La correspondance McMahon-Hussein

Entre 1915 et 1916, la correspondance entre le haut commissaire en Égypte Henry McMahon et Sayyed Hussein Ben Ali, le chérif de la Mecque préfigure, avant les accords Sykes-Picot et la Déclaration Balfour, la partition coloniale du Proche-Orient
2016-10-21

Kawthar Guediri

Chercheure en histoire du sionisme, tunisienne. PhD de l’Université d’Exeter, Angleterre, sous la direction de Elan Pappe


partager
| ar en
Yto Barrada - Maroc

Parce que cela correspond à nos objectifs immédiats, casser le “bloc” islamique et la défaite et la capitulation de l’empire ottoman, et parce que les États [Chérif Hussein] succédant aux Turcs seraient (...) sans risque contre nous, (...) les Arabes sont encore moins stables que les Turcs. Pris en main convenablement, ils resteront dans un état de mosaïque politique, un tissu de petites principautés jalouses et incapables de cohésion.

Thomas Edward Lawrence (janvier 1916)

 

Récemment, dans une tentative de donner une image de renouveau et d’anticolonialisme, l’organisation de l’État islamique (OEI) a appelé à mettre fin à l’accord Sykes-Picot et aux frontières artificielles qu’il a érigées. L’une de ses premières actions dans cette perspective a été la destruction de postes-frontières entre la Syrie et l’Irak. Mais la position anti-partition de l’OEI ne résout pas le problème sous-jacent : le processus de séparation qui fournit une justification à la partition. De fait, la séparation est un élément intrinsèque de la partition. Elle en fait un processus territorial et économique, mais aussi et surtout un processus démographique d’exclusion. Les panarabes et les nationalistes arabes en étaient conscients et ils ont rejeté la partition coloniale. Ils ont parfois proposé des alternatives d’union panarabe et traduit leur discours en tentatives de déplacement des frontières et en établissant des unions ou des fédérations.

Pour autant, l’accord Sykes-Picot n’est pas la première étape du processus de partition du Proche-Orient. En effet, trois documents sont les éléments fondateurs du dépeçage colonial et de la partition. Tout d’abord, la correspondance entre le haut commissaire en Égypte Henry McMahon et Sayyed Hussein Ben Ali, le chérif de la Mecque, entre 1915 et la mi-1916 introduit cette notion de partition régionale sur des lignes ethnoreligieuses. Ensuite, l’accord Sykes-Picot de 1916 a pour objectif le partage des territoires arabes entre partenaires associés (France et Grande-Bretagne, avec le consentement de la Russie tsariste et de l’Italie). Plus tard, en 1917, la Déclaration Balfour autorise la colonisation de la Palestine, confirmant de ce fait la partition de la Syrie. Ces trois documents, contestés par les peuples indigènes, et les principes sur lesquels ils se basent seront néanmoins confirmés par le traité de Sèvres et la Société des Nations (SDN). En 1922, la SDN autorise l’implantation de frontières arbitraires dans les territoires arabes, notamment dans la Grande Syrie. Quatre pays arabes seront formés sous la domination coloniale occidentale : la Syrie, le Liban, la Transjordanie (l’actuelle Jordanie) et la Palestine. En ce qui concerne l’Irak, son avenir a été scellé par le traité anglo-irakien de 1922.

Une fois que sa convergence avec les intérêts des puissances coloniales a été reconnue, la partition est devenue un dispositif stratégique pour résoudre tout conflit nationaliste, ethnique et religieux qui émergeait et se développait comme une conséquence à cette même division et séparation coloniale. Parfois, elle a été également une porte de sortie pour ces puissances, quand elles affrontaient les conséquences de leurs actions, à savoir la division et la séparation mises en œuvre par les administrations des colonies britanniques et françaises. La politique du « diviser pour mieux régner » consistait à choisir des chefs locaux et des partenaires économiques et financiers parmi les minorités religieuses. Des privilèges ont été ainsi attribués en échange d’un minimum de loyauté afin éviter les troubles. Les exemples de la Palestine et de l’Irak illustrent bien cette stratégie.

Un siècle après la correspondance McMahon-Hussein, la partition constitue un processus dynamique qui porte en lui les ingrédients de son renouveau. Autrement dit, la partition génère toujours plus de partition. Des décennies de pratiques séparatistes et de discours partitionnistes ont ainsi conduit à l’effondrement du Proche-Orient et de ses frontières.

