Interview de l’économiste palestinien Raja Khalidi

Le plan Smotrich est basé sur trois principes : d’abord, il n’y a pas de souveraineté palestinienne. Les Arabes qui vivent sous la souveraineté israélienne doivent soit se soumettre à cette souveraineté, comme citoyens de seconde zone, avec éventuellement une gouvernance locale. S'ils refusent, ils doivent émigrer, parfois avec le soutien financier d’Israël. Ceux qui n’acceptent aucune de ces options, auront à faire à l’armée israélienne.
2025-01-26

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Raja Khalidi

Agence Média Palestine (AMP), le 24 janvier 2025

AMP : Il semble que les autorités israéliennes ont adopté et mis en application le plan du ministre Smotrich, élaboré en 2017, en quoi consiste ce plan?

Raja Khalidi : Le plan est basé sur une conception messianique de l’Etat d’Israël, de la terre d’Israël et de la souveraineté de l’État.
C’est une conception qui vient d’une tradition qu’on pourrait appeler néo-sioniste, qui diffère sur ce point du sionisme fondateur. Le plan Smotrich est basé sur trois principes : d’abord, il n’y a pas de souveraineté palestinienne. Les Arabes qui vivent sous la souveraineté israélienne doivent soit se soumettre à cette souveraineté, comme citoyens de seconde zone, avec éventuellement une gouvernance locale. S'ils refusent, ils doivent émigrer, parfois avec le soutien financier d’Israël. Ceux qui n’acceptent aucune de ces options, auront à faire à l’armée israélienne.
Pour moi, la guerre à Gaza a été une opportunité d’essayer ce plan. On a vu en pratique les trois éléments. Mais Israël a échoué, ils n’ont pas soumis les Palestiniens, ils ne les ont pas déplacés, et n’ont pas non plus réussi à les évacuer militairement.
La grande question maintenant, c’est de savoir si Israël essaiera d’implémenter ce plan en Cisjordanie, dite la « Judée et Samarie », où l’enjeu religieux, dans cette conception messianique d’Israël, est très fort.

AMP : Il est dit que Netanyahou aurait accepté d'annoncer la trêve de Gaza en contrepartie d'un feu vert de Trump concernant l'annexion de la Cisjordanie. Qu'en pensez-vous?

RK : Il est difficile en cet instant, de cerner la politique de Trump. Il y a des indices, des déclarations qui indiquent une très forte sympathie et soutien pour Israël. Mais on sait aussi que Trump n’est pas un idéologue, il est un « transactionnel». Avec le cessez-le-feu, c’est plus clair : il ne veut pas de guerre. Il veut même que la deuxième phase de l’accord soit conclue. En plus, il y a autour de lui un groupe très sioniste qui souhaite soutenir une annexion, mais je ne pense pas que ce soit une contrepartie avec le cessez-le-feu.

AMP : Comment vont se dérouler les étapes de cette annexion, mise en application en moins de 36 heures après la trêve de Gaza — ce qui veut dire qu'elle était déjà préparée et planifiée?

RK : Smotrich a un plan clair. Il n’utilise pas le mot «annexion », d’ailleurs, il parle d’«étendre la souveraineté d’Israël dans certaines parties de la Judée et Samarie». Les zones C seront les premières, mais on ne sait pas exactement par où cela va commencer. Les zones C représentent 60% de la Cisjordanie. Il y a dans ces zones plus de 200 colonies, avec 500 000 habitants. Il y a aussi des zones militaires israéliennes, et bien sûr, des zones palestiniennes, des terres agricoles, des villages, etc. Ce qui est en train d’être proposé à la Knesset, c’est donc d’étendre la souveraineté israélienne à toute la vallée du Jourdain, qui représente pour eux la frontière Est d’Israël, mais on ne sait pas exactement par quel moyen. Il y a une proposition de loi, mais je ne pense pas qu’elle pourra être appliquée sans accord avec les Saoudiens. Netanyahou n’adopte pas le même agenda, et les Emirats ont conditionné leurs accords à ce qu’Israël n’annexe pas la Cisjordanie. Donc, on n’y est pas encore, mais il y a une très grande pression dans ce sens.

