Publié par Mediapart le 03 / 09 / 2025
Accuser Husseini de la Nakba et le Hamas de la destruction de Gaza, comme le fait Jean-Pierre Filiu, c’est effacer l’essentiel : la Nakba comme le génocide à Gaza ne sont pas l’œuvre des Palestiniens, mais l’aboutissement d’un projet colonial européen. Depuis un siècle, l’Europe trace les cartes, arme Israël, fabrique l’exil palestinien et exige des victimes qu’elles se déclarent coupables.
Un peuple s’est réveillé un jour et son ciel avait disparu. Pendant la nuit, les frontières avaient glissé, les cartes avaient été redessinées dans des chancelleries lointaines, et ses enfants naissaient déjà exilés. On lui a pris sa terre, on lui a pris ses morts, et l’on tente encore de lui confisquer son récit.
La dépossession palestinienne ne se joue pas seulement dans les champs et les maisons, mais aussi dans les livres et les journaux. Depuis plus d’un siècle, elle conjugue la perte d’un territoire et l’effacement d’une mémoire. Les Palestiniens connaissent l’exil géographique, mais aussi l’exil de leur propre histoire. D’autres racontent à leur place ce qu’ils ont traversé, pourquoi ils l’ont perdu, et comment ils porteraient la responsabilité de leur propre effacement.
C’est dans cette logique que s’inscrit la chronique récente de Jean-Pierre Filiu dans Le Monde. En attribuant aux Palestiniens la « responsabilité écrasante » de leurs catastrophes successives, à Hajj Amin al-Husseini hier, au Hamas aujourd’hui, il recycle un procédé ancien: transformer la victime en coupable, effacer la main du colonisateur et présenter la tragédie palestinienne comme un choix. Ainsi Husseini, le mufti de Jérusalem, deviendrait-il le grand responsable de la Nakba pour avoir rencontré Hitler quelques minutes à Berlin en 1941. Cet épisode, sans cesse exhumé dans les débats parisiens, fonctionne comme un écran. Au lieu de regarder du côté des véritables architectes du désastre: les puissances coloniales qui, dès 1917, avaient promis une terre habitée à ceux qu’elles avaient relégués au rang de parias en Europe, on désigne un homme seul, dans une époque où toute la région vivait sous les baïonnettes britanniques.
l’Europe a bâti Israël comme une colonie de peuplement, en détruisant plus de quatre cents villages et en reconstruisant un récit sur leurs ruines, transformant les survivants en intrus et les expulsés en coupables. Et lorsque les Palestiniens ont voulu écrire leur histoire par les urnes en 2006, leur choix démocratique fut puni comme un crime collectif.
Il est commode de faire de Husseini un bouc émissaire. Mais ce n’est pas lui qui a rédigé la Déclaration Balfour, ni lui qui a écrasé la grande révolte palestinienne de 1936-1939, l’une des premières mobilisations anticoloniales du XXᵉ siècle. Des dizaines de milliers de paysans, d’ouvriers, d’étudiants et de notables s’y étaient levés contre le mandat britannique et l’immigration sioniste encouragée par Londres. Ce sont les autorités coloniales qui pendirent les résistants, exilèrent les dirigeants et décapitèrent le mouvement national, brisant l’élan d’un peuple et préparant le terrain à la Nakba. Comme l’a montré Ilan Pappé, 1948 ne fut pas l’accident d’un choix malheureux, mais l’aboutissement d’un projet colonial pensé et exécuté en Europe. Accuser Husseini d’avoir précipité la perte de la Palestine, c’est comme accuser la Résistance française d’avoir provoqué les massacres nazis: on peut discuter des formes de la lutte, mais la responsabilité des crimes incombe toujours à l’occupant.
