En Libye, des centaines de milliers de réfugiés et de migrants, dans leur majorité d'origine subsaharienne, attendent de pouvoir traverser la Méditerranée fuyant les guerres, les dictatures, l'instabilité économique et politique. Ils traversent un pays dévasté et sans loi, en proie à une guerre civile. Ces hommes, ces femmes et ces enfants sont réduits à une main d’œuvre exploitée et sont souvent persécutés, victimes de trafic, d'arbitraire et de mauvais traitement. Cette situation est directement exacerbée par la politique européenne d'exclusion des réfugiés et des migrants.
En effet, l'Union Européenne contraint les pays du sud de la Méditerranée à adopter des législations discriminatoires et des mesures de restriction migratoire drastiques qui non seulement ont des répercussions catastrophiques sur ceux qui transitent par ces pays mais également sur les nationaux qui désirent ou sont contraints de quitter leurs pays pour se rendre en Europe. Depuis les années 2000 en particulier, les pratiques à l'encontre des migrants de passage ou des candidats à la migration ne prennent plus en compte les principes de droit international assurant par exemple à tout ressortissant étranger ou national le droit de quitter « tout pays y compris le sien ». S'ajoute à cela que les pressions européennes exercées en matière d'obligation de réadmission de personnes ayant transité par ces pays contraint ces derniers à une gestion de plus en plus répressive de la migration. L'immigration irrégulière vers l'Europe est transformée en une émigration irrégulière à la charge des pays de départ et de transit. Les candidats à l'émigration sont criminalisés ou refoulés brutalement. Les routes menant vers Europe sont coupées depuis que celle-ci a déterritorialisé la gestion de l'accueil des réfugiés : A l'est, la Turquie bloque l'accès en contrepartie de milliards d'euros ; à l'ouest, le Maroc a érigé une double clôture quasi-infranchissable. Seule la voie centrale par la Libye permet encore un accès. En 2016 plus de 180 000 réfugiés se sont embarqués dans des bateaux de fortune. Au moins 5000 d'entre eux ont péri.
Les guerres, les conflits, les déstructurations économiques engendrées notamment par l'exploitation effrénée des ressources naturelles et des populations jettent sur les routes des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui tentent de sauver leur vie ou de chercher un travail pour subvenir à leurs besoins et ceux de leurs familles restées sur place. Qu'ils viennent d'Afghanistan, de Syrie, d'Ethiopie, du Nigeria ou du Mali pour ne citer que ces pays, ceux qui fuient ne sont pas les plus pauvres et ont souvent une bonne formation scolaire si ce n'est académique. Pour pouvoir arriver en Europe, ils doivent payer rubis sur ongle d'importantes sommes d'argent à des réseaux de passeurs qui n'hésitent pas à les spolier, les exploiter ou les vendre. Ils traversent le désert dans des conditions abominables, sont battus, insultés, humiliés, et parfois tués. Les femmes qui appréhendent les viols dont sont victimes un très grand nombre d'entre elles, se munissent de contraceptifs pour éviter de tomber enceintes. Au bout du périple se trouve la Libye, véritable porte de l’enfer, de laquelle ils espèrent enfin partir en bateau pour l’Europe.
Les geôles européennes délocalisées au Maghreb?
Depuis la chute du régime de Kadhafi, le rôle de suppléant des politiques restrictives migratoires européennes n'est plus assuré alors que le nombre de réfugiés ne cesse d'augmenter. L'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) estime en août 2016 le nombre de migrants en Libye à 277 000 parmi lesquels l'UNHCR a enregistré environ 38 000 réfugiés et demandeurs d'asile dont la moitié est composé de ressortissants Syriens. Le nombre réel de personnes en situation irrégulière dans le pays est certainement bien plus élevé (Le magazine allemand Der Spiegel donne le chiffre de 700 000 personnes). La plupart arrivent par l'Egypte, le Tchad, le Soudan et le Niger. Face à cette situation, les Européens multiplient les plans et les initiatives en vue de contraindre les Libyens à stopper les départs de leurs côtes. Or le pays, depuis l'intervention militaire occidentale en 2011, est en proie à une guerre civile, et trois groupes politiques se disputent le pouvoir et la légitimité à côté d'une multitude de milices sur lesquelles personne n’assure d’autorité effective. Cet état de fait ne dissuade cependant pas les Occidentaux de s’immiscer dans le conflit libyen. Les Européens misent sur le premier ministre Fayez al-Sarraj, afin de l'impliquer dans la mise en place d'un sorte de « Mur de la Méditerranée » pour bloquer les départs de migrants vers l'Europe.
Début février 2017, les dirigeants européens qui se réunissaient à Malte ont élaboré un plan en 10 points pour lequel sont alloués 200 millions d'euros. Dans le catalogue de mesures requises figurent le renforcement de la formation des garde-côtes libyens et la fourniture de matériel plus performant ; l'installation de camps de réfugiés avec la participation de l'UNHCR et de l'OIM ; le financement de retours volontaires dans les pays d'origine ; le contrôle des frontières du sud de la Libye. Les autres mesures « caritatives » présentées ne peuvent masquer l’objectif réel de cette entreprise qui consiste à empêcher les réfugiés de prendre la mer. Et s'ils y parviennent qu'ils soient rapidement rapatriés en Libye avant d'avoir atteint les eaux internationales où, jusqu'à présent encore, ils doivent être secourus en cas de péril, au nom du respect du principe de non-refoulement inscrit dans les droits européen et international.
