Je voudrais à l’occasion de la projection (1) d’un film de Mary Jimenez indiquer ce qui me semble aujourd’hui être une opération cruciale du cinéma documentaire à savoir justement l’accueil inconditionnel de ce qui arrive devant l’objectif d’une caméra et qui opère comme geste de don et d’hospitalité face à tout ce qui survient et prend place dans le cadre, que le documentariste l’ait voulu ou non. Je dis bien de tout ce qui prend place car il ne s’agit pas seulement de la présence des corps filmés mais de tout ce qui est donné à voir dans le cadre. Pas de décor, pas d’attendu, pas de présupposé déjà composé ou prédictible. Le documentaire ne se soutient que de ce qui fait événement en toute rencontre. Le philosophe Ludwig Wittgenstein ouvre son fameux Tractatus par la déclaration suivante : « le monde est tout ce qui a lieu », un peu plus loin il inscrit la proposition suivante : « le monde se décompose en faits », et encore un peu plus loin : « Nous nous faisons des images des faits ». sans entrer davantage dans les implications proprement philosophiques de ces trois propositions, je dirai qu’elle me suffisent à désigner la portée du geste cinématographique des documentaires : en faisant des images des faits qui composent le monde, ils font advenir la possibilité de penser le monde en donnant forme à son lieu. Ils font le don d’un lieu à la pensée du monde. Le terme même de monde est celui qui articule en son intimité ce qui se donne à la fois pour la réalité et pour l’énergie fictionnelle de toute création. C’est en ce sens que le cinéma documentaire n’existe qu’en tant que créateur d’un monde qu’il nous fait voir en lui donnant sa forme et son lieu, nous mettant, nous les spectateurs, en demeure d’accueillir sans condition les faits qui forment la réalité d’un monde habité par tout autre. Dans une société terrorisée par la rencontre de tout autre, dans l’espace social de la peur et de l’exclusion, le geste documentaire prend ici toute sa force éthique et politique. C’est ainsi que le cinéma documentaire donne à chacun sans exception sa dimension exceptionnelle, sa présence incomparable, sa singularité irréductible en composant le lieu où chaque corps fait advenir une image du monde comme dans une première rencontre.
Le sort des émigrés de toutes origines qui affluent vers nos terres inhospitalières est la situation exemplaire qui attend du cinéma documentaire le geste décisif de l’accueil et de la reconnaissance de la grandeur et du courage inouï du premier venu. Le cinéma documentaire est par excellence un exercice zonard qui lorsqu’il dirige notre regard sur la clandestinité met en œuvre une véritable pensée de l’égalité. Notre regard est convoqué par l’exigence même qui habite les images de ce monde. Dans ce geste d’accueil, nous apprenons à recevoir à tous les sens du terme, c’est-à-dire à la fois à accueillir et à considérer le don et les richesses que nous apportent la simple présence et la parole de ceux qui n’ont plus rien. Le documentaire participe au plus vif à l’économie du don et du contre don pour parler comme Marcel Mauss. Le geste du documentariste opère au cœur de la polysémie du verbe recevoir : il fait l’épreuve de l’accueil et nous met en situation d’accepter le don qui nous est fait par ceux que nous accueillons. C’est bien de la belle vitalité sociale de la dette qu’il s’agit telle que l’explique remarquablement Claudio Pazienza dans L’argent expliqué aux enfants et à leurs parents.
Devant le spectacle commercialisé des stars et plus généralement de ce que les media diffusent et vendent à profusion au titre d’icônes de la réussite, nous pourrions peu à peu ne plus reconnaître dans le corps du premier venu la grandeur sans mesure, le courage et la dignité de chaque vie réduite au silence, à la clandestinité et souvent à la mort. L’inflation des visibilités mercantiles et des narcissisations de toutes les figures du succès tend massivement à effacer l’existence de toute une humanité en qui pourtant se compose notre chance de produire justement l’humanité elle-même. Les demandeurs d’asile, les corps exilés font bien partie de cette foule invisible qui s’engage corps et biens sur la voie qui les conduit vers un monde spectaculaire qui ne veut pas d’eux et ne leur accordera aucune visibilité. Ils se sont arrachés dans la douleur aux lieux d’une misère sans espoir et deviennent aussitôt la proie des chasseurs mandatés par les bureaucraties xénophobes. La visibilité de cette multitude pose donc un problème singulier au documentariste qui veut témoigner depuis le seuil infranchissable de notre monde de la douleur et du courage de ces naufragés.
