est pourquoi j'ai interrogé ultérieurement Saad sur la décision d'Unrest Radio de consacrer une grande partie de sa plateforme à la couverture du génocide de Gaza et à la dénonciation de la complicité et des contradictions politiques de l'Allemagne. La radio a publié plusieurs podcasts qui traitent de la complicité des médias allemands, des brutalités policières, du racisme dans les institutions et la société, et d'autres qui présentent des témoignages de Gaza[11], de survivants de la Shoah contre le génocide[12], et d'activistes juifs exposant les contradictions injustifiables de l'Allemagne[13]. La radio a également couvert en profondeur le cas de l'interdiction faite à un club de cinéma étudiant de projeter le film Roadmap to Apartheid, décidant d’occuper une salle de projection universitaire pour le projeter et en discuter en dépit de l’interdiction.
Saad explique que la radio a pour but de documenter ce qui ne l’est pas ou peu en Allemagne, par des podcasts, des reportages et via un modèle de journalisme citoyen indépendant. Depuis le début du génocide, elle s'est donc naturellement engagée à amplifier les voix inaudibles de la lutte palestinienne et du mouvement de solidarité en Allemagne, tout en luttant contre la couverture déformée des médias locaux. Mais c’est aussi en tant que citoyen bangladais vivant en Allemagne, soit en tant que descendant d'ancêtres ayant vécu sous la domination coloniale britannique pendant plus de 200 ans, que Saad estime qu'il a le devoir de parler de la Palestine aujourd'hui. « La société allemande ne défendra pas Gaza. Nous devons donc défendre Gaza », confie-t-il.
Ce soir-là, au musée, tous les militants ont été obligés de montrer leur carte d'identité à des policiers et d’indiquer leur lieu de résidence, et ont été informés qu'ils recevraient un courrier leur indiquant les conséquences juridiques de l'occupation. En tant que journaliste, Saad n'a pas été arrêté pour être identifié. Cependant, il m'a dit avoir été surpris de recevoir une lettre de la police quelques jours plus tard. « Comment pouvaient-ils connaître mon nom et mon adresse s'ils ne me les avaient pas demandés ce jour-là ? » Il craint que la surveillance policière ne se déploie désormais sans contrôle[14].
Couvertures des posts/podcasts d'Unrest Radio (avec l'aimable autorisation d'Unrest Radio)
L’engagement de « Students for Palestine »
En 2023, le Sénat de la Westfälische Wilhelms-Universität (WWU) de Münster a voté en faveur de la suppression du nom de l'université, Guillaume II (Wilhelm II en allemand), et de son remplacement par celui d'Universität Münster. Cette décision a été prise près de cinq ans après qu'un certain nombre d'étudiants eurent suggéré ce changement de nom, afin d'éloigner l'université d'un personnage historique douteux, soupçonné de nazisme, ou à tout le moins de tolérance à son égard. Le bâtiment principal de l'université est aujourd'hui l'ancien palais grandiose, ou « Schloss », de Guillaume II lui-même. Ce lieu a pris le temps de reconsidérer ce qu'il représente, en son nom et essence, et il semble qu'il soit maintenant confronté à des questions d'une plus grande complexité encore : quelle est sa position par rapport au colonialisme, au génocide et aux libertés d'expression, de réunion et d'action politique des étudiants ?
C'est dans ces mêmes couloirs, bureaux et salles de classe qu'est né le groupe d'activistes « Students for Palestine », exprimant des requêtes décisives à une époque de génocide. Le groupe se décrit comme un groupe de solidarité internationaliste, « solidaire de la Palestine et militant pour la liberté d'expression et contre le génocide en cours », comme l'explique brièvement sa biographie sur Instagram. Il a été créé dans le sillage du génocide de Gaza, en décembre 2023, à la suite d’un appel à l'action de « Waffen der Kritik » (Les armes de la critique), un autre groupe étudiant marxiste actif à Berlin, Brême, Kassel, Leipzig, Münster, Munich, entre autres villes, qui invite les étudiants à s'auto-organiser et à se mobiliser pour « apporter une contribution à la lutte des classes », selon leur Manifeste, et pour « un monde sans exploitation et sans oppression ». Cette fois-ci, « Waffen der Kritik » appelait à une action pour Gaza, et les étudiants activistes de l'université de Münster ont rapidement répondu présent.
