Deux frères, Hocine et Abdelkader Mohamed, accusés de crimes de torture et de disparitions forcées dans les années 1990 en Algérie sont poursuivis en France où ils résident. Une plainte avait été déposée contre eux en 2003 par la FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme) et la LDH (Ligue des droits de l'homme), et sept victimes algériennes se sont constituées partie civile. Après 10 ans de procédure judiciaire, la juge d'instruction du Tribunal de grande instance de Nîmes a rendu le 26 décembre 2014 une ordonnance de mise en accusation devant la Cour d'assise à l'encontre des frères Mohamed. Ces deniers ont fait appel devant la Chambre d’instruction de la Cour d’appel de Nîmes qui à ce jour n'a pas encore rendu sa décision. Cette affaire revêt un aspect éminemment politique et le pouvoir algérien y est très sensible, car à l'évidence, en cas de procès, c'est le régime algérien aux commandes depuis le putsch en janvier 1992 qui se trouverait sur le banc des accusés. Pour la France, l'affaire est très embarrassante et rien n'est moins sûr que de voir la comparution des deux ex-miliciens.
Les milices dans la « sale guerre » algérienne
Les deux hommes, Hocine et Abdelkader Mohamed, mis en accusation fin décembre 2014 par le tribunal de Nimes, ont été des responsables de milices de la région de Relizane, dans l'ouest du pays. Lorsque après le putsch, les Assemblées populaires communales élues, dominées par les élus de FIS ont été dissoutes, elles ont été remplacées par des Délégations exécutives communales (DEC) désignées par l'administration. Les chefs miliciens ont été recrutés parmi les présidents de ces DEC et l'administration rémunérait les miliciens. Dans la wilaya de Relizane, Hocine Mohamed, premier adjoint du président de la DEC de Relizane, et son frère, Abdelkader Mohamed, président de la DEC de H’madna sont suspectés d'avoir commis des crimes de torture, d'assassinats et de disparitions forcées.
Ancien adjudant-chef de Gendarmerie, Adda Derkaoui, l'un des plaignants, a été enlevé le 17 février 1995 par Hocine Mohamed et sa milice. Il a été transporté au siège du DRS (Département du renseignement et de la sécurité) à Relizane où il a été torturé notamment par le chef milicien en personne. Il lui a été reproché de ne pas collaborer et donc de sympathiser avec l'ennemi. Ce n'est que grâce à l'intervention de collègues alarmés par des codétenus libérés qu'il a pu échapper à une mort annoncée. Les autres plaignants sont des parents de disparus présents au moment des enlèvements qui témoignent avoir reconnu les deux frères.
En Algérie, les autorités réagissent très mal à cette affaire et les plaignants subissent des intimidations. Adda Derkaoui qui vit en France n'obtiendra pas de passeport s'il ne retire pas sa plainte, Fethi Azzi, fils de disparu, a été menacé de mort, muté, convoqué à la préfecture de Relizane, où on lui a proposé argent et terrain contre le retrait de sa plainte. Il en est de même de Mohamed Saidane, frère de disparu, qui s'est vu proposer un logement gratuit. Menacé de ne pouvoir retourner en Algérie s'il se rendait en France pour témoigner, il a retiré sa plainte. La justice algérienne a répondu à la demande d'enquête du juge d'instruction français par une fin de non-recevoir au nom de la « souveraineté nationale ».
L’instruction de Nîmes, une brèche dans le silence français ?
Par le passé, plusieurs plaintes pour tortures déposées en France contre des responsables algériens ont été rapidement classées sans suite. Il est vrai qu'il ne s'agissait pas de simples miliciens mais des plus importants responsables algériens. En avril 2001, plusieurs victimes de tortures avaient tenté de faire poursuivre le général Khaled Nezzar, l'un des artisans du coup d'Etat de janvier 1992, ancien ministre de la défense et ancien membre du Haut Comité d’Etat. Afin de le soustraire à la justice, les autorités françaises l'exfiltreront de France. Fin juin 2002, des victimes déposent à nouveau une plainte contre lui qui sera classée sans suite quelques jours plus tard. En décembre 2003, la tentative est vaine de faire inculper le général Larbi Belkheir (décédé depuis), officiellement ancien ministre de l’intérieur du gouvernement Ghozali puis conseiller du président, en réalité homme fort du régime algérien au moment des faits incriminés. Ce « faiseur de rois », entretenait des relations privilégiées avec l'establishment français. Enfin, le même général Nezzar a été interpellé le 20 octobre 2011 en Suisse et depuis, une procédure est en cours pour crimes de guerre. Engagée par l'organisation Trial, plusieurs victimes de tortures se sont jointes à la procédure.
