Les élections de 2019: un referendum sur la place de l’armée israélienne

Comment les élections imminentes en Israël peuvent constituer un indicateur utile pour une compréhension plus profonde de la société sioniste et, plus précisément, sur la place de l’armée israélienne dans cette société?
2019-04-22

Majd Kayyal

Chercheur et romancier Palestinien de Haïfa


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Pas de nouvelles des Palestiniens dans les élections Israéliennes. Toutefois, la concurrence se joue principalement entre le parti au pouvoir du Likoud, présidé par Benyamin Netanyahou, et la liste électorale « Bleu Blanc », menée par Benny Gantz, ancien chef d’état-major qui a dirigé l’attaque sanglante contre la bande de Gaza, en 2014. Ceci peut constituer une indication utile pour une compréhension plus profonde de la société sioniste et, plus précisément, sur la place de l’armée israélienne dans cette société.

L’armée a joué un rôle historique charnière dans la création d’Israël tel que nous le connaissons aujourd’hui, en tant que société, politique et économie. Un rôle qui ne peut se résumer à une fonction militaire mais dont la dimension est sociétale, comme l’a formulé David Ben Gourion dans sa vision de l’armée comme étant « un centre éducatif épithélial pour la jeunesse israélienne » et dont la fonction principale est « d’unir le peuple israélien », lui assignant ainsi une valeur institutionnelle similaire à celle d’un ministère de l’éducation et insistant sur la compréhension des soldats de la vision et des buts historiques du « peuple juif ».

Les dirigeants israéliens ont ainsi utilisé la mythologie et l’histoire biblique pour construire l’image de l’armée et renflouer ses rangs. Concrètement, « l’armée du peuple » a été constituée à travers l’imposition du service militaire obligatoire pour toute personne portant la nationalité israélienne (ont été exemptés les citoyens palestiniens musulmans et chrétiens, mais pas les druzes). L’institution militaire s’est placée au sommet d’une pyramide composée d’institutions étatiques contrôlées dans tous leurs rouages par le parti Mapaï– un parti sioniste, laïc et socialiste - dirigé par Ben Gourion et sur lesquelles il impose son idéologie.

Dans ce cadre historique, l’armée israélienne a joué un rôle primordial dans la vie sociale et politique en Israël et la transition entre commandement militaire et commandement politique était presque automatique. Cependant, ce phénomène a changé avec les transformations multiples qu’a connues Israël. Il n’est plus possible - ou sain - de faire une lecture de la situation israélienne uniquement à travers la volonté de l’armée ni d’interpréter les décisions politiques israéliennes et leurs aboutissants en analysant simplement la réalité militaire.

L’armée et les élections de 2019: être ou ne pas être

La possibilité pour la liste de Gantz de former une coalition gouvernementale à majorité parlementaire est très faible, même si elle obtenait plus de voix que le parti Likoud. Pourtant, l’importance charnière de ces élections ne réside pas dans le changement du parti au pouvoir, mais dans la place qu’occupe l’armée israélienne dans l’Etat. D’une manière ou d’une autre, ces élections peuvent être le clou final porté au cercueil de l’hégémonie politique militaire en Israël.

Les élections israéliennes arrivent en pleine période de frustration au sein de l’opposition et de destruction quasi-totale du parti travailliste (qui est l’opposant politique historique au Likoud). Dans ce contexte, les sionistes laïcs ont considéré Benny Gantz comme étant le Sauveur. L’idée est simple : un général « qui comprend la force » (autrement dit dont les mains sont suffisamment trempées du sang des palestiniens) est le seul à pouvoir affronter le phénomène de force sécuritaire que représente Netanyahou.

La machine médiatique de Gantz a surfé sur la vague de « l’attente du sauveur » alimentant d’abord un état d’incertitude par la volonté délibérée du candidat de garder le silence durant de longs mois, son refus de délivrer aucun discours ou déclaration, jusqu’à ce que la presse israélienne le surnomme « le Joker ». Ce qu’a en réalité essayé de faire Gantz (avec succès) était de dépeindre son silence comme étant un signe de dignité, d’équilibre et de prédation mesurée, des caractéristiques qui parlent au fantasme maladif militaro-sécuritaire dont se nourrit la société israélienne.