Pendant longtemps, ces trois documents ont été considérés comme des réponses aux promesses contradictoires supposées ou réelles faites par le Grande-Bretagne. Une relecture décoloniale montre cependant que chacun d’eux a participé du processus qui a conduit à la division actuelle du Proche-Orient.

LE PROTOCOLE DE DAMAS

Les années qui précèdent la remière guerre mondiale voient l’approfondissement de l’antagonisme arabo-turc et une répression sévère des indépendantistes arabes. Au même moment, la volonté du gouvernement ottoman de démettre Hussein creuse le fossé entre les Hachémites et les Turcs. De passage au Caire en février 1914, le fils du chérif Hussein, Abdallah, s’informe auprès du consul général britannique Horatio Herbert Kitchener et de Ronald Storrs, le secrétaire chargé de l’Orient au Bureau arabe du Caire, de la position britannique par rapport à la révolte arabe éventuelle. La position britannique a été dictée par la prudence.

En route vers Istanbul pour affronter le grand vizir de l’empire ottoman, le fils de Hussein, Fayçal, fait connaissance avec les sociétés secrètes Al-Fatah et Al-Ahd basées à Damas. Ils discutent des possibilités d’organiser une révolte arabe pour l’indépendance, mais sentent qu’ils ne peuvent pas faire confiance aux puissances impériales pour les soutenir. Car en fait, l’Europe devient plus présente dans la région à travers une pénétration culturelle et économique, mais aussi en tant que puissance coloniale établie, notamment en Afrique du Nord. De plus, la révolte en Libye a contribué aux discours anticoloniaux. Au même moment, la répression des indépendantistes arabes et des leaders nationalistes se durcit, ce qui pousse les deux sociétés secrètes à fonder le « Protocole de Damas » qui jette les bases d’un accord avec le Grande-Bretagne, trace les frontières des territoires revendiqués et esquisse le rôle à venir des Britanniques:

 

La reconnaissance par la Grande-Bretagne de l’indépendance des pays arabes selon ces frontières :
nord : la ligne Mersin-Adana au parallèle 37N. Ensuite le long de la ligne Birejek-Urfa-Mardin-Midiat-Jazirat (Ibn Umar)-Amadia à la frontière persane ;
est : de la frontière persane jusqu’au golfe Persique ;
sud : l’océan Indien (sauf Aden, dont le statut devra être maintenu) ;
ouest : la mer Rouge et la mer Méditerranée jusqu’à Mersin ;
l’abolition de tous les privilèges exceptionnels accordés aux étrangers avec les Capitulations de l’empire ottoman ;
la création d’une alliance défensive entre la Grande-Bretagne et les futurs États arabes indépendants ;
l’octroi de la préférence économique à la Grande-Bretagne.

 

LA CORRESPONDANCE MCMAHON-HUSSEIN

Plusieurs mois après les derniers contacts entre Hussein et Kitchener, le 14 juillet 1915, ce dernier écrit au nouveau Haut Commissaire d’Égypte, Henry McMahon, pour résumer les discussions. Hussein demande la reconnaissance par le Grande-Bretagne de l’indépendance arabe selon les conditions du Protocole de Damas. Mais la « question arabe » n’est pas une priorité et la capacité d’insurrection ou d’autogouvernement n’est pas prise au sérieux. De plus, beaucoup de gouverneurs, surtout en Inde, sont partisans de la prudence par crainte des répercussions dans le reste de l’empire, d’autant plus qu’ils envisagent l’annexion de la Mésopotamie (Irak).

En dépit des critiques, Londres continue à « négocier », d’autant que le Grande-Bretagne est avantagé sur le champ de bataille par rapport aux Ottomans et aux Allemands. De plus, ces derniers croient que le grand chérif Hussein pourrait les aider à lutter contre le djihad proclamé par le sultan lorsque la guerre éclate. Les négociations à propos des frontières seront cependant repoussées.

Hussein ne négocie pas que pour son compte, et la question des frontières ne peut attendre la fin de la guerre, car c’est un « point essentiel ». À telle enseigne que le Grande-Bretagne ne s’engage pas sans réserve ni conditions. Ainsi, dans sa réponse tardive, datée du 24 octobre 1915, McMahon exige l’exclusion des régions de Mersin et Alexandrette et des territoires à l’ouest de Damas, Homs et Alep des revendications arabes comme préalable à la reconnaissance des indépendances. Les raisons invoquées sont qu’elles ne sont pas « purement arabes ».