J (pseudonyme), membre de la section « Students for Palestine Münster »[15], est arrivée des États-Unis en 2022. Moins d'un an plus tard, elle a eu la chance de découvrir concrètement la dynamique de la répression et de la censure dans les activités du campus à différents niveaux. J n'est pas étrangère au travail militant, mais ici, en Allemagne, elle me dit qu'à maintes reprises, elle a été choquée et sidérée face aux méthodes brutales utilisées dans les institutions universitaires et au-delà pour étouffer les voix pro-palestiniennes. Elle décrit le climat actuel en Allemagne comme « un glissement vers le fascisme », qui passe inaperçu et n'est pas reconnu par la plupart des gens en dehors des cercles de solidarité.
« Le syndicat étudiant AStA a adopté une résolution appelée BDS Beschloss qui interdit tout ce qui est considéré comme antisémite. Et comme on peut l'observer, depuis un an en particulier, tout peut être qualifié de la sorte - tout ce qui a trait à la solidarité avec la Palestine ou à la remise en question des actions ou de l'existence d'Israël (...) [est qualifié de la sorte] », explique-t-elle.
Cette résolution interdit purement et simplement les activités du groupe sur le campus, ce qui a obligé les activistes à contourner l'interdiction et à mobiliser un espace à proximité du campus et visible par les autres étudiants, parce qu'ils ne pouvaient plus opérer directement sur le campus sans risquer le renvoi et de graves conséquences juridiques. J ajoute que cette répression ne vient pas seulement de la police et de l'université, mais aussi de la société allemande elle-même, qui assimile facilement la solidarité avec la Palestine à un crime antisémite. « Ce que nous faisons, c'est une sorte de bifurcation », me dit-elle, « en essayant de contourner les règles, de trouver des échappatoires », dans une tentative constante de poursuivre le travail malgré ces obstacles considérables qui sont « leurs moyens légaux » de réprimer la liberté d'expression.
En janvier 2024, « Students for Palestine Münster » a partagé une lettre ouverte à l'université pour demander au rectorat de « prendre une position publique contre le génocide en cours des Palestiniens à Gaza » et « d'assumer sa responsabilité de solidarité avec le secteur universitaire de Palestine et avec l'ensemble du peuple palestinien face au génocide ». Les doléances portent sur un cessez-le-feu immédiat, l'entrée immédiate et sans entrave de nourriture et de produits de première nécessité à Gaza, la fin de toute aide financière et militaire allemande à l'État d'Israël, la libération de tous les prisonniers politiques palestiniens, la fin de l'occupation israélienne, ainsi que la reconnaissance publique et sans ambiguïté de l'offensive israélienne en cours et sa qualification de génocide.
Les demandes insistent également sur la cessation de toute coopération avec les institutions israéliennes, rappelant que ce qui a cours à Gaza peut également être décrit comme un « épistémicide » (l'anéantissement des ressources éducatives et culturelles, des espaces et des individus). La lettre demande un soutien institutionnel aux étudiants, aux chercheurs et aux enseignants touchés par le génocide, et insiste sur la nécessité de prendre des mesures pour protéger la liberté d'expression des voix pro-palestiniennes et marginalisées.
Il va sans dire qu'aucune de ces demandes urgentes n'a été satisfaite. Aucune réponse sérieuse n'a d’ailleurs été reçue. Les étudiants, une fois de plus, ont dû mener un combat solitaire.
Qu'est-ce que la « gauche » ? Une lutte résolument solitaire
De nombreux espaces culturels, universitaires et communautaires ont fermé leurs portes aux événements de solidarité avec la Palestine, évoque Saad. Il énumère une liste de censeurs des voix palestiniennes : l'État, l'institution universitaire et la gauche.
« Oui… Les militants de gauche à Münster », rétorque-t-il. Ramez opine du chef et poursuit en faisant une comparaison avec les partis, groupes et espaces de gauche dans divers pays du monde qui s'alignent sur la lutte anticoloniale du peuple palestinien, presque naturellement. Il laisse alors échapper un petit rire frustré : « Mais en Allemagne... la situation est la suivante. Beaucoup de groupes de « gauche » ont un discours complètement différent. Ils soutiennent en fait la « raison d'État » et sont complices de l'État allemand (...) Nous assistons également à une répression de la part de ces groupes [de gauche]. » Son sentiment et celui de Saad se reflètent dans l'expérience de J, qui a « découvert » la gauche allemande. « Vous avez des gens qui sont... [rires] anarchistes - des anarchistes autoproclamés, des gauchistes autoproclamés - des gens qui sont supposés se consacrer à ces idéaux d'égalité et qui veulent travailler à la révolution [...] Et dès que vous abordez cette question [de la Palestine], il devient tout à fait clair qu'ils sont en fait beaucoup plus proches de l'État que de toute idée de changement réel », explique-t-elle.