La question de l’hospitalité, de l’accueil fait à tout autre par l’effet d’un geste cinématographique, présuppose plusieurs choses. La première chose est un axiome, il concerne l’égalité. Cet axiome est ce que je nomme une fiction constituante. En effet dans l’espace et le temps réels des corps filmés c’est l’inégalité qui est la règle : des hommes et des femmes venus depuis leur pays en situation de détresse et de demande d’asile, privés de ressources et de défense, privés d’identité et de légitimité, n’ayant aucun droit dans le territoire qu’ils choisissent d’habiter, ces hommes et ces femmes sont dans une situation d’inégalité absolue telle « la vie nue » de l’ "homo sacer " dont parle Agamben et qui désigne cette réduction radicale du sujet à sa pure existence corporelle vouée au dépérissement et à la mort. Donner visibilité et dignité à ces corps nécessite un geste d’arrachement de l’image aux conditions de la visibilité partagée et imposées par l’ordre dominant. Cet arrachement impose à son tour au geste cinématographique de construire, par la place de la caméra, et le choix du cadre, l’espace fictionnel qui sous-tend l’espace réel où ces corps sont filmés.
Mary Jimenez a ainsi réalisé un documentaire remarquable intitulé Héros sans visage, film tout entier dédié à l’effacement de ces corps et de ces visages venus de l’Afrique ou d’ailleurs, auxquels elle donne voix et visibilité depuis leur invisibilité. Elle se saisit de la zone disqualifiée où elle les rencontre pour construire la zone spécifique de l’image c’est-à-dire d’une requalification de l’espace dans lequel ces hommes et ces femmes sont nos égaux en dignité et en liberté. Ces hommes qui ont échappé à la mort doivent échapper à toutes les polices qui refusent de les reconnaître. Ils font l’expérience de leur invisibilité c’est-à-dire non seulement de leur misère absolue mais aussi et surtout de la privation de tout regard venu d’un autre. C’est ainsi que la reconnaissance sensible de leur existence noble et impavide construit une figure paradoxale du héros. Ces corps affamés, assoiffés, épuisés et sans ressources ont une force inouïe. Le regard de Mary Jimenez est doué d’une énergie politique essentielle : elle ne se contente pas de témoigner d’une condition aussi cruelle qu’injuste, elle pose dès le départ la question de sa propre vision de l’autre. En effet, le film est un triptyque dont la première partie, intitulé L’absent, compose un véritable rituel de sépulture par la voie de l’image. Le cinéma fait ici office d’hommage funèbre en l’absence d’image de celui qu’il honore. En effet Mary Jimenez avait accompagné les sans-papiers grévistes de la faim au Béguinage de Bruxelles pendant 52 jours. Elle les avait photographiés et pensait donc tous les connaître. Après la victoire de la grève, elle apprend la mort d’un très jeune gréviste et découvre qu’elle n’a aucune photographie de lui ni même aucun souvenir de son visage. Ce geste de sépulture du gréviste inconnu charge l’acte de filmer d’une responsabilité éthique et politique : le regard de la cinéaste sur le cadavre du défunt qu’elle va voir à la morgue recueille auprès de lui un véritable message de vie. Don d’un mort aux vivants qui, dit-elle, détermine à la fois le désir du film et sa nécessité. Faire vivre l’invisible ce n’est pas seulement donner une sépulture à ce qui n’est plus, c’est charger le cinéma de la construction d’une mémoire commune et désormais vivante dans un combat partagé. L’absence de trace de ce héros sans visage la conduit à faire vivre ce corps absent à travers les visages de tous les autres qu’elle avait photographiés et filmés durant la grève. On les voit donc un par un, ces corps et ces regards d’hommes et de femmes au cœur d’une épreuve à la fois héroïque et sans lustre. L’image est bien le site de reconnaissance et d’accueil, surtout là où tout est fait pour effacer l’existence de l’autre dans sa dignité et sa liberté.