Aujourd’hui, c’est le Hamas qui endosse ce rôle commode. Gaza serait détruite à cause de lui, et non de l’armée qui étrangle le peuple depuis des décennies. La rhétorique est identique: l’ennemi n’est pas celui qui bombarde, affame et assiège, mais celui qui incarne une résistance que l’Occident refuse de voir. Le Hamas mérite la critique, comme tout mouvement politique. Mais la leçon essentielle de ces vingt dernières années est ailleurs. En janvier 2006, les Palestiniens ont organisé des élections libres et transparentes. Le Hamas en est sorti vainqueur. Ce moment aurait pu ouvrir un chapitre inédit: l’affirmation démocratique d’un peuple sous occupation. Mais le résultat n’a pas été reconnu. L’Europe et les États-Unis ont rejeté ce choix, imposé des sanctions, suspendu les salaires de centaines de milliers de fonctionnaires palestiniens. Un peuple entier a été puni pour avoir voté. Le message était brutalement clair: vous pouvez voter, mais seulement pour le candidat que nous aurons validé. L’expérience démocratique s’est transformée en piège. La division palestinienne a pris une dimension nouvelle, alimentée par une ingérence étrangère qui refusait aux Palestiniens le droit d’écrire seuls leur avenir.
Tout cela relève moins du hasard que d’un projet méthodique. La main qui a tracé les cartes et créé le désastre est restée la même: celle des puissances européennes qui, après avoir persécuté les juifs sur leur sol, ont choisi d’expier leur faute en exportant leur « question juive» sur la terre des Palestiniens. Ce sont elles qui ont porté le sionisme, qui l’ont financé et légitimé ; ce sont encore elles qui, aujourd’hui, arment Israël, couvrent ses crimes et imposent le silence au nom d’un « processus de paix » qu’elles n’ont jamais eu l’intention de rendre réel. Effacer cette main est devenu un art. On raconte l’histoire comme si un peuple avait scellé son sort seul, sans bourreaux ni colonisateurs. Mais la vérité est tout autre : l’Europe a bâti Israël comme une colonie de peuplement, en détruisant plus de quatre cents villages et en reconstruisant un récit sur leurs ruines, transformant les survivants en intrus et les expulsés en coupables. Et lorsque les Palestiniens ont voulu écrire leur histoire par les urnes en 2006, leur choix démocratique fut puni comme un crime collectif.
Il est commode de faire de Husseini un bouc émissaire. Mais ce n’est pas lui qui a rédigé la Déclaration Balfour, ni lui qui a écrasé la grande révolte palestinienne de 1936-1939, l’une des premières mobilisations anticoloniales du XXᵉ siècle. Des dizaines de milliers de paysans, d’ouvriers, d’étudiants et de notables s’y étaient levés contre le mandat britannique et l’immigration sioniste encouragée par Londres.
Aujourd’hui, c’est le Hamas qui endosse ce rôle commode. Gaza serait détruite à cause de lui, et non de l’armée qui étrangle le peuple depuis des décennies. La rhétorique est identique: l’ennemi n’est pas celui qui bombarde, affame et assiège, mais celui qui incarne une résistance que l’Occident refuse de voir. Un peuple entier a été puni pour avoir voté. Le message était brutalement clair: vous pouvez voter, mais seulement pour le candidat que nous aurons validé.
Ce qui se joue dépasse la terre: c’est la mémoire qu’on tente d’effacer. On voudrait que les Palestiniens croient qu’ils ont provoqué leur propre disparition, qu’ils sont responsables de la Nakba comme de la ruine de Gaza. Mais la mémoire résiste. Elias Khoury l’a souvent dit: la mémoire est une blessure qui ne cicatrise pas. Elle revient avec les maisons en ruine, les oliviers déracinés, les exils qui se répètent. Elle dit qu’aucun peuple ne choisit sa disparition. Elle rappelle que ce ne sont ni Husseini ni le Hamas qui ont détruit la Palestine, mais la main qui, depuis un siècle, trace les cartes, arme les bourreaux et falsifie les récits.
On nous a volé notre terre. On nous a volé nos morts. Et aujourd’hui encore, on tente de nous voler notre mémoire. La tâche des Palestiniens est de résister à ce vol par la critique, la mémoire et la vérité. Interroger nos divisions, oui, mais sans oublier qu’elles ont été nourries et exploitées par ceux qui nous assiègent. Il est facile, depuis Paris, d’accuser les Palestiniens; plus difficile d’admettre que l’Europe a fabriqué ce drame, qu’elle en reste complice, et qu’elle préfère accuser les victimes pour effacer son rôle. Le verdict de l’histoire n’est pas celui que Filiu nous dicte. Il est limpide: la Palestine n’a pas été détruite par ses enfants, mais par ceux qui, depuis un siècle, s’acharnent à lui voler son ciel, sa terre et sa mémoire.