La Khbar, la Kbar (Sans nouvelle, sans tombe).

C'est l'invisibilité du corps qui permet aux autorités, au gouvernement, aux militaires, à la police et à leurs soutiens politiques et civils de soutenir la non-existence des disparus. Il est donc, en premier lieu, nécessaire de rendre visible ce corps masqué et c’est ce que vont faire en Algérie, pendant et après la guerre civile, l’association informelle mais bien réelle des mères de disparus. Un exploit.
2022-04-10

Ghania Mouffok

Ecrivaine et journaliste d'Algérie


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Les mères des disparus, Algérie.

Cette publication a bénéficié du soutien de Rosa Luxembourg Institute. Ce texte peut être reproduit entièrement ou partiellement à condition de citer sa source.

Tous les mercredis, elles sont là, serrées les unes contre les autres dans ce rendez-vous hebdomadaire à proximité du Palais du peuple à Alger, au carrefour des quartiers résidentiels, El Biar, Hydra, El Mouradia. Entre-elles, elles chuchotent, on les reconnaît entre toutes les autres femmes à ces portraits qu’elles portent comme une troisième main, les portraits de ces enfants qui un jour, une nuit, depuis chez eux, depuis la rue, ont été arrêtés, emportés par les forces de sécurité, « dawla », et qui depuis n’ont plus donné signe de vie.

On les appelle « les mères des disparus ».

Elles ont inventé un mot en arabe pour dire cet indicible : « ghabrouhoum » (ils les ont réduits en poussière). Il n’y a que des femmes pour inventer une image aussi saisissante pour soulever le tapis du mensonge et questionner l’invisibilité des leurs, un fils le plus souvent, un père, un frère, un mari. Ces photos habitent désormais notre paysage humain dans une extrême économie : un visage, un nom et une date, celle de la disparition forcée de celui qui nous regarde. « J’ai beau scruter chaque trait de chaque visage, je n’y lis que le reflet de ma propre émotion. Etrange, non ? », confie l’écrivaine Maïssa Bey, elle dit comment ces photos de disparus ainsi portées sur la place publique par leurs parents convoquent « (...) ce jeu étrange de miroir, où notre attention doit se porter – ils (les parents, NDLR) le veulent, et c’est sans doute le seul désir qui les anime- sur les absents. » ( 1)

Cette reconnaissance que personne aujourd’hui n’ose contester est en soi un exploit : elles ont rendu visible ce qui aurait dû rester invisible au coeur de ce que les autorités algériennes, l’Etat en général, les médias appelaient encore « la guerre contre le terrorisme », contre « des groupes islamiques armés » qui semaient « la terreur et l’effroi ».

Elles vont - dans un contexte d’une violence inouïe, où le monde entier est appelé à juger, et à condamner « les terroristes islamistes qui massacrent en Algérie » - convoquer cet autre acteur de la violence, la violence de l’Etat dans sa gestion de l’après élection législative remportée en 1992 par le FIS (Front Islamique du Salut, aujourd’hui interdit), en lui demandant : « qu’avez- vous fait de nos enfants ? », « qu’avez -vous fait de nos maris ? », ajouteront les épouses et bientôt ce seront les sœurs - au chevet des mères qui se meurent, et qui promettent de continuer le combat - qui demandent à leur tour : « qu’avez-vous fait de nos frères ?». Et toutes ces familles tendent à la société un jeu de miroir pour nommer, donner un nom à ce qui s’est passé.

Aujourd’hui, en dépit de nombreuses injonctions au silence, y compris violentes, elles ont imposé leurs propres récits de cette « guerre sans nom » d’une violence sidérante, par la puissance de leurs présences portant sur leurs poitrines ces photos de l’insupportable absence.

En interrogeant le passé, en fait elles interrogent le présent et l’avenir, autour de la mise en lumière de ce qui a été rendu invisible depuis une association informelle qui, bien que couverte depuis 1999 par le « Collectif des Familles de Disparus en Algérie » (CFDA), né en exil à Paris pour faire entendre leurs voix à l’échelle des instances internationales des droits de l’homme, demeure dans l’imaginaire algérien : l’association des mères de disparus.

Cette association est née dès les années 1995-1996, tissée par des milliers de femmes anonymes à travers toutes les grandes villes d’Algérie, en plein état d’urgence et de justice d’exception au nom du « combat contre le terrorisme » d’un côté, et les violences des groupes armés islamistes en rébellion contre l’Etat, entre massacres et assassinats ciblés. les uns et les autres se renvoyant la responsabilité.