Les soi-disant Antideutsche (anti-Allemands) sont un exemple vraiment déconcertant de groupe pro-sioniste de « gauche » et « antifasciste ». Leur engagement à soutenir l'État d'Israël est aussi un engagement à soutenir la raison d'État de l'Allemagne, ce qui fait de ce groupe un véritable fouillis de contradictions, le conduisant à soutenir pleinement un État génocidaire et colonisateur contre les colonisés.
TSEDEK, collectif juif décolonial
21-06-2024
Les groupes de solidarité avec la Palestine et les activistes avec lesquels j'ai parlé à Münster semblent très conscients du fait qu'il reste encore beaucoup à faire, et plus encore à surmonter. Tandis que le génocide à Gaza se poursuit. En Allemagne, lorsqu'il s'agit de la lutte palestinienne, la « gauche » n'est tout simplement pas fiable, et le travail d'activisme pour la Palestine à Münster - en Allemagne tout entière même - est assez solitaire. « Même si Israël mettait fin demain à son agression contre la Palestine et le Liban, le travail de ces groupes ne serait pas terminé. La solidarité serait toujours nécessaire - très nécessaire », déclare J.
C'est une lutte solitaire, mais aussi très obstinée...
L'alternative consiste donc à continuer. Il existe des réseaux de solidarité avec la Palestine composés de groupes partageant les mêmes idées, à l’instar du réseau Kufiya[16], qui tente de coordonner les efforts dans tout le pays. Certains ont souligné la nécessité absolue d'une autocritique, si ce n’est d'une intensification un an plus tard, tandis que d'autres ont exprimé leur frustration au vu du temps passé à essayer d'éviter le harcèlement et la répression tous azimut, alors qu’à Gaza le sang coule encore et encore. Dans la désorientation qu'entraîne la répression, une boussole claire comme le jour indique la voie à suivre : « Nous devons mettre au centre Gaza, comme la résistance. Nous devons nous en souvenir », déclare Marieke, une amie activiste de « Palästina Antikolonial ».
- Le podcast comprend des témoignages et des opinions de Muath, Saad, Ramez, Merry et J, qui sont des militants de divers groupes politiquement actifs en solidarité avec la Palestine. ↑
- Jusqu'en septembre 2023, l'université de Münster s'appelait officiellement Westfälische Wilhelms-Universität, en hommage à Guillaume II, le dernier empereur d'Allemagne. Le nom de l'université a été changé pour éviter tout lien avec ce personnage qui aurait faciliter l’accession du nazisme au pouvoir. ↑
- 8,6 % de la population, selon le site officiel de la ville de Münster. ↑
- Le récit de Ramez sur la répression du groupe « Palästina Antikolonial » peut être écouté via le podcast en ligne. ↑
- https://www.asta.ms/aktuelles-layout?id=124. ↑
- https://www.juedische-stimme.de/ ↑
- https://www.juedische-stimme.de/statement-zur-stellungnahme-des-asta-munster-zur-gruppe-palastina-antikolonial ↑
- https://mondoweiss.net/2021/12/german-police-remove-pro-palestinian-students-from-campus-meeting/ ↑
- Entre octobre 2023 et août 2024. ↑
- Dans un article publié le 13 novembre 2023, pour le Guardian, intitulé « Germany is a good place to be Jewish. Unless, like me, you’re a Jew who criticises Israel’ ». ↑
- Le témoignage de Muath Abu Maaliq de Gaza : https://www.instagram.com/p/C--ZjCesHgV/ ↑
- Entretien avec Marione Ingram, survivante de la Shoah et militante des droits civiques, disponible ci-après : https://www.instagram.com/p/DBWl1FAhRtr/ ↑
- Entretien avec Iris Hefets de « Jüdische Stimme », disponible ci-après : https://www.instagram.com/p/C0MgUeHCGjJ/ ↑
- Écoutez les expériences de Saad en matière d'activisme dans les médias, et au-delà, via le podcast. ↑
- Le témoignage de J. sur la répression de la solidarité avec la Palestine dans le podcast revient plus en détail sur ses expériences et ses opinions. ↑
- Leur déclaration est disponible ci-après : https://kufiya-netzwerk.de/statement/en/ ↑