La violence de la défaite

Cinéaste, essayiste et enseignant né en Palestine-Israël, Eyal Sivan est le fondateur-directeur de la société de production de films Momento! basée à Marseille. Il a réalisé plus d’une douzaine de documentaires politiques primés à travers le monde et en a produit beaucoup d’autres. Parmi ses films « Jaffa, la mécanique de l‘orange » ; « Route 181, fragments d’un voyage en Israël-Palestine » ( co-réalisé avec Michel Khleifi) et parmi ses livres : « Un boycott légitime, pour le BDS universitaire et culturel de l’état d’Israël » (co-écrit avec Armelle Laborie) « Un État commun entre la mer en le jourdain » (co-écrit avec Éric hazan).
Cet article est publié dans le cadre du dossier thématique de l’Agence Média Palestine: Deux ans après, penser depuis le 7 octobre 2023.
2025-10-09

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Eyal Sivan

Publié par Agence Média Palestine, le 09 Octobre 2025.

Au matin du 13 octobre 2023, alors que l’armée israélienne s’apprêtait à envahir la bande de Gaza, la voix du général Finkelman en charge des fronts du sud, a retenti sur les ondes de toutes les unités militaires : « Stations du Commandement Sud, ici Kodkod. Nous allons lancer une offensive contre le Hamas et les organisations terroristes dans la bande de Gaza. La victoire est notre seul objectif. Quelles que soient la durée ou la difficulté des combats qui nous attendent, notre seule issue est la victoire. Nous mettrons toute notre puissance et toutes nos compétences dans la bataille, conformément aux valeurs des FDI (l’armée israélienne) qui nous ont été enseignées, ce qui nous guide avant tout, c’est l’attachement à la mission et la quête de la victoire. » Puis, en conclusion : « Tout le peuple d’Israël nous regarde maintenant. Comme moi, ils comptent sur vous et croient en vous, vous êtes la génération de la victoire. En marche pour accomplir vos missions, frappez l’ennemi. Fin. »

Dans les jours qui ont suivi l’invasion de Gaza, de gigantesques panneaux publicitaires ont éclos partout en Israël, essaimant le pays de formules martiales, aussitôt relayées par l’ensemble des médias : « Ensemble nous vaincrons », « le peuple éternel n’a pas peur », « Gloire à la génération de la victoire », etc.

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Alors que l’armée israélienne, et avec elle toutes les forces de sécurité du pays, venait de subir la plus grande défaite de son histoire, peut-être même depuis l’avènement du mouvement sioniste qui a donné naissance à cet État, l’obstination à répéter le mot victoire et à voir les soldats partant au front comme la « génération de la victoire » peut paraître tout à la fois ironique, décalé et paradoxal.

Jamais, en 77 années d’existence, l’État d’Israël n’avait été envahi ainsi, contraint de mener un combat défensif à l’intérieur même de son territoire reconnu et obligé d’évacuer jusqu’à 10 % de sa population civile (résidents des localités du sud du pays et de sa frontière nord).

Le 7 octobre 2023, la raison même d’être d’Israël et de sa puissance militaire a essuyé un épouvantable camouflet. Car il est un point sur lequel les différentes mouvances du sionisme s’accordent (malgré toutes leurs nuances, débats et divergences), c’est sur le fait que c’est l’absence d’une auto-défense du peuple juif qui a permis la Shoah. Il fallait un État refuge pour abriter les Juifs du monde et une armée pour les défendre. La raison d’être de l’État israélien, incarné par ses forces armées, était donc d’offrir aux Juifs une sécurité qu’aucun autre État ne saurait leur assurer et s’ériger en bouclier pour garantir le fameux « plus jamais ça ».

Pour les responsables politiques israéliens, suivis de près par leurs alliés-perroquets, l’attaque du 7 octobre 2023 représentait l’agression la plus meurtrière contre des Juifs depuis la Shoah, certains s’aventurant même à la qualifier de «mini-Shoah» menée par des nazis modernes. Cette surenchère rhétorique s’est retournée contre elle-même, puisqu’elle a mis en évidence l’échec du projet sioniste dans sa fonction de protection. Si l’on y ajoute son incapacité à libérer les otages, son échec à venir à bout de la résistance palestinienne et sa vulnérabilité face aux missiles iraniens et yéménites qui obligent régulièrement les habitants du pays à descendre dans les abris, un profond sentiment de défaite s’est emparé de la grande majorité des citoyens juifs israéliens.

Pour surmonter ce malaise, on a inventé la « génération de la victoire » celle qui, haranguée par le général Finkelman et par la propagande de l’État, se voit assigner la mission d’anéantir toute trace de l’humiliation. Elle doit faire disparaître les causes de la défaite, en « purifiant » (sic) le territoire Gaza et anéantissant de toutes les manières possibles ses habitants qualifiés d’ « animaux nuisibles » (sic), en éliminant les journalistes-témoins, en disqualifiant les représentant de l’ONU, etc…

Ainsi la violence inouïe déployée à Gaza est à la hauteur de la déconfiture israélienne.

Dans une tentative désespérée de masquer cette défaite, l’armée et les forces de sécurité israéliennes exhibent leur superpuissance avec par exemple le dynamitage des bippers et des systèmes de communication du Hezbollah, les assassinats de scientifiques iraniens accompagnés par l’accusation systématique d’antisémitisme envers toute espèce de critiques. Ces performances spectaculaires et inutiles ne sont que les piètres démonstrations d’un vaincu qui n’apporteront, de toute évidence pas plus de sécurité.

Le suicide moral de l’État, qui embarque avec lui une grande partie des juifs du monde, sème une haine vengeresse à travers tout le Moyen-Orient, provoque son isolement international et transforme Israël en une forteresse assiégé cernée d’ennemis (une « Sparte moderne » pour reprendre les termes de son premier ministre Benjamin Netanyahou), n’est pas paradoxal. Au contraire, il est conforme à la dystopie sioniste qui, du récit dit héroïque des assiégés de Massada (qui se sont suicidés pour ne pas se soumettre à leurs ennemis) jusqu’au nom donné au programme nucléaire israélien : l’option Samson (qui s’est sacrifié pour anéantir ses adversaires), a intégré dans ses mythes fondateurs le récit de sa défaite et même celui de sa propre disparition dans une violence apocalyptique.

En attendant, le refrain entêtant de la chanson de variété « Il m’aime toujours » sortie en juin 2024 accompagne la société israélienne dans son sacrifice morbide : « Le Saint, béni soit-Il, m’aime toujours et il n’y aura pour moi que du bien, et il y aura encore plus de bien, et encore plus de bien, et pour moi il n’y aura que du bien. » Avec ses paroles d’autosuggestion hypnotique, cette ritournelle fait l’objet d’une diffusion incessante et est reprise partout, dans les médias de divertissement, par la jeunesse, dans les fêtes familiales, dans les centres commerciaux et jusqu’aux cérémonies officielles. « Il m’aime toujours » est désormais la chanson la plus populaire du pays, acquérant quasiment le statut d’hymne national. « … pour moi, il n’y aura que du bien. »

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Nahla Chalal est professeure de sociologie politique. Rédactrice en chef du média Assafir Al Arabi depuis sa fondation en 2012. Elle est militante depuis son plus jeune âge pour la...