Aujourd’hui, en dépit de nombreuses injonctions au silence, y compris violentes, elles ont imposé leurs propres récits de cette « guerre sans nom » d’une violence sidérante, par la puissance de leurs présences portant sur leurs poitrines ces photos de l’insupportable absence.

Elles résistent dans une grande solitude politique et le traumatisme qu’inflige ce drame à l’effacement de la mémoire de leurs disparus, à la manière d’une mauvaise conscience nationale, elles se refusent à l’oubli.

Elles se battent : pour la justice et la vérité. En fait, elles refusent avec leur dernière énergie de mères aux corps qui prennent de l’âge de laisser la poussière les ensevelir avec leurs enfants.

Un début sans fin

Au début des années 1990, elles ne savent pas qu’elles vont devenir « des mères de disparus ». La seule chose dont elles sont sûres c’est que tel jour, à telle heure, des hommes en uniforme de l’Etat sont venus et ont arrêté un fils, un mari, un frère.

Elles se souviennent de chaque détail.

Elles savent exactement à quelle heure, la police, l'armée, la gendarmerie ou les services secrets sont venus arrêter celui qui va disparaître, elles se souviennent de ce qu'elles ont dit, de ce qui s'est passé et comment cela s'est passé jusqu'au dernier regard partagé entre la famille, la mère, l'épouse, la sœur, le frère et le père, ces présents qui témoigneront que cette nuit, ce petit matin a bien eu lieu et que, subitement, l'un des leurs est porté disparu.

Au début, ne les voyant pas revenir, ce sont ces mères qui se mettent à chercher, que peuvent-elles faire d'autre que chercher ce corps absent ? Elles disent : « la kbar, la khbar ». sans tombe et sans nouvelle.

De commissariats en casernes à proximité de leurs quartiers respectifs, elles cherchent l’adresse légale de leur détention avant de découvrir que ceux qu'elles recherchent ne sont pas inscrits avec leurs noms et leurs prénoms sur les registres des polices, ils ont pris d'autres chemins, des chemins sans traces administratives, sans traces légales.

En cherchant, elles vont parcourir des chemins inconnus, découvrir et dévoiler une autre ville, une ville cachée, un itinéraire de la disparition. Elles savent d’où ils sont partis et elles ont questionné le chemin qui les a transformés en poussière.

Elles vont découvrir une autre géographie de leurs villes, de commissariats en casernes, de sigles policiers en couleurs des uniformes, elles vont découvrir la hiérarchie policière, des noms d’officiers à la triste réputation, des corps de l’armée, de la police, avant de courir de palais de justice en procureur pendant qu’elles tentent l'impossible : localiser les lieux de détention secrets qui par définition sont invisibles.

Rien ne les avait préparées à cette géographie de la peur et elles ne savaient pas encore que cette quête allait les métamorphoser en enquêtrices, accumulant des preuves, des traces, des signes sur les chemins obscurs de la disparition, en archivistes de la disparition forcée en Algérie.

Une mémoire, un savoir, un combat qui sans elles aurait été à son tour porté disparu.

Ce travail va nourrir et continue de nourrir avocats, journalistes, justice nationale et internationale, jusqu’au gouvernement dans ses tentatives d’obtenir leur silence consentant au nom de la paix retrouvée.

Un drame qui se vit au début des premières années des violences armées (1992-1993) pour chaque famille dans la solitude, avant de découvrir qu’il est collectif. Ces parents de disparus vont se connaître et se reconnaître dans cette quête entre palais de justice et cabinets d’avocats jusqu’à devenir une association sans existence légale mais avec un statut politique sans égal. En transgressant la loi du silence, elles cassent un tabou : elles accusent les forces de sécurité, l’Etat algérien de pratiques interdites, hors la loi, alors qu’il prétend défendre la république contre la terreur islamiste. Elles rendent visible et dénoncent le crime de la disparition-forcée. Et, ce faisant, elles vont modifier la nature du conflit, en imposant au cœur du débat ce crime qui se cache. En requalifiant la nature politique de ce crime, elles interrogent l’Algérie et son système de pouvoir sur le nom qu’il faut donner à ce qui s’est passé.

L’Etat coupable mais pas responsable !

