Dans une tribune publiée ce 16 mai dans 27 journaux de 23 pays, plus de 3.000 chercheuses et chercheurs des universités du monde entier (1) lancent un appel urgent à tirer les leçons de la crise et réécrire les règles de nos systèmes économiques pour créer une société plus démocratique et plus durable. Leur appel, lancé au milieu d’une crise politique, climatique et sanitaire sans précédent, indique une direction positive à suivre, sur la base de 3 principaux fondamentaux : démocratiser (l’entreprise), démarchandiser (le travail) et dépolluer (la planète).
Pour Isabelle Ferreras (FNRS-UCLouvain-Harvard LWP), Julie Battilana (Université Harvard) et Dominique Méda (Paris Dauphine-PSL), les trois chercheuses à l’origine de cette tribune, une adhésion aussi forte du monde académique international est exceptionnelle : “Cette initiative a rassemblé plus de 3.000 chercheuses et chercheurs de 600 universités du monde entier, actifs dans de nombreuses disciplines, de l’économie aux sciences politiques en passant par la philosophie, la sociologie, les mathématiques ou encore la climatologie et la physique. Ces scientifiques considèrent que notre modèle actuel de société n’est pas durable. Leurs recherches le démontrent. Elles/ils partagent un engagement commun, afin d’aider à identifier des solutions qui peuvent être utilisées pour établir les fondations d’une société et d’une économie plus démocratiques et plus durables.”
Les constats
Que nous apprend cette crise ? C’est la question de départ de ces trois chercheuses. Leur appel découle d’une observation simple : “Les humains au travail ne peuvent être réduits à des ‘ressources’. Celles et ceux qui s’occupent des malades, les livreur.e.s, celles et ceux qui ramassent nos ordures ménagères, les caissièr.e.s et celles et ceux qui alimentent les rayons dans nos supermarchés – toutes les personnes qui nous permettent de continuer à vivre pendant la pandémie du COVID-19, et en particulier les femmes et les personnes issues des minorités –, sont la démonstration vivante que le travail lui-même ne peut être réduit à une simple marchandise. Les soins de santé et la prise en charge et l’accompagnement des plus vulnérables ne peuvent être gouvernés par les seules lois du marché.”
Les propositions
Pour les autrices et les signataires de la tribune, des changements structurels fondamentaux sont indispensables pour sortir de la crise de manière durable. Elles.ils proposent des pistes concrètes sur la base de ces trois principes :
1. Démocratiser l’entreprise : les travailleuses et travailleurs doivent être considéré.e.s comme des citoyen.ne.s dans l’entreprise. Pour les autrices et signataires du texte, l’augmentation des salaires les plus bas et la réduction des écarts salariaux sont absolument nécessaires mais elles ne sont pas suffisantes. Les travailleuses et travailleurs ont encore prouvé lors de cette crise qu’elles.ils sont des investisseurs en travail : elles.ils sont LA partie constituante des entreprises. Et pourtant, elles.ils ne détiennent aucun droit de les gouverner. Les travailleuses et travailleurs devraient avoir le droit d’être représenté.e.s dans la prise de décision au sein des entreprises (choix du/de la CEO, répartition des profits, etc.). Il serait injuste mais aussi dangereux pour la société de laisser la stratégie de l’entreprise entre les seules mains des actionnaires.
2. Démarchandiser le travail : le travail ne peut pas être considéré comme une simple marchandise que l’on vend et achète. Les entreprises devraient garantir un emploi décent et utile à toutes celles et ceux qui le veulent. Le droit au travail, qui permettra à chacun.e de vivre dans la dignité, devrait ainsi être mis en oeuvre via les programmes de garantie d’emploi. Ce droit au travail permettra aussi à la société dans son ensemble de mieux répondre aux besoins sociaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés.
3. Dépolluer la planète : les limites réelles et pressantes de notre planète doivent être respectées. Les États doivent conditionner leur soutien aux entreprises à des changements profonds de leur stratégie. En plus du respect de normes sociales et environnementales strictes, les entreprises doivent créer une vraie démocratie interne. Parce que c’est uniquement en permettant aux travailleuses et travailleurs de faire entendre leurs voix que la défense des intérêts collectifs - et en particulier des besoins sociaux et environnementaux - primera sur l’intérêt des seuls actionnaires.
