Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
Layla Yammine*
Dans l'un des plus grands hôpitaux privés du pays, l'Hôtel Dieu de France (HDF), le professeur Rami Bou Khalil passe une grande partie de son temps à négocier avec les patients. Ils sont si nombreux à ne pas pouvoir payer les médicaments qu'il leur prescrit qu'ils reviennent à la clinique pour demander un changement du traitement. Que ce soit au niveau du dosage, de la quantité, de la fréquence ou de la qualité. Non pas parce que les patients voient leur état s’améliorer ou en raison d'effets secondaires, mais parce que le principal effet secondaire est, disent-ils, "le coût des médicaments".
Le Pr. Rami Bou Khalil est un psychiatre de 44 ans qui exerce sa profession depuis 2012. Il est actuellement chef du département de psychiatrie à l’HDF et professeur associé de psychiatrie à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. "Je ne peux pas dire que la situation générale de la santé mentale des gens est bonne, mais les gens riches reçoivent des traitements de santé mentale de bonne qualité."
Depuis que le Pr. Bou Khalil a commencé à pratiquer la psychiatrie, la pauvreté au Liban a augmenté, surtout depuis 2019. De 2012 à 2022, elle est passée de 12% à 44% selon la Banque mondiale, tandis que le taux de pauvreté multidimensionnelle a doublé, passant de 42 % en 2019 à 82 % de la population totale en 2021.
Ces chiffres impressionnants résultent d'un effondrement économique décrit par la Banque mondiale comme l'un des "épisodes de crise les plus graves à l'échelle mondiale depuis le milieu du dix-neuvième siècle". L'effondrement a paralysé l'ensemble du système de santé publique, qui était déjà fragile et détérioré en raison de l'absence de politiques nationales visant à mettre en place une couverture santé universelle.
L'énorme pression exercée depuis le début de l'effondrement financier a laissé des millions de personnes dans l'incapacité de s'offrir les services de santé de base. Déjà auparavant, le système de santé libanais ne s'adressait qu'à une poignée de privilégiés. Ne comptant que très peu sur le soutien du gouvernement, les populations les plus marginalisées du pays restent exposées à tous les problèmes de santé, notamment de santé mentale.
La privatisation, très répandue au Liban, a empêché de nombreuses personnes de bénéficier d'un soutien en matière de santé mentale, ces services étant si coûteux que seules peu de personnes peuvent se les offrir.
Ces derniers vont du simple accès au conseil, à la thérapie à long terme avec des psychologues, en passant par la thérapie avec psychiatres et médicaments, jusqu'aux institutions de santé mentale. Tous ces services ne sont pas couverts par les assurances maladie privées et 45 % de la population n'a aucune forme d'assurance.
Pas accessible à tous
Dans un petit café local situé juste à côté de la Lebanese International University (LIU), Samia et Nour (noms fictifs) sont assises avec le reste de leurs amis. Elles plaisantent, partagent leurs notes de cours et sont parfois simplement là l'une pour l'autre. Ce café renferme tous leurs secrets.
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Samia est une étudiante de 21 ans à LIU, titulaire d'une licence en radio et télévision. L'effondrement financier a "ruiné sa vie", dit-elle. Elle voulait devenir avocate et étudier à l'université libanaise. Mais après la crise économique, son père a perdu son emploi et est devenu plus sévère et possessif avec elle. Il ne lui a pas permis d'aller à l'université libanaise parce qu'elle était loin de leur maison, à dix minutes en voiture.
Elle a dû trouver une autre solution dans une université plus proche de la maison de ses parents. Pendant cette période, ses frères et sœurs sont devenus les pourvoyeurs de la famille, ce qui a exercé une pression supplémentaire sur elle, car elle avait toujours l'impression de leur être redevable.
Samia devait trouver un emploi ; c'était le seul moyen pour elle de commencer à se libérer de l'emprise de sa famille. Le seul emploi qu'elle a trouvé était dans le secteur de la vente. Cela lui suffisait, car avoir un emploi signifiait une chose importante : pouvoir payer sa thérapie.
"Je savais que les séances de thérapie pouvaient coûter jusqu'à 20 dollars ! Où pouvais-je trouver cette somme ? Il était impossible de trouver quelqu'un qui accepte moins", confie-t-elle, frustrée. "Où irais-je alors ? Aux ONG ?" ajoute-t-elle avec sarcasme. Ce que Samia ne savait pas, c'est que certains thérapeutes facturent jusqu'à 150 dollars par séance et que 20 dollars était le coût minimum dans très peu de cliniques.
Elle a donc cherché de l'aide auprès de ses contacts. « J'ai un ami qui étudie la psychologie, c'était mon seul espoir, alors je l'ai contacté et je lui ai dit que je cherchais quelqu'un pour m'aider. J'en avais vraiment besoin. »
Samia a fait part de ses frustrations et de ses contraintes financières. Après de longues recherches, son ami a pu la mettre en contact avec un professionnel compréhensif qui a accepté un tarif moins élevé que d'habitude.