Pour comprendre le drame particulier des familles de disparus, il faut rappeler que contrairement à l’expérience de la disparition en Amérique Latine, en Algérie le disparu du fait des agents de l’Etat a mauvaise presse : il est suspecté d’être « un terroriste » et qualificatif aggravant, « islamiste ». Et, s’il reste difficile de faire le portrait/type du disparu du fait des forces de polices et militaires, la géographie de leur disparition épouse les contours des quartiers populaires qui, dans leur grande majorité, avaient voté pour le FIS en 1992, lors des premières élections législatives pluralistes qui étaient censées faire passer l’Algérie du parti unique au pluralisme politique. L’échec de ce processus par l’annulation des élections sur décision du Commandement militaire et contre l’avis du président Chadli Benjedid, initiateur de ces réformes, va libérer une violence qui ne s’imaginait pas avec d’un côté les forces de l’ordre, policière et militaires, et de l’autre la rébellion islamiste qui se disperse en de multiples groupes armés sans commandements, ni visibilités politiques, les uns et les autres travaillant les opinions, à prendre position en s’accusant des pires atrocités.

Dans ce contexte, le disparu est pris en étau entre ces deux violences et ces deux récits de la violence, il est une victime collatérale dont il est difficile de cerner l’identité depuis ces quartiers populaires suspectés par les partisans de la République menacée, d’être pro-FIS.

En cherchant, elles vont parcourir des chemins inconnus, découvrir et dévoiler une autre ville, une ville cachée, un itinéraire de la disparition. Elles savent d’où ils sont partis et elles ont questionné le chemin qui les a transformés en poussière.

Ces parents de disparus vont se connaître et se reconnaître dans cette quête entre palais de justice et cabinets d’avocats jusqu’à devenir une association sans existence légale mais avec un statut politique sans égal. En transgressant la loi du silence, elles cassent un tabou.  

 La plus grande des difficultés de ces familles sera de convaincre les opinions publiques travaillées par le récit dominant, officiel, que leurs enfants n’étaient pas membres des groupes armés. « La cible des disparitions forcées a été la population civile prise en étau entre les groupes armés islamistes et les services de sécurité de l’Etat. Les disparus n’étaient pas, telle l’idée véhiculée par le discours officiel à l’attention des opinions publiques et des instances internationales de protection des droits de l’Hommes, des terroristes armés. Ils ont été arrêtés à leurs domiciles, dans l’espace public, sur leurs lieux de travail, au hasard de leurs occupations quotidiennes » ( 2)

Il est difficile d’évaluer le nombre de ces disparus, mais à l’occasion du long processus de « retour à la paix civile » mis en place de 1995 à 2006 par les gouvernements, les présidents qui se succèdent, soit onze ans entre la loi sur la « Rahma » (la miséricorde) qui se proposait de faire descendre les groupe armés des maquis en leur offrant la clémence de la loi en échange de leur repentir, et la Charte pour la paix et la réconciliation nationale adoptée le 29 décembre 2005, qui mettra fin officiellement aux violences - les familles de disparus vont se glisser dans les dispositifs mis en place.

Un article résume bien ce processus : « Après avoir nié les cas de disparitions forcées, le pouvoir exécutif a créé une commission ad hoc en 2003 afin de « traiter » la question « des disparus algériens ». Cette commission était chargée d’identifier les cas de disparitions forcées en menant des recherches auprès des autorités concernées et en informant les familles des résultats des investigations. » (3)

S’il reste difficile de faire le portrait/type du disparu du fait des forces de polices et militaires, la géographie de leur disparition épouse les contours des quartiers populaires qui, dans leur grande majorité, avaient voté pour le FIS en 1992, lors des premières élections législatives pluralistes qui étaient censées faire passer l’Algérie du parti unique au pluralisme politique.

Et, c’est Me Farouk Ksentini qui est nommé président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme, CNCPPDH qui en rendra les conclusions : Après dix- huit mois, (il) annonce que la commission reconnaît 6146 cas de disparitions « du fait d’agents isolés de l’Etat ». Et d’ajouter : « l’Etat peut être considéré comme responsable dans la mesure où des citoyens algériens n’ont pas pu être protégés, mais non coupable du fait de la rupture des chaînes de commandement » qui a permis à certains agents de l’Etat d’agir individuellement » (4)

Cette longue citation sera réduite par les opinions en Algérie en une formule lapidaire : « l’Etat est coupable mais pas responsable. »

Deux ans plus tard, avec l’adoption et la promulgation de la Charte Nationale, en 2005, c’est le même esprit qui présidera et qui se traduira en termes juridiques lors de son élaboration pour mettre fin à ce que le texte appelle « la tragédie nationale. »

Alors tous les mercredis, les mères des disparus sont encore là, serrées les unes contre les autres, de moins en moins nombreuses, mais elles continuent à témoigner : il n’y a pas de mort sans corps, sans sépulture un mort n’est pas un mort tant qu’il est interdit d’un endroit qui, depuis sa terre permet de dire il est là.