AMP : Pensez-vous qu'Israël risque de provoquer une explosion de résistance et de colère en Cisjordanie?

RK : De la colère, oui, c’est sûr. Nous sommes tous en colère contre la façon dont Israël arrive à contrôler nos vies.
Je suis à Ramallah aujourd’hui, et je ne peux pas sortir de la ville, ou bien je devrais attendre au moins 5 heures à un barrage militaire. Cette semaine ils ont mis en place des « mesures extraordinaires », soit-disant pour des raisons sécuritaires pendant les 6 premières semaines du cessez-le-feu, mais c’est un pretexte pour pouvoir commencer leurs opérations à Jénine et que personne ne puisse bouger.
C’est aussi une punition collective pour tous les Palestiniens, et un avertissement. Alors, peut-être que dans les jours et les semaines qui viennent, ils arriveront à éliminer des résistants, et des cellules de résistances.
Mais une explosion, je ne crois pas. Des incidents, oui, mais il est clair, depuis maintenant 15 mois que dure le génocide à Gaza, que le peuple de Cisjordanie ne se soulèvera pas. Ce n’est pas par lâcheté, c’est plutôt le résultat d’expériences amères. Et puis les gens sont dans des situations économiques terribles, avec un taux de pauvreté qui augmente toujours… la vie des gens est déjà chaotique.
Et enfin, il n’y a pas de leadership. Pour l’instant, le leadership de la résistance est entre les mains des islamistes et du Hamas. La population en Cisjordanie n’est pas majoritairement favorable à ces tendances, mais en même temps ils ne sont pas satisfaits de l’Autorité Palestinienne. La plupart des gens ne veulent pas d’eux comme leaders, ne sont pas prêts à faire des sacrifices pour eux. Mais sans résistance, regardez ce qu’il se passe !

AMP : L’Autorité Palestinienne a essayé de pratiquer une collaboration avec les autorités israéliennes qui ne semble pas "suffisante" à leurs yeux pour leur déléguer le travail. Quel va être le sort de cette AP?

RK : Je pense qu’elle va durer encore un peu, après tout ce qu’elle a accepté de la part d’Israël. L’AP a toujours tout fait pour « survivre ». Elle a trouvé le moyen de se présenter comme seule option, et aussi comme seule ressource, y compris de service public, etc. Elle ne va pas disparaître, aussi parce qu’elle fait partie du système sécuritaire israélien. C’est une politique de coopération, dans la perspective d’un hypothétique accord bi-national. Avant la guerre, on pensait que l’autorité palestinienne ne pourrait pas continuer comme ça, sa popularité était au plus bas. Maintenant, c’est pire.
Malgré qu’en Cisjordanie, 60% disent que le Hamas doit faire partie du gouvernement national. Mais en même temps, ces 60% ne sont pas prêts à se soulever. La situation est très complexe.

AMP : Quelles seront selon vous les formes de résistance du peuple palestinien dans l'immédiat et l'avenir prochain?

RK : Toutes les formes de résistances ont toujours été présentes et importantes. Certains groupes ont renoncé à la lutte armée, d’autres jamais. Le Front populaire, le Hamas et le Jihad, n’ont jamais renoncé. Le Fatah avait depuis Oslo, renoncé à l’utilisation des armes. Le Hamas depuis sa création, développe des actions armées, des « attentats suicide » durant les années 90-2000, puis a développé une philosophie de dissuasion, avec un arsenal de missiles, etc, et jusqu’en octobre 2023, quand il a pratiqué une attaque militaire que les Palestiniens n’auraient jamais pensé possible.

