La femme singulière

  Le 2 février dernier, alors qu’était enfin annoncée la composition du gouvernement Essid et son ouverture aux islamistes d’Ennahda, une lettre à Beji Caïd Essebsi rédigée par  Sana Fathallah Ghenima, membre du parti Nidaa Tounès, chef d’entreprise et
2015-03-07

Leyla Dakhli

Chercheure au CNRS (Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence, France) - de Tunisie


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Yusra al-Ibadi-Irak

 

Le 2 février dernier, alors qu’était enfin annoncée la composition du gouvernement Essid et son ouverture aux islamistes d’Ennahda, une lettre à Beji Caïd Essebsi rédigée par  Sana Fathallah Ghenima, membre du parti Nidaa Tounès, chef d’entreprise et présidente de l’association libérale ‘Leadership’ est publiée dans le journal en ligne de la même tendance « business.com ». Elle proteste contre l’alliance révélée le jour même et y fait le récit d’une trahison et d’une profonde déception.
Cette lettre invoque la tutelle de nombreuses femmes célèbres de l’histoire de la Tunisie: Didon, la fondatrice et reine de Carthage; la reine et guerrière berbère Kahena; Aroua al- Kairawaniyya, la Kairouanaise qui épousa le calife abbasside al-Mansour et lui aurait imposé la monogamie sous la forme de ce que l’on appelle depuis le « contrat kairouanais ». 
Elle est signée « La femme tunisienne ».
Au-delà de la prise de position de cette femme, représentante d’une bourgeoisie libérale farouchement opposée aux islamistes, cette signature m’a intriguée. L’utilisation de cette formule, au singulier, « La Femme tunisienne », est récurrente. Dans les journaux tunisien, on utilise souvent cette expression au singulier pour désigner quelque chose que je vais tenter de décrypter ici. 

D’abord, « La femme tunisienne », c’est une affirmation. Dans la lettre de Sana Fathallah Ghenima, elle est héroïque, engagée, anti-Ennahda. Mais elle est aussi, si l’on suit les exemples proposés et les filiations revendiquées, aristocratique et puissante. L’usage de l’expression reste en effet aujourd’hui encore une manière de dire un sentiment de fierté de classe. Pour le dire vite, la femme tunisienne appartient à la bourgeoisie, sous cette forme, singulière, elle se confond avec une certaine idée de la femme cultivée, émancipée et puissante. 
Aujourd’hui, elle est d’évidence associée au Code du Statut personnel. Après les figures glorieuses de l’Antiquité et de l’âge moderne, c’est le décret beylical du 13 août 1956 qui donne naissance à une incarnation plus partagée de la femme tunisienne. Bourguiba, artisan d’une loi qui, si on la regarde de près, est une véritable mise en oeuvre des réflexions sur la question féminine des grands réformateurs du 19ème siècle, fait du 13 août la journée de la femme tunisienne.
A cette grande oeuvre, qui est jusqu’à présent le socle des droits des femmes en Tunisie, il est bien difficile d’associer un seul nom de femme, une seule figure héroïque. La femme tunisienne, moderne et émancipée, est l’oeuvre d’hommes, de certains hommes tunisiens, autres figures héroïques en miroir des femmes : le Cheikh Abdelaziz Thaalbi, auteur dès 1905 de L’Esprit libéral du Coran dans lequel il préconise l’éducation et la libération de la femme ou Tahar Haddad, auteur en 1930 de Notre femme dans la législation islamique et la société, ont eclipsé dans les mémoires Manoubia Wertani et Habiba Menchari qui se dévoilèrent publiquement lors d’une conférence sur le féminisme en 1930 . Ces réformateurs qui dès le 19ème siècle ont pensé l’éducation et l’émancipation de « la femme » ne la conçoivent pas comme une pluralité d’existence. Elle est le symbole, celle qui porte le symbole. En cela, elle rejoint la femme-liberté guidant le peuple de Delacroix ou la Marianne républicaine française, ou d’autres figures du même genre. Elle cristallise la nation, l’unité, l’union des générations. C’est d’ailleurs pour cela qu’il faut lui donner de l’instruction, parce qu’elle éduque à son tour les fils de la nation. Toutes ces figures réformatrices de la « libération de la femme » sont des classiques, de Rifaa al-Tahtawi à Qasim Amin. Il s’agit, comme l’indique à l’évidence le titre de l’ouvrage de Tahar Haddad, pour des hommes de s’occuper de « leur femme » (imra’atuna).
 