Après l’enregistrement de son parti, en janvier 2019, Gantz a conservé le silence pendant un mois. Durant cette période, des vidéos dominées par un caractère militaire ont été publiées. De la référence indirecte, telle que l’utilisation des couleurs de l’uniforme dans son spot électoral à ce que l’on pourrait considérer comme un aveu des crimes de guerre commis à Gaza : des photos aériennes de la destruction provoquée par l’agression de 2014 s’enorgueillissant que Gantz ait « ramené Gaza à l’âge de pierre », un compteur recensant 1346 martyrs tués par l’armée sous le commandement de Gantz sur fond de photos de cadavres et d’obsèques ou encore des vidéos aériennes de l’opération ayant conduit à l’assassinat de Ahmad Al-Jaabari (un leader du mouvement Hamas), présenté comme une victoire personnelle de Gantz.

L’opposition israélienne ne s’est pas uniquement reposée sur la militarisation mais également sur la constitution d’une coalition de généraux, à laquelle a adhéré le chef d’état-major de l’armée lors de l’attaque de 2009 contre Gaza – Gaby Ashkenazi – puis sur une alliance avec le parti présidé par Moshe Yaalon, chef d’état-major lors de la deuxième Intifada et ancien ministre de la sécurité du gouvernement Netanyahou (coalitions auxquelles s’est récemment greffé le parti de Yair Labid, apportant à la liste un caractère civil).

Durant la campagne, la liste s’est conduite et présentée comme une instance militaire, depuis la terminologie utilisée pour décrire ses activités électorales, à la représentation des quatre hommes ensemble, dans des positions et sur des fonds aux allusions sécuritaires.

Ce pari total sur l’institution militaire comme alternative politique à Netanyahou était, sans doute, l’unique option pour faire face à la domination du Likoud. Mais, en même temps, l’institution militaire a été entrainée dans un examen embarrassant qui pourrait bien révéler sa place véritable en Israël – une confrontation avec la réalité que connait Gantz mieux que quiconque. D’après ce qu’a publié « Israël Défense » en 2014, sur fond de controverse autour du budget de l’armée et du licenciement de milliers de soldats « professionnels » (soit des non conscrits), l’armée fait face au « mécontentement de la rue » sous l’incitation des ministères israéliens avec, en tête, le ministère de l’économie… Cependant, la fracture entre « la rue » et l’armée est plus bien plus profonde qu’une simple crise de budget.

Quelle est l’origine de la fracture?

L’essence du changement dans la relation entre l’armée et la société israélienne se trouve dans la défaite de 1967 et l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Il est vrai que la défaite a dressé l’image d’une armée indéfectible, mais toutefois et en réalité, elle est également devenue une armée qui ne gagne jamais : de la guerre d’épuisement, à la guerre de 1973, aux deux Intifada, à l’attaque contre le Liban dans laquelle s’est embourbé Israël jusqu’à être défait par la Résistance libanaise en 2006, au blocus de la bande de Gaza qui perdure jusqu’aujourd’hui…

Cependant, le facteur le plus important, qui est également lié à la défaite de 1967, est la décision de la colonisation en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Tous les gouvernements israéliens, sans exception, ont encouragé la construction de colonies et le déplacement des colons des territoires occupés en 1948 vers la Cisjordanie et Gaza, se basant sue la vision sécuritaire et la politique expansionniste du parti au pouvoir -Mapaï .

Toutefois, la colonisation en Cisjordanie (que les juifs considèrent comme étant la terre torahique où se trouve la plupart des sites que le sionisme juge d’une grande importance religieuse) a très vite rencontré une idéologie sioniste religieuse, en opposition avec le sionisme laïc qu’a adopté le Mapaï et qu’il a imposé aux institutions de l’Etat, y compris l’armée.

