La santé mentale de l'Irak ne cesse de se détériorer

Les dépenses consacrées à la santé mentale en Irak ne dépassent pas 2% de l'enveloppe destinée au secteur de la santé. Celle-ci ne dépasse pas 5% du budget triennal (2023-2024-2025) en dépit des recommandations de l'Organisation Mondiale de la Santé, qui, affirme que chaque dollar investi dans la consolidation du traitement des troubles psychologiques courants, tels que la dépression et l’anxiété, en rapporte cinq dollars grâce à l'amélioration de la santé et de la productivité. Mais l’Irak demeure encore loin de ces considérations.
2024-06-27

Mizar Kemal

écrivain et journaliste irakien


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Hilda Hiary - Jordanie

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

Mizar Kemal*
Six mois avant sa première consultation dans un cabinet de psychiatrie privée à Bagdad, Fatima (32 ans) ne savait pas encore qu'elle était atteinte d'une dépression sévère en plus d’une combinaison d'autres maladies mentales. Elle a énormément souffert tout au long de son itinéraire thérapeutique qui a commencé par le harcèlement que lui font subir la famille et l’entourage social, en passant par l’intervention d’un « Cheikh » qui l’a soumise à une expérience brutale marquée par les cris, les coups et les cautérisations, pour chasser le « diable » de son corps possédé, et en finissant par son père qui menaçait de l’interner de force à la « Shamma’iya » si elle ne « reprenait pas ses esprits ».

« Al-Shamma’iya » est l’appellation populaire - à connotation péjorative - de l’Hôpital des Maladies Psychiatriques et Mentales « Al-Rashad », appelé également « l’asile de fous ».

« Mon père me menaçait en évoquant "Al-Shamma’iya". Il me disait que personne ne songerait à m’épouser, et que je resterais un fardeau pour ma famille ». Si ce n’était son frère aîné et son ouverture à l’idée d’une psychothérapie, Fatima n'aurait jamais pu se libérer du joug des coutumes et traditions, qui assimilent toutes les maladies mentales à la folie.

La société rejette généralement tout individu souffrant de problèmes psychologiques, et le marque d’un stigmate tout prêt. La personne souffrante est considérée comme folle ou, au mieux, possédée par les djinns. Un « Cheikh » doit alors intervenir pour pratiquer al-Roqyah en récitant des versets coraniques, des prières et des incantations susceptibles de guérir la personne possédée et chasser le djinn de son corps à force de coups, humiliations et cautérisations touchant diverses parties du corps, comme ce fut le cas avec Fatima.

Les cicatrices invisibles de la guerre

Pendant plus de 40 ans, l’Irak ne sortait d’une guerre que pour sombrer dans une autre. Le pays a vécu quatre guerres majeures durant les quatre dernières décennies, et entre elles un embargo qui a duré 13 ans et des guerres civiles qui se sont déclenchées dans plusieurs régions (la guerre confessionnelle entre 2006 et 2007 demeurant la plus brutale).

La guerre a apporté son lot de morts, blessés et invalides, ainsi que les pertes énormes qui ont touché les infrastructures et les ressources de l’Etat dans tous les domaines et à tous les niveaux, mais les dégâts ne s’arrêtent pas là. Il y a également les impacts et les conséquences dévastatrices de ces pertes, qui se perpétuent sous forme d’effets secondaires : les conséquences psychologiques qui ravagent la société.

Les dépenses consacrées à la santé mentale en Irak ne dépassent pas 2% de l'enveloppe destinée au secteur de la santé dont la part ne dépasse pas 5% du budget triennal (2023-2024-2025), et cela en dépit des recommandations de l'Organisation Mondiale de la Santé, qui, affirme que chaque dollar investi dans la consolidation du traitement des troubles psychologiques courants, tels que la dépression et l’anxiété, en rapporte cinq dollars grâce à l'amélioration de la santé et de la productivité. Mais l’Irak demeure encore loin de ces considérations.

Le citoyen irakien paie au moins 20 % des coûts des soins de santé mentale, ce qui constitue une charge insupportable pour les classes pauvres et défavorisées. Selon les données du ministère irakien de la planification, plus de 11 millions d'Irakiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, auxquels s'ajoutent 6 millions d'orphelins et deux millions de veuves.

Alors que la moyenne mondiale de la densité de médecins psychiatres est estimée à 9 pour 100000 habitants, elle est inférieure à 2 en Irak. Un tiers des praticiens irakiens sont des non-spécialistes, ce qui signifie que le pays subit une grave pénurie de psychiatres et de psychothérapeutes.