Cette première partie est celle qui transforme le deuil en responsabilité politique dans la lignée des films qui ont affronté la question si délicate et si débattue : quelles images peut-on et doit-on faire de ceux dont il n’y a plus d’image ?
La seconde partie du triptyque, intitulée La vie nue a été tournée en Tunisie à la frontière libyenne au moment de l’exode des travailleurs étrangers qui fuyaient lors de la révolution contre Kadhafi. Mary Jimenez a filmé la multitude des corps qui affluent dans la détresse soit pour rejoindre leur pays d’origine soit pour se diriger par la mer et vers des destinations improbables où ils seront aussi malvenus que dans leur propre pays. Dans un no man’s land désertique, une zone de déambulation quasi immobile, sous un soleil de plomb, on assiste à la procession lente serrée des pieds qui se bousculent à petits pas dans la poussière vers l’assiette ou la gourde, dans un camp grillagé. On voit la foule des visages tendus pour écouter l’appel de leur nom, ou qui attendent qu’on les parque sous des tentes dans des zones encadrées par la brutalité des uniformes. Attente torride d’une destination improbable. Le désert est une prison sans frontières où la cinéaste a recueilli les paroles, entendu les noms, écouté les récits et les plaintes. Elle a voulu donner leur place aux images saisies par le téléphone portable d’un rescapé du désert : images du chaos et de la mort. Autre geste de mémoire et autre rite de sépulture pour ces corps desséchés dans les sables.
Le troisième volet est à proprement parler la séquence qui accomplit la promesse du titre avec le plus de radicalité : un émigré en exil qui refuse de montrer son visage fait entendre le récit de sa traversée du détroit de Gibraltar, ficelé à une chambre à air. La silhouette du narrateur sans visage occupe l’image comme une ombre diaphane à travers laquelle apparaissent les images du monde qu’il a voulu rejoindre.
Silhouette grise aux cheveux hirsutes comme le furent sans doute ceux d’Ulysse débarquant à Ithaque, méconnaissable et clandestin. Nous écoutons son récit qui est celui d’un héros sans visage ; sa voix est calme, sa langue claire et précise ; il raconte la tempête, il a perdu un frère, il a croisé la mort et il l’a désirée. Miraculeusement sauvé par une troupe de dauphins, le voilà, invisible, compagnon sans visage de ces hommes que l’on voit apparaître silencieusement dans la lumière européenne de leur exil.
On pourrait à ce moment du film revenir à son début pour assister au combat et à la grève de ceux qui ont réussi leur périple. L’héroïsme est partout dans la vie de ces hommes et de ces femmes qui n’ont connu que la misère et la lutte depuis leur plus tendre enfance. Mais il s’agit justement pour le cinéma documentaire de ne pas transformer cette lutte en épopée grandiloquente, en fiction exemplaire ni en fable édifiante et compassionnelle. La beauté du film de Mary Jimenez tient justement à l’extrême simplicité du dispositif, à l’humilité généreuse avec laquelle elle accomplit le geste d’hospitalité que les polices et les administrations sont incapables de faire. Elle indique la seule voie qui s’offre à ceux qui reconnaissent ce qu’ils doivent aux exilés. Au moment où les pouvoirs dominants et les idéologies xénophobes voudraient nous convaincre que ces peuples nous doivent tout et que nous ne leur devons rien, le documentaire renverse de fond en comble la sauvage logique de la dette. Le film opère une traversée dont celle du détroit de Gibraltar devient la parabole. Passer d’un monde à un autre, faire l’expérience de la mort comme on descend en enfer c’est reconnaître que le geste cinématographique est lui-même une traversée périlleuse …
