Le Maroc des héritiers

En fermant les voies de la réussite scolaire aux enfants des grandes masses, le Maroc s’est appauvri. Il ne produit plus, il ne rêve plus, il sombre dans la somnolence des gens repus
2016-12-14

Mohammed Ennaji

Historien et professeur de sociologie économique à l'Université Mohammed V, Rabat


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Kenana Al-Koud - Syrie

Le mot-clé de nos jours, le sésame ouvre-toi du monde moderne est l’innovation, source de tous les progrès. Le secret en est l’homme, l’homme instruit, libéré, à la dignité garantie. Il semble qu’au Maroc les responsables en soient pleinement conscients. C’est du moins ce que laisse supposer le discours ambiant. Il n’y a pas une occasion, pas un conseil de gouvernement où on ne parle abondamment de ressources humaines, de formation appropriée, de développement humain, de droits humains. Conscient des enjeux et des défis de l’avenir, le gouvernement, à l’en croire, est aux petits soins avec l’école, il traite sa crise avec minutie et dépense sans compter.
Mais la réalité est en flagrante contradiction avec le discours. Il n’y a pas un seul haut dignitaire, ni même d’autres à de moindres échelons, qui aient leur progéniture à l’école nationale. La classe moyenne supérieure, consciente des failles de l’enseignement national, en a elle, aussi déserté, les bancs.
Je ne m’évertue pas à débattre ici de la fibre nationaliste ou pas des groupes dominants. Peu me chaut leurs sentiments à ce propos. C’est la question de l’élite qui me paraît préoccupante, et plus encore lorsqu’on l’examine eu égard à l’avenir de ce pays. C’est aux enfants privilégiés, bénéficiant d’un enseignement de qualité, que reviendra la lourde charge de mener à bien les affaires de ce pays, de diriger ses institutions, ses entreprises. Ils sont l’élite de demain. Mais seront-ils en mesure d’accomplir les tâches qui leur seraient dévolues ?
Aux lendemains de l’indépendance, l’école héritée de la période du protectorat a produit une élite aguerrie, motivée, pleine d’idéaux, et fort ambitieuse quant au projet politique. Cette élite des années soixante et soixante-dix a donné le meilleur de notre production intellectuelle et culturelle. Jusqu’à aujourd’hui son héritage reste inégalé. Elle a rêvé, lutté, consenti des sacrifices, fait de la prison, payé de sa chair et parfois de sa vie. Elle n’a pas versé dans la critique vantarde et intéressée de salon. Même dans l’erreur, elle a été à la hauteur de ses propos. Ceux-ci pesaient lourd et pouvaient conduire au cachot. Elle n’a pas été salie par le goût de l’argent. Son rêve était plus grand que la réalité. Cette élite, malgré une école ouverte au compte-gouttes pour les enfants du peuple, a été nourrie par les enfants des grandes masses. Enfants des villes, des villages et des campagnes, ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes à une nation qui les a favorisés et formés.
Cette élite n’est plus. Et demain elle le sera moins encore. L’élite qu’on forme aujourd’hui, vient des milieux socialement et politiquement favorisés. Elle est ce qu’on peut appeler, sans conteste, une « espèce protégée». Son chemin est tracé à la naissance, elle est gavée, chouchoutée, et, à la clôture de son parcours scolaire, placée. Elle ne sait pas ce que la compétition veut dire, ayant été extraite de son milieu et grandie in vitro, c’est pratiquement une espèce de laboratoire. Son horizon est sa famille, sa carrière, son business. Elle baigne dans son milieu. Le Maroc, sa fierté, sa dimension historique et culturelle, ses défis ne veulent rien dire pour elle.
En fermant les voies de la réussite scolaire aux enfants des grandes masses, le Maroc s’est appauvri. Il ne produit plus, il ne rêve plus, il sombre dans la somnolence des gens repus. La sélection naturelle n’opère plus. On ne se démène pas pour réussir, on hérite de la réussite. L’enfant du village ou du bled qui vient, quant à lui, d’une famille démunie, se doit de faire ses preuves. Il est sans cesse au combat, doit fonder son identité. Son clan malmené par les dures conditions de la vie, ne lui procure pas, d’entrée de jeu, d’avantages. Paradoxalement, c’est lui le vecteur de modernité de ce pays. Il conduit sa révolution sur tous les plans, culturellement, socialement et économiquement. Il est dans l’obligation de le faire. Il est l’individu nouveau contraint à innover, à imaginer. Il doit alors bousculer les inerties, se faire une place au soleil, en revendiquer la légitimité. C’est à ce prix que naissent de nouveaux modèles, qu’est promue la créativité. Et pour lui, rien n’est jamais définitivement acquis, la lutte est permanente. L’ouverture de l’école, une vraie, à ces enfants sans héritage, est la condition d’une révolution qui permet aux meilleurs d’être aux commandes. Sans cela, notre pays est condamné à végéter. L’espèce protégée appelée à dominer risque de s’engluer dans un univers d’ « unions consanguines » qui finiront par la débiliter et mener ce pays à la ruine.

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