 

Les zones de Mersin et Alexandrette, et des portions de la Syrie à l’ouest des régions de Damas, Homs, Hama et Alep, ne sont pas purement arabes, et doivent être exclues des limites et frontières proposées. Ceci dit, et sans remettre en question les traités existants conclus avec les chefs arabes, nous acceptons ces limites et frontières, et concernant ces territoires, la Grande-Bretagne est libre d’agir sans léser les intérêts de son allié français (...). La Grande-Bretagne est prête à reconnaître et soutenir l’indépendance des Arabes dans les territoires définis par les limites et frontières proposées par le Chérif de la Mecque.

 

Les territoires non « purement arabes » sont ceux des grandes minorités chrétiennes comme le Liban — sous juridiction française — et des populations turques, kurdes et arméniennes du nord de la Syrie. Au demeurant, Londres savait bien que ces territoires étaient aussi ceux que la France convoitait. La Palestine, au sud-ouest des régions négociées ne fut pas mentionnée en tant que telle géographiquement parlant.

Cette lettre révèle la dimension ethnoreligieuse de la partition de la Syrie et sa mise en œuvre est à prendre en compte d’un point de vue géographique et démographique.

Le chérif de la Mecque accepte l’exclusion des vilayet de Mersin et Adana — pas d’Alexandrette qui fait partie de la province d’Alep et des territoires arabes revendiqués — du royaume arabe, et c’est l’unique concession territoriale qu’il est prêt à faire. Il n’accepte pas la définition « purement arabe » de McMahon, et il insiste sur le fait que toutes les populations des régions que les puissances occidentales revendiquent sont arabes, quelle que soit leur religion.

Mais les provinces d’Alep et de Beyrouth et leurs littoraux sont des provinces purement arabes, et il n’y a aucune différence entre un Arabe musulman et un Arabe chrétien ; les deux sont descendants du même ancêtre. Nous, musulmans suivront les pas du Commandeur des Croyants (...). Lui, Omar, disait des Chrétiens : “ils auront les mêmes privilèges et seront soumis aux mêmes devoirs que nous. Ils jouiront des mêmes droits civiques en accord avec l’intérêt général de la nation entière”.
Relevant que l’indépendance ne peut être complète sans l’Irak qui fait partie du territoire arabe, le chérif Hussein est néanmoins prêt à accepter une courte période d’administration britannique. Cependant, il soulève le problème du rôle de la France et des traités avec d’autres Arabes, mais McMahon reporte ces discussions à après la victoire sur l’ennemi. Sans accord stricto sensu, mais avec des promesses, les deux parties commencent à correspondre au sujet des déplacements stratégiques sur le terrain et la logistique. Le chérif de la Mecque et ses partisans établissent une force militaire sous le commandement de Fayçal. La Turquie capitulera le 31 octobre 1918. Ainsi que McMahon l’écrit dans une lettre à son ancien dirigeant en Inde, le vice-roi Lord Hardinge, il n’avait aucunement l’intention d’accorder aux Arabes ce qu’il leur avait promis.

Cette correspondance a aussi contribué, en plus de l’effort de guerre arabe du côté des Alliés, à accorder à l’empire britannique un rôle prééminent au Proche-Orient. En se plaçant dans la position de négocier des territoires en dehors de sa sphère d’influence directe, Londres confirmait sa politique coloniale qui reposait sur la reconfiguration du territoire arabe auparavant sous domination ottomane, et sa partition pour satisfaire ses intérêts et ceux de la France. Les négociations qui conduiront à l’accord Sykes-Picot étaient déjà entamées dans le temps de cette correspondance entre Hussein et McMahon.

Enfin, la Déclaration Balfour viendra parachever le processus de partition du Proche-Orient.

Traduit de l’anglais par Noël Burch

Du même auteur

Les Accords Sykes-Picot

Kawthar Guediri 2016-12-04

Aucun nom ne soulève autant de passion au Proche-Orient que celui de « Sykes-Picot », symbole, aux yeux des nationalistes arabes mais aussi turcs, de la volonté de Paris et...