"Dieu merci, je l'ai trouvé. Au cours des quelques mois où j'ai travaillé avec lui, beaucoup de choses ont changé. J'ai commencé à mieux me comprendre et ainsi que mon environnement", explique-t-elle, le sourire aux lèvres.
Une fois de plus, Samia a dû interrompre brutalement les séances. Elle avait quitté son emploi et ne pouvait plus les payer.
Fermer les yeux ?
En mai 2014, le ministère de la santé publique a lancé le Programme national de santé mentale, avec le soutien de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), de l'UNICEF et du Corps médical international (IMC). Même si le ministère de la santé publique affirme que "la mise en œuvre de cette stratégie se poursuit avec succès depuis son lancement", selon son site web, il reste encore beaucoup à faire sur le terrain pour qu'elle atteigne et touche efficacement la population dans son ensemble. En outre, le manque de financement adéquat joue un rôle important dans son efficacité.
C'est ainsi qu'en 2023, le ministère de la santé publique a lancé une nouvelle stratégie sur sept ans, la "Stratégie nationale de santé : Vision 2030". Celle-ci vise à définir le cadre d'une amélioration durable et modernisé du secteur de la santé mentale et à relever les défis posés par la gestion d'un système de santé sur les rotules.
Entre-temps, le ministère a également publié en ligne deux documents principaux : le premier est une liste de psychologues agréés au Liban, comprenant leurs noms, leur numéro licence et leurs spécialisations, à l’exclusion de leurs coordonnées, leurs adresses et les prix des séances.
Parallèlement, le second document publié est une liste des centres de santé primaire qui disposent d'un psychiatre et de médicaments spécialisés en santé mentale, répartis dans tout le pays. Cette liste a été mise à jour pour la dernière fois en 2023. Ces centres visent à offrir les soins de santé essentiels aux individus et aux familles au sein de la communauté, à un coût abordable.
Le problème de ces petites mesures est que leur efficacité est très limitée par d'importantes coupes budgétaires : en 2020, seuls 5 % des dépenses totales de santé du gouvernement ont été alloués aux services de santé mentale, et seul 1 % du budget du ministère de la santé publique. En outre, les bas salaires des fonctionnaires et l'accès limité du public - qui ne peut toujours pas se payer un thérapeute - limitent également l'efficacité du plan du ministère.
"Les personnes qui souhaitent accéder aux services de santé mentale, mais qui n'en ont pas les moyens, peuvent se rendre dans les centres de santé primaire", explique le Pr Bou Khalil. "Mais je ne sais pas si les patients sont bien orientés et réellement informés de l’existence de ces services. "
De plus, le Pr Bou Khalil explique que la demande est bien supérieure à la capacité d'accueil de ces centres. "Des millions de personnes pour seulement une vingtaine de centres ?" s'interroge-t-il de manière rhétorique. En fait, le nombre total de centres de santé primaire disposant d'un psychiatre et de médicaments spécialisés en santé mentale s'élève à 58 centres, répartis sur l'ensemble du territoire libanais, mais ils ne suffisent pas à répondre à la forte demande de services de santé publique, et notamment de services de santé mentale.
La crise a également entraîné l'exode des médecins et des professionnels de la santé du Liban, ce qui a conduit à la migration d'environ 3 500 médecins, dont des psychiatres. Quant à ceux qui sont restés au Liban, ils sont nombreux à travailler dans le secteur privé, la dévaluation de la monnaie libanaise ayant considérablement réduit la valeur des revenus des fonctionnaires. Le Pr Bou Khalil pense que peu de psychiatres accepteraient aujourd'hui de travailler dans le secteur public en raison des bas salaires et de la dévaluation de la monnaie. Et ils ne sont pas les seuls. Selon une étude réalisée par l'Administration centrale des statistiques (CAS) et l'Organisation internationale du travail (OIT), 81 % de la population active travaille dans le secteur privé, tandis que 16,1 % travaille dans le secteur public, en janvier 2022.
Par ailleurs, le nombre de spécialistes de la santé mentale est insuffisant par rapport au nombre total de la population : en 2020, il y avait 1,21 psychiatre, 3,14 infirmiers et 3,3 psychologues pour 100 000 personnes au Liban.
Samia affirme qu'elle ferait appel à ces services s’ils étaient disponibles. "Si l'État fournit ces services, j'irai sans aucun doute. En fait, je serais la première à y aller", s'exclame-t-elle. "En ce moment, notre situation économique est très mauvaise. Nous avons besoin de ces services. "
Entre-temps, Samia et ses amis trouvent du réconfort les uns auprès des autres. "Nous avons tous une histoire et un problème, certains ont des problèmes financiers, d'autres des problèmes familiaux, d'autres encore des problèmes d'éducation... Nous nous soutenons les uns les autres du mieux que nous pouvons. »
Moins de stigmatisation ?