« La Charte de 2005 occulte les responsabilités et empêche toutes réflexion critique sur 10 ans de violences meurtrières. «La tragédie nationale » telle qu’elle est désormais désignée par l’Etat algérien, est interdite de toute analyse et réflexion autour des traumatismes et des responsabilités de l’Etat, des forces de sécurité et du terrorisme islamiste. Elle empêche toute forme de justice transitionnelle et d’apaisement pour les victimes », résume l’historienne Karima Dirèche Slimani. (5)

Un débat inépuisable et inépuisé. Mais de ce long processus on retiendra que pour les familles des disparus, ce chiffre officiel de 6146 personnes disparues du fait des agents de l’Etat, bien que contesté à la hausse par les associations des droits humains, reste suffisamment énorme pour contredire la thèse officielle « d’actes isolés » du fait d’agents de l’Etat incontrôlables.

Ce chiffre dénonce à lui seul un véritable système de coercition.

Il implique trop de familles concernées, trop de corps séquestrés, trop d’agents de l’Etat, trop de véhicules, trop d’uniformes, trop de places dans les lieux de détention secrets, ce « trop » à lui seul témoigne de l’existence d’une véritable machine de répression en dehors de toute légalité qui s’apparente fort à une stratégie de contre-terreur organisée.

Cet aveu, même mesuré, a par ailleurs, définitivement réhabilité les familles de disparus, il les a déchargées de l’infâmante image de « familles d’égorgeurs » et a définitivement accueilli les familles victimes de la disparition forcée dans le camp des victimes de ce qui s’appelle désormais la « tragédie nationale ». Les mères de disparus ont fini par rendre leurs enfants, et elles avec, à la communauté nationale dont ils et elles ont été exclus. Il leur donne enfin le droit de demander : et maintenant, dîtes nous où sont-ils ces disparus de la tragédie nationale ? Ce qu’elles font, en dépit de la loi qui interdit de parler des malheurs sous peine d’emprisonnement et d’amende, dans l’amnistie/amnésie.

Alors tous les mercredis, les mères des disparus sont encore là, serrées les unes contre les autres, de moins en moins nombreuses, mais elles continuent à témoigner : il n’y a pas de mort sans corps, sans sépulture un mort n’est pas un mort tant qu’il est interdit d’un endroit qui, depuis sa terre permet de dire il est là. Depuis cette exigence, les mères de disparus ne nous parlent pas du passé, elles nous parlent également d’avenir. Elles sont la mauvaise conscience de l’Algérie des années 90, elles veulent savoir, elles combattent l’oubli et le silence, les mensonges et les pratiques d’Etat, elles convoquent également de toutes les forces politiques, sociales qui, ont au nom de « la sauvegarde de la république » par la force militaire en 1992, depuis les lois d’exception et l’état d’urgence qui ne sera levé qu’en février 2011, ont fait le choix de se taire car, comme il se disait à l’époque : « on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ».

Les mères de disparus rappellent aujourd’hui que même le passé à un avenir : « C'est là, peut-être, écrit, depuis le Chili, Antonia Garcia Castro, l’une des principales victoires des familles des détenus-disparus : avoir fait de la disparition-forcée un miroir où chacun peut se regarder tel qu'il sera aux yeux des générations à venir » (6)

Le contenu de cette publication est l’entière responsabilité de Assafir Al Arabi et n’exprime pas obligatoirement les positions de Rosa Luxembourg Institute.

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1) A Fleur de silence, Anaïs Pachabézian, Maissa Bey, ed Barzakh, 2011.
2) « Les disparitions forcées en Algérie : un crime contre l’humanité, Collectif des Famille de disparus en Algérie, CFDA, février 2013.
3) L’Algérie « post décennie noire » : de l’imposition de l’impunité à la revendication de la justice transitionnelle, Morgane Jouaret, https://d@oi.org/10.4000/anneemaghreb.10017
4) Idem
5) Algérie : La « décennie noire », une mémoire interdite, par Karima Dirèche Slimani, https://information.tv5monde.com › Afrique ›
6) Hors-thèmes : la mémoire des survivants et la révolte des ombres : les disparus dans la société chilienne (1973-1995), Antonia Garcia Castro https://doi.org/10.4000/conflits.2163

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