Le mouvement sioniste religieux « Goush Emounim », fondé en 1973, a concurrencé le gouvernement israélien en intensifiant la construction des colonies et le pillage des terres palestiniennes. Ce mouvement est l’origine de ce qui est connu aujourd’hui comme étant le courant nationaliste religieux en Israël, et qui est erronément appelé dans le monde « extrême droite ». Le parti Likoud, qui est arrivé au pouvoir pour la première fois en 1977, s’est allié à ce courant (malgré un désaccord idéologique) contre le gouvernement de Mapaï, et l’accord entre le Likoud et le courant colonisateur s’est consolidé jusqu’à l’alignement total.

Parallèlement au développement idéologique du sionisme religieux, l’armée israélienne a géré tous les aspects du quotidien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza et, surtout, celui de la protection des colons et de la contribution à l’expulsion, au siège et à la répression des palestiniens.

Le plus important étant que l’armée israélienne a été la principale responsable des confiscations des terres palestiniennes et de leur transformation en colonies de façon « légale».

S’en est résulté une réalité ou, partant de postulats sécuritaires et politiques expansionnistes, une colonisation gérée par l’armée exécutant des politiques gouvernementales et institutionnelles laïques aux enjeux stratégiques, avec une prise en considération des dimensions internationales et légales, fait face à une colonisation idéologique religieuse guidée par une vision « messianique » (attendant le saint-Sauveur) et qui mène une bataille contre tout ce qui tente de retarder l’avènement de la « rédemption » juive et la « libération » de la terre. Ce qui avait débuté comme une convergence d’intérêts s’est dégradé en conflit qui a culminé par l’assassinat de Rabin après la signature des accords d’Oslo.

Le désaccord s’est intensifié autour de points d’affrontements multiples entre le mouvement sioniste religieux et les institutions étatiques, incluant l’armée. Une confrontation en de nombreuses situations, en commençant, dans les années 70, par les tentatives d’évacuation de la colonie « Elon Moreh », fondée par « Goush Emonim », en passant par de nombreux conflits culminants dans les opérations de démantèlement et d’évacuation des colonies de la bande de Gaza ou de lourds affrontements entre les colons et les institutions de l’Etat ont eu lieu, puis par l’évacuation de la colonie « Amouna », entre autres.

De ces affrontements ont résulté des enjeux multiples gravitant autour de la fracture entre loyauté religieuse et loyauté patriotique et militaire. Par exemple : les autorités spirituelles religieuses sionistes ont promulgué des lois interdisant aux soldats d’exécuter les ordres militaires d’évacuer les colons, même au prix de la prison, encourageant ainsi la dissidence. Ont été recensés de très nombreux cas d’espionnage au sein de l’armée au profit des colons, et de fuite d’informations sur les prochains mouvements militaires pour évacuer ou arrêter des colons qui attaquent les institutions de l’Etat.

Cependant, l’affrontement ne se confine plus aux institutions de l’Etat sioniste et au mouvement de colonisation religieux, mais a connu des transformations stratégiques après le démantèlement des colonies de Gaza (un grand combat qui a porté un coup important au mouvement sioniste religieux). Suite au retrait, le mouvement a pris la décision de transférer le combat au cœur des institutions étatiques et a bâti sa stratégie sur l’infiltration de ces dernières, visant un control sur la Knesset, sur le gouvernement et ses ministères, sur la Cour Suprême … Et, évidemment, sur l’armée.

Une bataille au cœur des institutions

L’infiltration du mouvement dans l’armée a impacté le caractère social de cette institution.

L’un des points les plus évidents est celui de la religiosité de l’armée, comme cela a transparu dans des affaires ayant fait beaucoup de bruit dans les médias israéliens, telles que la marginalisation des femmes au sein du corps militaire et les tentatives d’y interdire la mixité (il semblerait, par ailleurs, qu’il soit d’une grande importance pour les féministes israéliennes de défendre leur droit à faire couler le sang!), ou l’obligation des militaires laïcs à participer à des rituels religieux, ou la consolidation de l’apprentissage religieux et l’accroissement du pouvoir conféré au Rabbin en chef de l’armée… entre autres.