Dans ce contexte et avec l’évolution du statut des femmes, on pourra à l’occasion parler des droits des femmes tunisiennes - qui devraient alors s’estimer heureuses de s’être vu offrir des droits et non considérer qu’elles les ont conquis - mais on utilisera plus souvent le singulier pour dire le combat ou le symbole. Car la femme tunisienne, c’est cette femme-flic qui faisait la circulation sur l’avenue Bourguiba cent fois photographiée pour illustrer la modernité du pays. C’est celle que le même Bourguiba dévoila publiquement en signe de l’affirmation de sa libération. La femme tunisienne au singulier vaut comme symbole.

Aujourd’hui, ce singulier est à la fois revendiqué, comme une attache, un acquis auquel chacune et chacun tient. Mais il est également contesté, travaillé par les mille manières d’être une femme, et par les combats pour les droits et les revendications féministes. D’une manière que l’on pourrait juger radicalement opposée, les féministes islamiques et les Femen ont montré qu’il n’était plus temps de s’unir simplement autour d’un singulier symbolique, héritier de la bien pâle « nahda nisâ’iyya ». Ces femmes inventent une question, elle trouvent d’autres filiations, celles de femmes arabes qui ont su dire le monde des femmes et les questions qui les occupent dont la moindre n’est pas celle du corps, de la propriété qui s’exerce sur lui par une société qui malgré tous les droits reste fondamentalement patriarcale. Un corps nu, un corps couvert, c’est une maîtrise revendiquée sur son destin, c’est l’affirmation d’une singularité, qui est précisément tout le contraire du singulier universalisant. 
C’est bien ce que disait Amina, la « Femen tunisienne » qui afficha sur son sein nu cette phrase: « mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne ». Aller au-delà des combats pour « La femme », c’est aller sur le terrain d’une diversité des situations et d’une commune condition, c’est affirmer la radicalité de l’action, même individuelle, mais afficher une solidarité collective. Les femmes tunisiennes sont sous l’emprise d’une société où les hommes (pas seulement, symboliquement « l’homme ») considèrent leur corps comme le lieu d’un combat pour leur honneur. Sous une forme complètement différentes, c’est ce que disait aussi Nazira Zayn-al-dîn en 1928 en affirmant qu’il fallait donner à la femme la liberté d’aller sans voile, ou ce que revendiquaient les travailleuses féministes dans leurs luttes pied à pieds pour leurs droits, à Mahalla al-Kubra en Egypte…

En cela, les luttes féministes en Tunisie ne sont pas différentes de celles qui se mènent partout ailleurs dans le monde. Partout s’impose une lutte pour le pluriel qui restitue leur singularités aux combats menés et à mener, et contribue à faire tomber cette vision de la femme-symbole, quels qu’en soient les droits et les vertus. Ainsi, si c’est bien Clara Zetkin qui, lors de la première conférence des femmes socialistes à Copenhague en août 1910 propose la création d’une journée des femmes, c’est Lénine qui la décrète en hommage aux travailleuses et aux ouvrières de Kronstadt et à leur résistance sous les bombardements en 1921. Dans les deux cas, le 8 mars est une journée pour faire avancer les droits, et non pour offrir des fleurs et proposer de faire la vaisselle… gageons que cette histoire, en Tunisie comme ailleurs est encore à écrire, à travers la multiplicité des voix des femmes.

 

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