Bien sûr, nous avons les moyens de nous défendre, à Gaza d’abord, et d’assurer la sécurité interne entre les Palestiniens, au moins. Et je pense que le Hamas aura un rôle là-dedans. Mais on n’y est pas encore, parce qu’il n’y pas de stratégie palestinienne unifiée, il n’y a pas de programme national ni même d’institutions nationales pour toute la Palestine. Chaque parti, et chaque région va développer les moyens à sa disposition, et en Cisjordanie, je crois que les moyens sont très limités. La jeunesse est beaucoup plus convaincue de la nécessité, de l’inévitabilité d’une lutte armée, à laquelle ma génération, n’y croit plus. Bien sûr, dans les luttes décoloniales, la lutte armée est inévitable, mais à quel moment, et comment, la question reste soulevée.
Et puis, pour repousser cette nouvelle forme très religieuse du sionisme, les forces ne sont pas forcément militaires. Il y a d’abord la survie du peuple palestinien : en plein cœur d’un génocide, survivre, c’est résister, c’est déjà résister. Et résister, c’est obliger cet ennemi à arrêter, et à se retirer. Et cela ne dépend pas seulement des Palestiniens, il y a aussi l’opinion publique, et la justice, qui représente une grande menace pour Israël. Donc pour moi, les formes les plus effectives dans les prochains mois, c’est de survivre et de mobiliser nos alliés, et bien sûr de nous mobiliser nous-même. Réunifier l’OLP avec un système qui représente ce peuple dans son identité et ses opinions multiples.

AMP : Quelle situation dans le camp de Jénine ?

RK : C’est catastrophique, tout simplement. C’est un nettoyage ethnique.
L’armée israélienne ne mène pas cette offensive pour seulement détruire les cellules de résistance qui sont à Jénine et aux alentours. Je pense qu’Israël veut détruire le camp, comme il a essayé de faire à Jabalia. Faire partir les gens, sans vraiment ordonner d’évacuer, mais en coupant l’électricité, l’eau, créent les conditions d’un grand déplacement. L’armée a amené des bulldozers, peut-être même directement ramenés de Gaza, et mobilisé dix bataillons, soit 3 000 ou 4 000 soldats, qui étaient au nord de Gaza, qui sont maintenant en opération en Cisjordanie.

AMP : Est ce qu'il y a un danger qui guette gaza, un retour aux bombardements pour terminer le plan d’extermination ?

RK : Non, je pense qu’Israël a échoué dans son plan d’extermination. Ses dirigeants sont frustrés, c’est pour ça qu’ils donnent le feu vert à Smotrich en Cisjordanie, pour le moment. Mais il y a un danger à ce que Netanyahou fasse le nécessaire pour ne pas passer à la deuxième phase de l’accord de cessez-le-feu. Mais ceci ne dépendra pas uniquement de lui. Si l’accord s’effondre, ce sera peut-être autour de la démilitarisation de Gaza. Il y aura peut-être un accord avec les Emirats arabes unis et l’Egypte, pour un contrôle sécuritaire arabe de la bande de Gaza. Mais si Israël insiste sur le désarmement total du Hamas, ce ne sera bien sûr pas accepté par le Hamas.

AMP : Qui pourra se charger des questions de rétablir la vie à Gaza? est-ce que ce rétablissement est dans l'ordre du jour?

RK : Pour le moment, les grands donateurs disent que tant que le Hamas est toujours au pouvoir, les Européens et les Américains ne vont pas financer des plans de réhabilitation. Alors, pour le moment, la question de reconstruction n’est pas à l’ordre du jour. Il y a le soulagement, l’espoir. Il y a l’aide humanitaire, et la réhabilitation pour permettre seulement le retour des déplacés dans leurs quartiers.
La période actuelle consiste à répondre à l’urgence, pour rétablir les services essentiels pour 1,5 million de déplacés. 90% des logements sont abimés ou détruits, ça veut dire que des gens vont être sans abri pendant des mois, et il faut rétablir l’électricité, les réseaux d’assainissement d’eau, on parle d’une période de 3 ans nécessaires pour réhabiliter au minimum les camps à Gaza, avant même de pouvoir reconstruire, ou plutôt de construire Gaza. Et le rétablissement de la vie «normale» est possible si seulement il y a une solution politique.

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