Pour conclure je dirai que les opérations imageantes accueillent toutes permutations, renversements, réversibilités qu’il s’agisse du sexe, du genre, de la place sociale, du partage des pouvoirs mais aussi dans le registre temporel. Les images sont trans-genre, je les appelle transgénériques. À côté de ce qui se poursuit, il y a place pour toutes les irruptions de ce qui arrive contre toute attente et pour tous les jeux du désir. Je crois qu’il n’est pas nécessaire de construire un appareil théorique de résistance au pire mais au contraire qu’il nous faut impérativement confier à la quotidienneté des gestes imageants la charge micro sismique de faire vivre les énergies révolutionnaires de tous les contre-pouvoirs propres aux opérations imageantes donc propres à la création. Il s’agit, me semble-t-il, de faire vivre un espace imaginaire, celui qui est propre à toute image, un site hors de tout lieu d’assignation, et cela partout où nous sommes, c’est-à-dire qu’il s’agit de créer partout où nous agissons une zone d’accueil et de recueil, d’hospitalité inconditionnelle à tout autre dans une égalité fictionnelle et constituante. Il nous faut être « zonards » pour opérer par la force des énergies fictionnelles et entrer en relation constituante avec toutes celles et tous ceux pour qui la zone est le signifiant de l’exclusion. Les artistes sont nos guides sur le chemin de notre « devenir zonards ». Les gestes d’art sont par excellence ceux qui mettent au monde, donnent naissance à ce site de liberté sans entrave et sans assignation à résidence ni à identité. La zone n’est pas ailleurs, ni lieu d’exclusion, ni désert privilégié qui échapperait à l’espace des dispositifs de pouvoir. La zone est au cœur même de ces dispositifs le site invisible de l’énergie sismique qui redistribue sans cesse les places. La violence de l’invisible est redoutable mais nécessaire. La clandestinité n’est pas sans risque ni sans danger, elle demande du courage. Cette puissance constituante s’exerce tant sur le plan subjectif que dans le champ politique c’est-à-dire celui de la communauté qui tend à se constituer comme peuple. La confusion des genres, l’indifférence des sexes, la permutation des places assignées par l’ordre et la hiérarchie sociale ainsi que par la distribution biologique des fonctions, tout cela peut s’effacer au profit d’une naissance qui n’est autre que celle de l’image à l’état naissant. L’image est et doit être un état de notre relation au monde à condition d’être fidèle à cet état naissant et la naissance est alors le paradigme de toute liberté. Ces quelques pas rapides, trop rapides, sont, j’espère, indicateurs de piste et devraient permettre de conclure que l’image produit cette fiction constituante que nous appelons l’humanité et qui n’est pas un genre, qui ignore la différence, toutes les différences et qui devient de ce fait la matrice d’un rapport d’égalité que j’appelle aussi la fiction constituante propre à produire le peuple
Il ne s’agit pas pour finir de redonner du sens et du grade à la trilogie de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Je veux dire qu’il ne s’agit pas d’accompagner l’égalité et la liberté d’un appel à la fraternité, à la reconnaissance du semblable sous le signe généalogique du frère. La fraternité est un piège rhétorique qui implique qu’on le veuille ou non qu’on finisse par l’hypothèse d’un commencement : être de la même famille. Le genre humain n’est pas un genre et encore moins une famille. Dans les débats actuels sur le statut intangible de la famille sexuée et genrée on sent bien les effets dévastateurs de la fraternité conçue comme l’amour du semblable. Il s’agit dans l’hospitalité de tout autre chose puisque c’est de l’accueil de tout autre dans son étrangeté absolue. Cette absolue étrangeté implique un déplacement de la fameuse philia qui unit les semblables dans la paix de l’amour. L’hospitalité au contraire exige que l’on accueille l’ennemi, le monstre, le déshérité, le fou et le criminel. Cet accueil inconditionnel ne se tient que dans une relation à l’image.
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(1) Le film a été projeté aux États Généraux du Documentaire à Lussas, en Août 2012, dans le cadre du programme Expériences du regard.
• Publié avec la périodique Naqd
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