Ce texte a été publié dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
Quelques jours seulement nous séparent du 7 octobre. Deux ans se sont écoulés depuis le déclenchement de cette guerre infernale qui nous a dévasté, et épuisé nos âmes. Seuls nos corps ont survécu, et continuaient de fonctionner automatiquement, sans aucune conscience de leurs rôles ou encore de leurs destinations. Je vis actuellement mon cinquième exode, voire plus. J’ai arrêté de compter ! La nouvelle existence engendrée par la guerre a un trait fondamental et un titre principal : l’exode. Ils pensent qu’il s’agit, au pire, d’une situation exceptionnelle qui permet d’échapper à une mort certaine, alors que l’exode n’est en réalité qu’une autre mort, plus lente.
Une fois de plus, nous quittions la ville à contrecœur, après y être revenus au début de l'année avec beaucoup de joie et d'empressement. Mais ces émotions se sont métamorphosées en quittant la ville de nouveau : L’empressement s’est transformé en une sensation d’oppression et d’humiliation, alors que la joie à cédé la place à une tristesse sombre qui me dévorait de l’intérieur, tel un feu ravageur qui consume mon âme jusqu’à en faire une coquille vide, qui se dilue lentement et amèrement dans la souffrance. L’exode est un sablier au rythme trop lent, où les grains de sable s’effritent et se décomposent en petites particules qui découlent une par une toutes les heures de chaque jour d’éloignement de la ville et du foyer.
Gaza, deux ans après
09-10-2025
Les derniers jours avant l’exode ont été pénibles. Le bombardement intensif et sans répit nous a épuisés. Il nous était difficile de compter les explosions successives, et ce même à une heure du matin. Dormir est devenu un mauvais choix, certains d’entre nous y recourent pour échapper à leurs souffrances, ne pouvant plus ainsi entendre, voir ou sentir ce qui se passe autour d’eux. D’autres font comme ma mère insomniaque qui passait des nuits blanches à cause de la peur et de l’anxiété. Elle vit chaque instant dans la souffrance, tenant le visage entre les mains et attendant le lever du soleil. Je me réveille chaque jour à l’aube. Ne pouvant plus me rendormir, mes battements de cœur commencent alors à s’accélérer. Je ne connais pas de douleur plus pénible que cette anxiété qui dure jusqu’au matin et ne se dissipe que durant une heure ou une demi-heure de calme, avant que les bombardements ne reprennent de plus belle.
J'ai décidé d'emporter quelques affaires essentielles pour mon déplacement vers le sud: un matelas, des couvertures, des oreillers et quelques vêtements lourds pour l’hiver. Ayant déjà expérimenté le déplacement, je connaissais parfaitement la dureté de la vie sous une tente, sans vêtements ni couvertures. Ma famille n’était pas encore convaincue par mon plan, préférant rester dans la ville, comme ce fut le cas lors de mon premier exode. Cependant, ils étaient conscients au fond d’eux-mêmes, comme tous les habitants deGaza, que cette fois-ci les circonstances sont bien différentes. La première fois, ma famille a déménagé dans d'autres quartiers de la ville, et a pu trouver refuge chez des proches. Après, elle a attendu la fin des opérations des forces d’occupation dans notre quartier pour rentrer à la maison. Mais ces options ne sont plus accessibles ! L’armée israélienne a occupé les quartiers de Sheikh Radwan et toutes les zones de l’Est de la ville, tout en maintenant la pression sur le sud pour chasser les habitants et les pousser vers le centre, et en avançant vers nous du côté nord. Elle cherche à nous coincer dans une marge étroite où il est quasi impossible de se déplacer d’un quartier à l’autre. Tout cela pour nous obliger à choisir la seule option qu’elle nous laisse : quitter la ville de Gaza et se diriger au sud de la bande.
Jusqu'au dernier jour, mon père rechignait encore au départ. Ses soixante-dix ans passés ici, dans la ville de Gaza, sont bien ancrés dans son esprit. Plus de 40 ans de travail acharné et d’efforts pour bâtir sa maison et celles de sa progéniture, et mettre sur pied le projet de sa vie, son imprimerie « Dar Al-Miqdad », qu’il a réussi à développer et en faire l’une des enseignes les plus connues à Gaza. Ce ne sont pas des choses éphémères qu’il pouvait s’en séparer tout simplement. Il se remémorait sans doute l’épreuve que son père et sa famille ont dû endurer durant la Nakba de 1948. Lorsque nous avons enfin décidé de quitter notre maison, convaincus que c’est la seule option pour survivre, une autre sensation commençait à m’envahir, se mêlant à la peur. Je pensais aux sentiments d’oppression et d’humiliation qui dévasteront mon père en découvrant la vie sous les tentes. Je l’ai expérimentée moi-même et j’ai pu malgré tout m’y adapter, mais lui comment pourra-t-il la supporter ?