Les généraux qui défient actuellement le gouvernement du Likoud (Gantz et Ashkenazi, plus que Yaalon) ont mené, sous leurs commandements de l’armée, des batailles internes contre l’infiltration du sionisme religieux qui se sont reflétées dans leur refus catégorique de la religiosité de l’armée et leurs efforts pour préserver son caractère traditionnellement laïc. Cette situation a engendré des conflits au sein de l’armée, remettant en cause la légitimité de ces généraux et les privant de consensus.

«L’armée de 2025»: des changements structurels

Parallèlement à tout cela, l’armée israélienne fait face à des changements structurels profilant une baisse de sa popularité et de son importance dans la société israélienne. De nombreux débats autour du concept de « l’armée du peuple » ont eu lieu ces dernières années et de nouvelles formules ont été proposées dans l’objectif de professionnaliser l’armée. Ceci est le point culminant d’une longue trajectoire sociale allant de la Nakba à aujourd’hui, d’une « société avant-gardiste combattante » ayant fondé un Etat colonial doté d’une économie socialiste à une société de consommation vivant sous un système économique capitaliste développé. Ce changement s’est traduit par la diminution des nombreuses initiatives pédagogiques et sociales qui étaient menées au sein de l’armée, et qui avaient trait, par exemple, à la culture et l’éducation.

Certains militaires expliquent cela par un changement dans le système éducatif en Israël qui, en encourageant les filières scientifiques, a conduit à une baisse dans la volonté et l’enthousiasme de la jeunesse israélienne à s’enrôler dans les unités de combat au profit d’unités d’élites telles que la « cyber-sécurité », les «renseignements » ou le « développement technologique », etc… En outre, « l’arrière-front » de l’armée, qui constituait un lien avec la société Israélienne, a perdu de son essor.

L’un des documents principaux exprimant ces transformations a été publié par l’armée elle-même, sous le commandement de Gantz – « L’armée israélienne 2025 » - ou est présentée la vision d’une armée professionnelle « petite et intelligente ».

Ces changements structurels ont été associés à la fermeture de nombreuses unités militaires centrales et au licenciement de milliers de fonctionnaires dans l’armée.

De nombreuses options sont par ailleurs à l’ordre du jour pour le gouvernement israélien, telles que la suppression ou l’allègement de la durée du service militaire obligatoire (qui est actuellement de trois ans), en contrepartie de l’enrôlement de soldats bénévoles désireux de s’engager pour une période plus longue et qui considéreraient l’armée comme un métier, ce qui rendrait l’investissement dans leur entrainement et le développement des compétences plus efficace.

Le clou final

Tous ces changements sociaux en Israël, et structurels dans son armée, requièrent que nous envisagions la lecture de la question israélienne à la lumière du fait que l’armée israélienne soit une chose finie. Mais aussi que nous comprenions la distribution des forces entre les courants sionistes actifs en Israël, dans toute leurs complications et imbrications et que nous en estimions les points faibles et contradictions internes. Ainsi, la question principale est de savoir comment attiser ces contradictions – qui sont le foyer de faiblesse essentiel du projet colonial sioniste en Palestine. L’analyse du tissu social israélien est essentielle à l’orientation d’un travail de résistance efficace.

Leur candidature commune sous une liste en compétition avec le parti Likoud et le mouvement sioniste religieux qu’il représente, a transformé les élections en referendum sur le caractère social de l’armée et sa place dans la société israélienne par rapport au mouvement de colonisation. Ceci les confronte au risque mentionné précédemment : que le clou final soit porté au cercueil de l’hégémonie de l’armée traditionnelle sur la vie politique en Israël. Point qui est, sans doute, l’unique intérêt de ces élections pour toute personne Arabe.

Traduit de l’Arabe par Fourate Chahal Rekaby.
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 07-04-2019.


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