Dans un sondage réalisé par l’Institut Gallup en 2004, les Irakiens se sont exprimés sur leurs plus grands espoirs et craintes. Leur plus grand espoir était, et demeure, la sécurité et la stabilité (47 %), alors que les conflits confessionnels et la guerre représentaient leurs pires craintes pour l’avenir (28 %). Des craintes qui se sont concrétisées avec le déclenchement rapide de la violence sectaire dont les répercussions continuent de se manifester sous la forme de crises sécuritaires, économiques, sociales et sanitaires. Selon l’indice Gallup des peuples les plus exposés aux expériences négatives, l’Irak s’est classé troisième, après le Liban et l’Afghanistan.

Le citoyen irakien paie au moins 20 % des coûts des soins de santé mentale, ce qui constitue une charge insupportable pour les classes pauvres et défavorisées. Selon les données du ministère irakien de la planification, plus de 11 millions d'Irakiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, auxquels s'ajoutent 6 millions d'orphelins et deux millions de veuves.

Al-Shamma'iya.. « Hé, hé, cinglé ! »

En Irak, où la population est estimée à environ 43 millions d’habitants, il y a seulement trois hôpitaux psychiatriques : les établissements « Al-Rashad » et « Ibn Rushd » à Bagdad, et le « Soz  Mental Hospital » à Souleimaniya. Ces hôpitaux sont affectés par la négligence, le manque du personnel médical ainsi que la pénurie des médicaments indispensables.

L’Hôpital psychiatrique universitaire « Al-Rashad » est le plus grand établissement de santé mentale en Irak. Destiné aux hospitalisations de longue durée, il est constitué de 24 bâtiments avec une capacité d’accueil totale de 1200 lits. A l’heure actuelle, plus de 1400 personnes y sont internées, sans justification pour une grande partie d’entre elles. Selon les confirmations révélées par l'administration de l'hôpital à l'Organisation Mondiale de la Santé, le patient admis ne quitte jamais l’établissement après son internement. À l’exception du service médico-légal, les patients qui mettent les pieds dans l’établissement y passeront le restant de leurs jours.

Un grand nombre de patients ont passé plus de 40 ans à « Al-Shamma'iya », et ils y résident toujours en dépit du fait que leur état clinique ne justifie pas un séjour prolongé dans un établissement psychiatrique. Le président de la « commission de la santé » au Parlement irakien a révélé la présence de 600 patients dont l’état de santé ne nécessite pas une prolongation de la durée d’hospitalisation, mais dont les familles refusent d’accueillir et versent des pots-de-vin pour perpétuer leur séjour dans « l’asile de fous ».

L’attitude des parents peut s'expliquer par la stigmatisation sociale, la difficulté de la réintégration sociale, et l’absence de structures d'hébergement destinées à la prise en charge des patients après l’itinéraire thérapeutique. Les hôpitaux sont les seuls endroits où le patient peut recevoir des soins de santé. Son admission à l'hôpital « Al-Rashad », par exemple, signifie qu’il sera étiqueté fou jusqu’à la fin de ses jours.

Selon les données du ministère de la santé, les troubles psychologiques sont la principale cause du suicide : « Les tentatives de suicide sont dues à des raisons psychologiques (43 % des cas), familiales (35 %), financières (15 %) et autres (8 %) ».

L'Organisation Mondiale de la Santé recommande de promouvoir davantage la santé mentale communautaire, et de prioriser le passage des services de santé mentale dispensés uniquement par hôpitaux psychiatriques aux services impliquant la communauté, ce qui permettra de faciliter la prise en charge de la multitude des personnes ayant besoin d’une expérience thérapeutique, avant leur réinsertion au sein de la famille et de la société grâce aux services de santé mentale communautaires établies dans chaque ville et village.

L'hôpital « Al-Rashad » illustre parfaitement la négligence de l'État et de la société envers la santé mentale et les patients qui souffrent pour reprendre une vie normale. En juin 2023, la commission parlementaire chargée de la santé s’est rendue à l’hôpital et a présenté un rapport détaillé sur la situation des patients et l’état de l’établissement. Un député, membre de la commission, a révélé quelques détails figurant dans le rapport. Parmi les faits révélés on peut citer les patientes soumises à des violences physiques, les patients vivant dans des chambres sans éclairage, le dysfonctionnement de 80% des systèmes d’aération et de climatisation, ainsi que la « disparition » de plus de 160 climatiseurs et d’un million de litres de fioul nécessaire pour fournir l’électricité à l’hôpital.  Notons que les dotations financières annuelles allouées à l’établissement « Al-Rashad » dépassent 400 millions de dinars irakiens, ce qui représente la somme la plus importante jamais accordée à un hôpital sous la tutelle du ministère irakien de la santé.