Toutes le options qui nous permettent de rester chez nous se sont effondrées en une nuit, à un moment où nous ne savions pas où aller, n’ayant pas accès à une autre maison pour nous abriter ou un à terrain assez vaste pour y déposer notre tente. J’ai réussi enfin à dénicher un terrain situé à Az-Zawayda, au centre de la bande de Gaza. Le propriétaire nous a exigé la somme exorbitante de 1500 dollars américains, non pas en contrepartie de conditions de vie décente, mais seulement pour installer nos tentes et mener une vie rudimentaire. La dernière nuit était particulièrement pénible, aucun d’entre nous n’a pu fermer l’œil, même pour quelques secondes. Les quadricoptères tiraient sur les maisons et les fenêtres, alors que l'artillerie lourde bombardait violemment le camp où nous vivions. Les avions militaires détruisaient ce qui restait des immeubles et des maisons, ciblant les civils dans leurs propres foyers. Au matin notre décision était prise : il faut partir !
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03-10-2025
Partir n’était pas un choix facile, et n’annonçait rien de bon, mais seulement deux options s’offraient à nous : rester et mourir, ou bien partir et survivre temporairement. Mais lorsque vous avez des enfants, même la survie temporaire est une opportunité à saisir, nous permettant peut-être de ressusciter et d’essayer de reprendre nos vies.
Nous étions environ dix familles réunies et prêtes à quitter la ville. Il nous a fallu quatre grands camions pour transporter nos affaires. Nous avons beaucoup appris de nos précédentes expériences d’exode. Plutôt que de se déplacer puis s’essouffler à chercher et assurer leurs besoins, les Gazaouis préféraient désormais tout emporter avec eux. Durant les deux dernières années, certains se sont vus reconstruire leurs vies à chaque départ et exode, et ont été obligés de tout abandonner et repartir, mais cette fois-ci ils ont pris tout ce dont ils ont besoin.. Sauf leurs propres maisons.
J'observais souvent les camions qui transportaient les biens, les affaires et les vies des gens, alignés en longues files dans les rues de la ville et le long de la route côtière d’al-Rashid qui s'étend vers le sud. Tous ces biens chargés dans les camions peuvent-ils compenser la perte d’une maison ? Peuvent-ils procurer un semblant de sentiment de sécurité ? Il est vrai que beaucoup de gens ont perdu leurs maisons, nous avons tous certainement beaucoup perdu, mais l'idée de rester dans la même ville et le même quartier parmi les gens que nous connaissons, même sous une tente, nous procure le sentiment d'être encore chez nous. L'occupation israélienne a toujours préféré nous humilier, des centaines de fois, afin que nous vivions l'amertume du départ et de la séparation de nos foyers et nos villes. Le déplacement était toujours sa première option.
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Nous constituons un groupe de plus de cinquante personnes, dont près de la moitié sont des enfants. Répartis entre les voitures et les camions qui sont partis en petits convois, nous commençons à saisir qu’il est temps de faire nos adieux. L’oppression et l’humiliation nous martyrisaient. Des poignards transperçaient nos cœurs en nous séparant de notre maison et de tous les souvenirs et les moments que nous avons vécus dedans. Nous ne savons plus que faire, s’occuper de soi-même et de ses propres émotions d’indignation et de tristesse, ou se concentrer sur les autres. Est-ce que je dois observer mon père, ce septuagénaire qui fêtera son anniversaire dans quelques semaines et qui est sur le point de se séparer de tout ce qu’il a bâti durant sa vie, ou bien ma petite fille qui fait des adieux à sa maison en pensant qu’elle partirait en voyage ?
Durant les jours qui ont précédé le départ, nous nous sommes mis à préparer nos valises. A chaque fois que « Silwan » voyait l’une de ces valises, elle pensait que nous partirons enfin pour ce voyage longtemps promis, et qu’elle ira enfin découvrir le monde et rendre visite à ses grands-parents maternels en Egypte.
Nous étions en train de faire nos adieux à la ville. L’amour que nous lui portons cédait la place aux sentiments de colère et d’humiliation qui envahissait nos cœurs tout au long du chemin. Gaza disparaissait sous un nuage noir engendré par le bombardement sans répit, et les émotions de ses habitants qui souffraient le martyre à chaque pas, conscients qu’ils s’éloignaient davantage de la ville, et que Gaza est désormais un mirage dont nous ne connaissons pas le chemin du retour.
Traduit de l’Arabe par Mohamed Rami Abdelmoula