Le dialogue national sauvera-t-il la révolution tunisienne ?

  Le 23 octobre 2013, deux ans après la tenue des premières élections libres en Tunisie,  des gendarmes tunisiens et des combattants armés clandestins sont morts dans des affrontements dans la région de Sidi Bouzid  (localité de Sidi Ali ben Aoun), berceau de la
2013-11-13

Choukri Hmed

Université Paris Dauphine, CNRS


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Le 23 octobre 2013, deux ans après la tenue des premières élections libres en Tunisie,  des gendarmes tunisiens et des combattants armés clandestins sont morts dans des affrontements dans la région de Sidi Bouzid  (localité de Sidi Ali ben Aoun), berceau de la révolution tunisienne. Ce drame intervient à un moment ou le Quartet parrain du dialogue national ( l’Union générale tunisienne du travail, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, l’Ordre national des avocats et la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme) ont réussi à garantir les conditions de la reprise d’un dialogue national en proposant un document de travail concrétisant la volonté des partis politiques de sortir de trois mois de crise politique . Ce drame a ravivé les tensions politiques à l’origine de cette crise politique, déclenchées suite aux assassinats en février et en juillet des opposants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi attribués à des « Jihadistes ». Pendant quelques heures, les Tunisiens ont retenu leur souffle craignant le risque de blocage politique tout autant que la recrudescence de la violence déclenchée par la menace terroriste. Après quelques tractations politiques, le lancement du dialogue national vendredi 25 octobre 2013 a pu avoir lieu après que le Premier ministre Ali Larayedh a fourni un engagement écrit de laisser dans trois semaines la place à un cabinet « indépendant » avec à sa tête un nouveau chef de gouvernement qui doit être désigné d'ici une semaine.  Si la tenue du dialogue national est déjà en soi louable pour garantir la poursuite de la « transition démocratique » -pour reprendre un mot cher aux politiques tunisiens-, il est utile de faire un bilan critique de l’impact de cette crise politique sur le processus révolutionnaire afin de mieux cerner les défis auxquels doivent faire face les Tunisiens pour remettre les revendications de la révolution au centre des préoccupations politiques :

La consécration d’Ennahdha et Nidaa tounis comme les acteurs principaux du paysage politique tunisien

Le propre des assassinats politiques et des actes terroristes est de créer la confusion, de rebattre les cartes du jeu politique, de semer le trouble à la fois dans la classe politique et chez les gouvernés. Faute de pouvoir identifier les commanditaires de ces différents crimes et en attendant que la justice fasse son travail, il est utile de s’attarder sur l’impact immédiat de ces différentes crises politiques. Rappelant qu’à la veille de l’assassinat de Chokri Belaid, le paysage politique tunisien a été marqué par la présence de trois tendances politiques engagées dans la bataille politique en s’appuyant sur trois registres de légitimité concurrents: Ennahdah, le parti islamiste qui domine la coalition gouvernementale formée  avec Ettkatoul et le CPR et revendique la légitimité électorale pour justifier son entreprise de conquête du pouvoir. Nidda Tounis, une mosaïque regroupant des libéraux et des « rcdistes » dirigé par Béji Caïd Essebsi (ancien ministre de la période Bourguiba) est le parti dominant de la coalition politique « l’union pour la Tunisie » (formée entre autre par la voix sociale et le parit républicain) s’inscrit dans une opposition frontale à Ennahdha et réclame le « consensus national » pour revenir à la gestion des affaires du pays et enfin le front populaire formé par une coalition de tendances d’extrêmes gauche -notamment le Parti des travailleurs et le parti des Patriotes démocrates- et des nationalistes arabes, se présente comme une troisième voie alternative à  la bipolarisation politique et s’inscrit dans l’idéal révolutionnaire sans forcément présenter une vision claire de son alternative politique. Cette bataille politique n’a pas empêché les différents protagonistes d’avancer tant bien que mal dans le processus de rédaction de la constitution et la préparation du calendrier électoral. Les conséquences immédiates des différentes crises politiques qui ont secoué le pays suite aux différents actes terroristes et aux deux assassinats politiques sont : D’abord,  la mise au placard du projet de loi sur la justice transitionnelle et la mise en attente des dossiers traitant des martyrs et des blessés de la révolution. Parallèlement, il y a eu une banalisation du retour des responsables de l’ancien régime à la vie politique. Une partie d’entre eux a rejoint les partis de la Troika et une autre a rejoint l’opposition libérale. Ainsi, Mohamed Ghariani, ancien secrétaire général de l'ex RCD, a rejoint Nidaa Tounis et Kamal Morjane, ancien ministre des affaires étrangères sou Ben Ali, se voit nommer  samedi 27 octobre membre de la "commission du processus gouvernemental" chargée de proposer à l’instance de dialogue national des noms qui composeront le futur gouvernement. Deuxièmement, l’alliance politique scellée entre le front populaire et Nidaa tounis dans le cadre du Front de salut national constitué suite à l’assassinat de Mohammed Brahimi finit par sceller la bipolarisation du champ politique tunisien et consacre Nidda tounis et Ennahdha comme les acteurs principaux de cette transition politique. Enfin,  fore est de constater la disparition des revendications socio-économiques de la révolution du débat politique et quand la crise économique du pays est évoquée, l’enjeu premier reste de rassurer les investisseurs comme le souligne si bien Widad Bouchamaoui, secrétaire de l’UTICA, le patronat tunisien  dans une conférence de presse le 28 spetembre 2013: «La crise économique dans le pays est très grave et la reprise du rythme des investissements reste tributaire de la mise en place d'un climat de sécurité et de stabilité».