Une approche scientifique
"Notre responsabilité, en tant que scientifiques et chercheuses et chercheurs, est d’aider la société à choisir son futur, en transmettant des connaissances utiles, basées sur des études rigoureuses concernant les différentes manières pour la société de s’organiser”, affirment Isabelle Ferreras, Julie Battilana and Dominique Méda. “Grâce à leurs recherches, les académiques peuvent aider la société à apprendre des erreurs passées et à élaborer des alternatives qui mettent fin au statu quo, afin de mettre nos société sur la route d’un futur économique à la fois démocratique et durable.”
Les femmes au coeur du changement
On notera que cette tribune a été initiée par des femmes. Ce qui est d’autant plus exceptionnel dans le monde de la recherche académique. “C’est sans doute aussi à l’image de ce que la crise révèle sur le caractère essentiel des rôles des femmes dans la gestion de cette crise”, notent les initiatrices du projet.
Et demain ?
Les 3.000 signataires de cette tribune en sont convaincu.e.s : la société de demain doit profondément changer de cap et remettre les travailleuses et travailleurs (de l’infirmière à la caissière en passant par l’éboueur, le.la travailleur.se agricole ou l’enseignant.e) au coeur de nos valeurs et décisions. Seul un changement profond va créer le type de cercle vertueux dont nous avons besoin pour lutter contre la crise sanitaire, climatique, économique et politique. “Chercheuses et chercheurs et scientifiques”, concluent les initiatrices du projet, “nous nous considérons commes des allié.e.s de tous les agents du changement - les syndicats et les entreprises, les femmes et les hommes politiques, les associations ou citoyens - qui veulent que le monde aille dans cette direction.”
1-Parmi les signataires : Elizabeth Anderson (University of Michigan), Philippe Askénazy (CNRS-Paris School of Economics), Aurélien Barrau (CNRS et Université Grenoble-Alpes), Neil Brenner (Harvard University), Craig Calhoun (Arizona State University), Ha-Joon Chang (University of Cambridge), Erica Chenoweth (Harvard University), Joshua Cohen (Apple University, Berkeley, Boston Review), Christophe Dejours (CNAM), Olivier De Schutter (UCLouvain, UN Special Rapporteur on extreme poverty and human rights), Nancy Fraser (The New School for Social Research, NYC), Archon Fung (Harvard University), Javati Ghosh (Jawaharlal Nehru University), Stephen Gliessman (UC Santa Cruz), Stefan Gosepath (Freie Universität Berlin), Hans R. Herren (Millennium Institute), Axel Honneth (Columbia University), Eva Illouz (EHESS, Paris), Tim Jackson (University of Surrey), Sanford Jacoby (UCLA), Rahel Jäggi (Humboldt University), Pierre-Benoit Joly (INRA - National Institute of Agronomical Research, France), Michele Lamont (Harvard university), Lawrence Lessig (Harvard University), David Marsden (London School of Economics), Chantal Mouffe (University of Westminster), Jan-Werner Müller (Princeton University), Susan Neiman (Einstein Forum), Thomas Piketty (EHESS-Paris School of Economics), Michel Pimbert (Coventry University, Executive Director of Centre for Agroecology, Water and Resilience), Raj Patel (University of Texas), Katharina Pistor (Columbia University), Dani Rodrik (Harvard University), Hartmunt Rosa (Max-Weber-Kolleg, Erfut), Benjamin Sachs (Harvard University), Saskia Sassen (Columbia University), Debra Satz (Stanford University), Pablo Servigne PhD (in-Terre-dependent researcher), William Sewell (University of Chicago), Susan Silbey (MIT), Margaret Somers (University of Michigan), George Steinmetz (University of Michigan), Laurent Thévenot (EHESS), Nadia Urbinati (Columbia University), Jean-Pascal van Ypersele de Strihou (UCLouvain), Judy Wajcman (London School of Economics), Léa Ypi (London School of Economics), Lisa Wedeen (The University of Chicago), Gabriel Zucman (UC Berkeley), et de nombreux autres. La liste complète des chercheuses et chercheurs qui ont signé la tribune est ici : www.democratizingwork.org. (cette liste est régulièrement mise à jour).