Mais pourquoi s'adresser à la justice française et suisse et non pas algérienne ? Depuis le coup d'Etat en janvier 1992, qui devait stopper l'ascension par les urnes du Front islamique du salut au pouvoir, et malgré les crimes avérés commis par des agents de l'Etat et ses supplétifs, en Algérie, aucune plainte de victime ou d'ayant-droit pour torture, exécution extra-judiciaire ou disparition forcée n'a jamais abouti à un procès de responsables et de commanditaires. Pourtant ce sont des milliers de personnes qui ont fait appel à la justice.
Loi d’autoamnistie et d’effacement des mémoires
Afin de clore définitivement ce dossier, le législateur algérien a promulgué en février 2006 un texte garantissant l'impunité pour les agents de l'Etat et les membres de groupes armés prêts à déposer les armes et à collaborer avec les autorités. La loi règle les modalités de l'indemnisation de différentes catégories de victimes en impliquant que celles-ci renoncent à leur droit de vérité et de justice. Le texte stipule que « toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. ». Et dans un autre article le texte va même plus loin puisqu'il prévoit un emprisonnement de 3 à 5 ans pour tous ceux qui remettent en question la version officielle des faits pour « ternir l’image de l’Algérie sur le plan international ». Ici sont visés ceux qui s'interrogent sur les multiples responsabilités en particulier pour les massacres qui ont terrorisé le pays entier pendant près de 10 ans. En Algérie ce sujet est toujours tabou.
Le premier article de cette loi est systématiquement évoqué lorsque par exemple les familles de disparus en appellent à la justice pour connaître le sort de leurs parents. Alors que l'instruction judiciaire par le passé aboutissait à des conclusions erronées si elle n'était pas tout simplement close, depuis 2006, cette instruction n'est même plus engagée. En revanche, les autorités convoquent les ayant-droits et exigent les certificats de décès des personnes disparues qui sont ensuite assimilées à des terroristes ou à des victimes du terrorisme. Ce n'est qu'à l'issue d'une telle procédure que les familles sont indemnisées.
L’écriture officielle de l’histoire des années de sang
Le pouvoir algérien a fabriqué un mythe, sur le mode du story-telling, celui d'un pays qui aurait subi durant les années 1992-1998 un « terrorisme islamiste » d'une telle ampleur que l'Etat a failli disparaître. Seul Bouteflika et ses projets de « concorde civile » (1999) puis de « réconciliation nationale » (2005) – présentés comme des modèles mêmes de justice transitionnelle – auraient permis de dépasser la « tragédie nationale ». Cette fiction masque mal une réalité autrement plus brutale : la violence a perduré bien au-delà. En 2004, des massacres ont touché des populations civiles, en 2007 des attentats spectaculaires et sanglants ont été commis au niveau du Palais du gouvernement en plein centre d'Alger, des locaux de l’ONU (PNUD et HCR) et du conseil constitutionnel, contre le président Bouteflika en visite à Annaba qui a échoué tout en entraînant la mort de plus de 20 personnes ; contre des casernes militaires qui ont fait des dizaines de morts.
La narration officielle vise principalement à occulter le rôle essentiel joué par les appareils de répression dans ce bilan effroyable, par cette « machine de mort » constituée essentiellement du DRS et les unités spéciales de l'armée qui contrôlent tous les autres services de sécurité (armée, police, gendarmerie) et ont supervisé la mise en place de milices. La « tragédie nationale » – faut-il le rappeler – a fait 200 000 morts, entre 10 000 et 20 000 disparus, des dizaines de milliers de torturés, de blessés et plus d'un million de déplacés internes. Durant ces années de sang ce sont plusieurs millions d'Algériens qui directement ou indirectement ont été touchés par la violence et de l'Etat et des groupes armés.
Dans une stratégie contre-insurrectionnelle comme celle développée à partir des années 1993-1994, l'intégration d'une partie de la population civile et l'élimination d'une autre sont essentielles. Les milices appelées « gardes communales » ou « groupes d'autodéfense », en raison de leur connaissance du terrain et des populations locales ont joué un rôle crucial comme supplétifs de l'armée. En janvier 1998 près de 5000 milices regroupant environ 200 000 hommes sont actives.
Un procès français en attendant les procès en Algérie
L’Algérie officielle s'est enfermée dans un blocage multidimensionnel et existentiel dans lequel sont reproduits les mêmes réflexes, combinant répression et corruption. La « réconciliation nationale » cette extraordinaire mascarade, bâtie sur le mensonge et le déni, cache mal les tensions traversant la société et sa profonde méfiance pour un pouvoir qui met en péril la cohésion même du pays.
Les victimes de la guerre antisubversive en Algérie sont privées de toute justice, les tueurs et les tortionnaires ne rendent pas de compte et circulent librement. Cette inacceptable réalité sera-t-elle remise en cause à Nimes pour le dossier des frères Mohamed ? En attendant qu’elle soit reconnue en Algérie même…