Le dialogue national qui débute aujourd’hui a permis certes à  Ennahdha à travers le maintien de l’Assemblée nationale constituante d’éviter le risque d’une éviction du pouvoir comme dans le scénario égyptien. De son côté, l’opposition  et à sa tête Nidaa Tounis aura finalement obtenu des islamistes qu’ils démissionnent du gouvernement, ils peuvent revenir ainsi au pouvoir à travers le nouveau gouvernement  appelé « indépendant »  ou le rapport de force leur sera certainement plus favorable. Mais alors qu’est ce que le peuple tunisien peut en retirer ?

Le peuple tunisien otage de la lutte contre le terrorisme 

Les différentes instances crées par le Quartet « parrain du dialogue national » comme la commission des experts pour la rédaction de la constitution ou la commission pour le processus gouvernemental ainsi que les noms qui les composent rappellent dans une large mesure la configuration de la haute instance pour la réforme politique et la réalisation des objectifs de la révolution qui a préparé les élections d’octobre 2011. Ces différentes commissions d’experts si elles permettent d’assurer le dialogue national, elles participent à déplacer le débat politique en dehors de l’assemblée nationale constituante, la seule instance qui en dépit de ses dysfonctionnements, représente la volonté du peuple. Ainsi et une fois de plus est consacrée la tutelle des « experts » et de l’élite politique sur la volonté du peuple. Le peuple ainsi largement dépossédé de sa volonté se trouve doublement otage : otage des luttes politiques pour la conquête du pouvoir et otage de la lutte contre le terrorisme dont il est la première cible. Dans un climat d’insécurité inquiétante marqué par la recrudescence des actes terroristes, les appels des hommes politiques à l’unité du peuple contre le terrorisme inscrit la restauration de l’ordre et la sécurité comme la seule et unique priorité, rappelant ainsi une vieille rhétorique de l’ére Ben Ali. Tout tentative de critique et toute expression de divergence est considérée comme « immature » ou pire encore comme « anti-patriotique ». Ironie du sort, l’ordre sécuritaire  incarné par l’armée et le Ministère de l’intérieur et contre lequel les Tunisiens se sont soulevés le 17 décembre 2010 est  réhabilité comme le seul garant de la « transition démocratique ».  Pour couronner le tout, le vendredi 25 octobre 2013,  le Syndicat national des forces de sécurité intérieure (SNFSI) publie un communiqué dans lequel il réclame ouvertement la libération des agents limogés et jugés après la Révolution, «avec tout le respect dû aux familles des martyrs» se permet-il de préciser.