Nour, qui a 35 ans et étudie la radio et la télévision, la même spécialité que Samia, est l'un de ses amis. Il y a quelques années, il travaillait dans une chaîne de télévision locale et devait tourner un reportage avec une psychologue. Après l'avoir entendue parler de santé mentale, il a revu ses idées préconçues sur le sujet.
Il avait l'habitude de penser que ceux qui cherchaient un soutien en matière de santé mentale étaient des "malades mentaux". Mais il a décidé d'essayer quelques séances sans en parler à personne et en a directement ressenti les effets. "Les choses, comme la façon dont je me perçois et dont je perçois les autres, ont changé pour moi. J'ai appris à faire face à ma société et aux brutes qui m'entourent", explique-t-il. "J'ai eu l'impression qu'on m'avait enlevé un caillou de la poitrine".
Nour se souvient que lorsqu'il était plus jeune, il jouait avec ses voisins et qu'ils avaient l'habitude de se brutaliser les uns les autres et de se traiter de "malades mentaux" ou de "fous". Certains enfants se menaçaient même de faire appel à des psychiatres. "Je te jure que je t'emmènerai chez un psychiatre", disaient-ils. "Mais c'est de l'ignorance", ajoute Nour.
Samia pense que la crise économique a vraiment poussé les gens à repenser l'importance de la santé mentale. "Le sujet était tabou", dit-elle.
"Les gens avaient l'habitude de penser que quiconque se rendait chez un psychiatre ou un thérapeute était un malade mental ou un fou, et la personne était immédiatement stigmatisée. Mais après la crise, je pense que les gens envisagent la situation différemment".
Cependant, aujourd'hui, Nour a également dû arrêter sa thérapie. "Je ne peux même pas payer 10 dollars pour une séance. J'ai des priorités financières maintenant, mais j'aimerais pouvoir revenir en arrière".
Il est désormais contraint de faire des choix et de donner la priorité à ses besoins de base pour survivre plutôt qu'à sa propre santé mentale.
Le Pr Bou Khalil observe ce genre de situation chez de nombreux patients. "Ils ne peuvent pas prendre soin d'eux-mêmes et de leur santé mentale parce qu'ils ont des factures à payer, alors ils s'automédicamentent, et certains commencent à consommer du cannabis et de l'alcool à la place", explique-t-il avec frustration.
Epuisement
Depuis l'effondrement financier, suivi de la pandémie de Covid-19 et de l'explosion du port de Beyrouth, l'état mental des gens est devenu très fragile. Le Pr Bou Khalil explique que la période qui a suivi ces événements traumatisants a été extrêmement difficile.
"Nous avons vu des gens mettre fin à leur vie parce qu'ils ne pouvaient pas nourrir leurs enfants, qu'ils ne trouvaient pas d'emploi, qu'ils avaient perdu leur argent dans les banques. La violence et l'automutilation sont devenues les titres habituels des journaux télévisés", explique Bou Khalil.
Mais depuis un an environ, les gens s'efforcent de lutter contre tous les traumatismes collectifs et individuels, et le pourcentage de cas de suicides a diminué de près de 19 % en 2022 par rapport à 2019. Toutefois, en raison du manque criant de services, beaucoup sont encore incapables de chercher de l'aide.
Selon le Pr Bou Khalil, la situation peut être améliorée en renforçant la sensibilisation, en réduisant la stigmatisation et en améliorant les services et leur couverture.
"Nous sommes tous détruits", déclare Samia, les larmes aux yeux. "Nous sommes tous détruits, tous les Libanais le sont. Notre situation est désastreuse."
"Les gens sont épuisés", dit le Pr Bou Khalil. Beaucoup vivent dans l'incertitude et laissent leur santé mentale sans contrôle ni traitement.
Pourtant, d'autres traumatismes perdurent, à commencer par la guerre. Depuis le 7 octobre, la population est exposée quotidiennement à des images de violences et d'atrocités provenant de Gaza, et depuis le 8 octobre, l'agression israélienne dans le sud du Liban s'intensifie. Plus de 450 personnes ont été tuées, des centaines d'autres blessées, des villages partiellement détruits. La plupart des gens craignent que cette guerre ne s'étende à l'ensemble du pays, augmentant ainsi l'angoisse, la peur et l'anxiété au quotidien.
Samia était allongée sur le canapé vert clair du café, confortable, souriante, et parlait de ses amis et du soutien apporté. Mais dès qu'elle a pensé à l'avenir, son corps s'est tendu, elle s'est redressée, a effacé le sourire de son visage, a joint ses doigts comme si elle priait et a dit, presque en chuchotant, "personne ne sait ce qui va se passer, nous devons vivre au jour le jour".
"Nous ne sommes pas protégés. [...] Nous sommes exposés à des niveaux élevés d'effondrements psychologiques et de problèmes de santé mentale", de conclure Bou Khalil.
Ce texte est la participation de Machallah News au dossier sur « la santé mentale dans le monde arabe », produit par « le réseau des médias indépendants ». Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.