La situation de l’hôpital n'était pas vraiment meilleure au cours des dernières années qui ont précédé l'invasion américaine de 2003, c’est même durant cette époque-là qu’il a acquis sa mauvaise réputation, et que des histoires étranges et des légendes épouvantes au sujet de ses patients se sont propagées. Après la chute du régime et la situation de chaos qui s'en est suivie, l’hôpital, à l’instar des autres établissements publics, a eu sa part des actes de pillage et des incendies. Un phénomène que les Irakiens appelaient « al-hawassim »1. Ce terme populaire désignait ironiquement les actes de pillage, de saccage et de vandalisme. Le mobilier de l’hôpital a été pillé, son personnel et ses patients battus, et certaines de ces patientes violées.

Le stigmate et ses conséquences

La stigmatisation et la négligence délibérée de la santé mentale, par l'État comme par la société, ont fortement contribué à la persistance de la pénurie de personnel médical spécialisé dans la santé mentale. Les orientations médicales en Irak n’accordent pas une grande importance à cette spécialité. Ce désintérêt est dû à la stigmatisation et à la faible rentabilité de l’exercice d’une spécialité pratiquée également par le « Cheikh » jouissant d’une influence sociale plus importante que celle de l’académicien. L'État est conscient de cette situation mais ne fait rien pour y remédier, il continue même d’octroyer des autorisations aux chaînes satellitaires qui diffusent- en direct - des séances d’exorcisme pour chasser les djinns et soigner la dépression.

Il y a beaucoup de « cheikhs » en Irak mais très peu de cabinets psychiatriques en dehors de la capitale Bagdad. Dans les autres villes, les services de santé mentale se limitent à la présence de petits cabinets rattachés aux hôpitaux centraux, généralement appelés « Division des maladies mentales ». En raison de la pénurie des psychothérapeutes, ces cabinets sont dirigés par des travailleurs sociaux qui assurent également le suivi des dossiers des patients.

Le bilan du ministère de l'Intérieur pour l’année 2023 dénombre 144 narcotrafiquants internationaux arrêtés en Irak et plus de 19 000 accusés détenus, dont 10 000 ont été condamnés. Quatre tonnes de stupéfiants et 15 tonnes de psychotropes ont été saisies, ainsi que 1 700 armes et 1 200 véhicules destinés au transport des stupéfiants.

Après l’expérience tragique subie à partir de 2014 par les habitants des gouvernorats d’Al-Anbar, Salah al-Din et Ninive suite à la prise de contrôle de ces régions par l'Etat islamique (Daech), ce qui a provoqué des destructions massives et le déplacement de plus de cinq millions de citoyens, l'Université Al-Anbar a mené en 2018 une étude portant sur « Le trouble de stress post-traumatique (TSPT) chez les étudiants de l’Université Al-Anbar ayant survécu aux expériences de déplacement et d’exode ». L'étude a montré que 25 % des étudiants souffrent d'un TSPT de type aigu, 8 % d'un TSPT de type chronique et 5 % d'un TSPT d’apparition tardive.

Les symptômes de la guerre ne disparaissent pas subitement quand les camps des déplacés se vident de leurs habitants. Ils laissent des marques indélébiles et ne peuvent pas être considérés comme des symptômes passagers qui se dissiperont automatiquement avec l’instauration du cessez-le-feu. Un an après la fin des combats entre les forces armées irakiennes et les combattants de Daech, en 2018 plus précisément, plus de 2,5 millions d'Irakiens étaient encore déplacés dans les camps, dont 30 % qui souffraient de troubles psychologiques, tels que la panique, l'anxiété, le stress et la névrose qui mène au suicide.

Suicide : la conséquence fatale

Le cabinet du premier ministre a célébré, Lors d’un évènement organisé au Babylon Hotel, le lancement de la « Stratégie nationale de prévention du suicide ». Le ministre de la Santé, en compagnie d’autres responsables, a pris part à cette cérémonie qui a connu une forte affluence. Il a confirmé que « la stratégie a été élaborée pour élaborer une stratégie de prévention du suicide ». Toutefois, les détails des « deux stratégies » - selon cette formulation étrange - ne sont pas encore connus.