Mais alors comment les Tunisiens en sont arrivés  là ?

Qui est responsable ? 

Au déclenchement de chaque crise, les accusations  et les passions se déchainent de tous les côtés. S’il est communément admis en Tunisie que la classe politique dans son ensemble est collectivement et solidairement responsable de la crise politique que traverse le pays, les responsabilités sont souvent hiérarchisées.  La Troika au gouvernement et notamment Ennahdha sont  jugés par l’opposition comme les premiers responsables politiques du chaos actuel  car ils sont à la tête de l’Etat. Et si officiellement, le gouvernement accuse les djihadistes d’avoir commis ces assassinats, Ennahadha est souvent critiquée pour son incompétence et son laxisme vis-à-vis des salafistes. De son côté, Ennahdha accuse l’opposition : Nidaa tounis et ses alliés, de complot contre la révolution  dont le principal objectif serait de faire évincer Ennahdha du pouvoir. Un examen plus attentif de la scène politique tunisienne montre que la comparaison en termes de degré de responsabilité risque de créer une myopie sur les véritables enjeux de cette crise. En effet, deux dimensions de la crise sont volontairement ou involontairement absentes du débat politique. D’abord, le rôle de l’ancien régime non pas au sens classique de l’ex RCD dissou mais au sens de réseaux d'homme d'affaires, d’hommes politiques, de policiers et d'informateurs qui ont formé le régime économique et politique qui a gouverné le pays pendant plus de 50 ans ; ceux-ci n’ont pas envie de voir leurs intérêts remis en question et continuent à résister avec une grande force à toute tentative de changement. La recuredessence de la violence aidant, la conséquence est de voir la plupart des tendances politiques choisir à tort ou à raison de s’accommoder du système plutôt que de s’y attaquer frontalement. L’enterrement du dossier de la justice transitionnelle et bataille pour la conquête du pouvoir à laquelle s’est livrée Ennahdha et Nidaa Tounis en essayant de coopter les différents réseaux de l’ancien régime au niveau de l’appareil étatique en sont la parfaite illustration. Quant au  front populaire qui a été la première victime des assassinats politiques, il n’a malheureusement pas eu suffisamment confiance en lui et dans le peuple tunisien pour continuer à  défendre les revendications de la révolution et à tenir tête à Ennahdha et à Nidaa Tounis. Deuxièmement, le rôle de l’ingérence étrangère : si des fois le rôle de la dimension régionale dans cette crise est évoqué, il se réduit souvent à la dénonciation des réseaux de trafiquants d’ armes alimentant le terrorisme ou  à l’accueil  chaleureux de la bénédiction des puissances internationales de la reprise  du dialogue tunisien.  L’interférence de la guerre  d’influence entre les différentes puissances étrangères dans la région arabe et son impact sur le jeu politique tunisien est rarement analysé.

Pour conclure, si tout le monde prie pour que le dialogue national sauve la Tunisie de la menace terroriste ou encore du risque de la guerre civile en aidant les différents acteurs politiques à trouver un compromis sur les intérêts voire leur permettre éventuellement de gouverner ensemble comme l’a suggéré Khmais Ksila, porte parole de Nidaa tounis , la question qui reste posée : Mais alors un compromis basé uniquement sur les intérêts est il suffisant pour garantir sur le long terme la mise en place d’un nouveau mode de gouvernement en Tunisie? Et la révolution tunisienne  qui pourrait la sauver? La réponse à ces deux questions se trouve paradoxalement non pas du côté de l’unité ou de l’homogénéieté prétendue du peuple tunisien mais plutôt dans les lignes de clivages qui traversent toutes les tendances politiques autour de deux sujets fondamentaux: la justice transitionnelle « mouhassabah » et la question sociale. La capacité des défenseurs de cette ligne politique à faire valoir leurs points de vue et à répondre à ces deux questions déterminera l’avenir du processus révolutionnaire tunisien.

Traduit par Assafir - Arabi

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