L'Europe prévoit également d'intensifier sa collaboration avec les garde-côtes libyens, notamment en les intégrant dans le réseau des autres garde-côtes méditerranéens mais également l'« opération Sophia » (lutte contre la contrebande) et l'« Opération Triton » (contrôle et défense des frontières italiennes avec des moyens militaires) de l'agence Frontex ce qui permettrait à ces derniers de diriger la marine de guerre libyenne vers les bateaux de réfugiés afin de les ramener vers la Libye.
D'autres mesures sont en discussion parmi lesquelles l'enfermement des réfugiés dans des endroits « sûrs » à l'instar de ce que fait l'Australie qui parque des réfugiés sur une île avant de traiter leur sort au cas par cas. Il est également prévu de mener des négociations avec les pays voisins de la Libye afin qu'ils acceptent de reprendre les personnes passées par leur territoire. Si jusqu’à présent des pays comme la Tunisie et l'Algérie refusent d'installer des camps de réfugiés fermés, certains gouvernements européens les poussent à conclure des accords bilatéraux sous prétexte de « lutte contre les migrations clandestines, le trafic d'êtres humains et le renforcement des frontières ». Alors que les dispositions prises par ces deux pays en terme de législation et de procédures d'expulsion ne correspondent pas aux attentes de leurs partenaires européens, force est de constater que leurs politiques migratoires s'alignent progressivement à ces demandes. Une « instance de lutte contre la traite des personnes » vient d'être mise en place en Tunisie qui sous couvert de lutte contre les trafiquants de migrants va criminaliser ces derniers. En Algérie, une recrudescence de la répression envers des migrants a été constatée ces derniers mois avec des rafles et des opérations d'expulsion de masse de ressortissants subsahariens.
L'Italie a d'ores et déjà non seulement passé un accord avec la Tunisie mais également avec le gouvernement d'al-Sarraj en Libye prévoyant d'une part la formation des garde-côtes mais également la mise en place de camps placés sous le contrôle exclusif du ministère de l'intérieur libyen. Les réfugiés qui y seront détenus seront soient refoulés vers leurs pays ou encouragés à un retour volontaire.
La fermeture du corridor Libyen
Le cynisme et l’inhumanité des institutions européennes ne connaît pas de limite face à un pays où l'effondrement de toutes les structures administratives et sociales ont été provoquées par leur intervention militaire en 2011. La conséquence en est l'abandon des réfugiés aux mains de potentats locaux et de milices qui les séquestrent ou les exploitent. Dans un rapport rédigé par l'ambassadeur allemand du Niger, les lieux de détention sont qualifiés de semblables à des « camps de concentration ». Des passeurs enferment des milliers de réfugiés dans des « prisons privées » dans lesquelles « les exécutions, les tortures, les rackets et les viols » sont systématiques. Il y est également mentionné des « abandons dans le désert ». Ces informations confirment les témoignages de personnes arrivées en Europe recueillis par les organisations de défense de droits de l’homme. Elles font état d'exécutions de personnes incapables de payer les passeurs, de rançonnement des familles de réfugiés dans leurs pays d'origine, de travail forcé, de trafic de détenus. Des femmes séquestrées ont rapporté avoir systématiquement été violées par des geôliers ou des miliciens qui sembleraient également enrôler des sub-sahariens en leur sein. Les garde-côtes libyens quant à eux sont connus pour le traitement brutal qu'ils réservent à ceux qu'ils arrêtent en pleine mer. Les naufragés sont alors de nouveau incarcérés et subissent les mêmes sévices. Certains des réfugiés abandonnent l'idée de partir et tentent de retourner dans leurs pays au péril d'être à nouveau enlevés.
L'Union européenne est, bien entendu, parfaitement informée du détail de ces faits. Elle est directement responsable de cette situation. Les mesures préconisées ainsi que les fonds qu'elle envisage d’investir pour ses projets de « containment », en particulier en Libye, ne peuvent qu'aggraver les pratiques criminelles évoquées ici. Si les différents projets sont adoptés, il faut inévitablement s'attendre à une augmentation du nombre de morts en Méditerranée.
Une conception exclusivement sécuritaire et l'approche sélective en termes de rentabilité des migrants, parce que l'Europe a besoin de ces derniers mais en réclame la gestion exclusive, ne peuvent être les critères d'une politique migratoire respectueuse des droits et de la dignité humaine. Cette orientation est d’autant plus absurde qu’elle s’inscrit – en toute connaissance de cause – au contraire d’une irrépressible tension démographique. La pression migratoire sur les Etats du nord de l’Afrique ne pourra que croître dans les années à venir et ces Etats, eux-mêmes fragilisés (quand ils n’ont pas virtuellement disparu comme en Libye) sont mis en péril par une stratégie européenne aussi aveugle qu’inhumaine.