La célébration du lancement de cette stratégie a coïncidé avec la publication des statistiques annuelles du ministère de l’intérieur concernant le suicide en Irak entre 2017 et 2022 : 449 cas en 2017, 519 en 2018, 588 en 2019, 644 en 2020, 863 en 2021 et 1073 en 2022.

Les instances officielles irakiennes n’ont pas encore publié les statistiques de l’année 2023, tandis que le porte-parole de l’ancien Haut-Commissariat Irakien aux Droits de l'Homme conteste les chiffres officiels affirmant que « les statistiques annoncées concernant les décès par suicide sont bien inférieures aux chiffres réels ». Selon les données du ministère de la santé, les troubles psychologiques sont la principale cause du suicide : « Les tentatives de suicide sont dues à des raisons psychologiques (43 % des cas), familiales (35 %), financières (15 %) et autres (8 %) ».

Aborder la question des troubles psychologiques et de suicide implique la prise en compte d’autres éléments tels la pauvreté, le chômage et les drogues. Jusqu'en 2023, le taux de pauvreté se situait, selon les données avancées par le porte-parole du ministère de la planification, entre 20 et 21 %. Ce taux ne peut pas être appréhendé séparément de celui de chômage qui atteint 35 % chez les jeunes selon les données révélées par le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM). Cette source avance des chiffres différents de ceux du ministère de la planification, et affirme que les taux de pauvreté ont bien augmenté depuis 2018 et qu’ils incluent désormais «12,27 millions de personnes sur une population estimée à 41,2 millions d’habitants, dont 70 % sont des jeunes ». Le bureau central des statistiques du ministère irakien de la planification estime la population à 43 millions d’habitants à l’heure actuelle.

Ces chiffres intéressants nous incitent à porter attention aux statistiques de la consommation des drogues en Irak, qui, selon le conseiller à la sécurité nationale en Irak, représente la première menace pour la société irakienne, précédant même l’Etat islamique.

Le bilan du ministère de l'Intérieur pour l’année 2023 dénombre 144 narcotrafiquants internationaux arrêtés en Irak et plus de 19 000 accusés détenus, dont 10 000 ont été condamnés. Quatre tonnes de stupéfiants et 15 tonnes de psychotropes ont été saisies, ainsi que 1 700 armes et 1 200 véhicules destinés au transport des stupéfiants.

Le « crystal meth » (méthamphétamine), connu localement sous le nom de « Shabbu », et le « Captagon », sont les drogues les plus populaires en Irak. Des quantités énormes ont été saisies ces dernières années, et le pays, qui était auparavant une simple plaque tournante, est devenu une véritable zone de production et de consommation. En juillet 2023, la police irakienne a perquisitionné et démantelé un laboratoire clandestin destiné à la production du captagon dans le gouvernorat d'Al-Muthanna, au sud du pays. Dans cette région le trafic des stupéfiants est devenu un business juteux dont la valeur est estimée par les experts à plus de dix milliards de dollars annuellement.

Lorsqu’on aborde la question de la santé mentale en Irak, ces chiffres qui ne cessent de croitre -les pauvres, les chômeurs et les tonnes de drogues (seulement celles que la police a pu saisir) - peuvent être remodelés pour former un cauchemar collectif effrayant. Un cauchemar que les guerres nourrissent avec toutes ces images terrifiantes d'une société qui consacre trois fois plus d'argent aux achats d’armes qu’aux sommes destinées aux soins de santé, et encore beaucoup moins pour les établissements de santé mentale.

En 2005, la loi n°1 sur la santé mentale a été promulguée en Irak, mais elle n'a pas eu d'impact positif sur la société. En septembre 2023, les députés irakiens ont procédé à une première lecture d’un nouveau projet de loi sur la santé mentale. Seuls le gouvernement et le parlement - jusqu'à présent -ont accès au texte. Selon le ministre de la Santé, cette loi rendrait justice aux professionnels de la santé mentale. Un secteur qui souffre du manque de personnel, reconnait le ministre.

Cependant, le défi majeur pour la mise en œuvre de toute réglementation relative à la santé mentale est de reconnaître le problème et remonter à ses causes profondes. Cela nécessite l’existence d’une nouvelle conscience institutionnelle et sociale. Une conscience tolérante, coopérative et non hostile envers les patients ou ceux qui luttent courageusement pour surmonter leurs crises psychiques.

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*Ecrivain et journaliste irakien

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Traduit par : Mohamed Rami Abdelmoula


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