Le Covid-19, une “zone” de combat Nord-Sud?

Il y a des frontières-marges internes à la zone de combat, qui sont les lieux de séparation entre les corps malades et les corps sains, les corps confinés et les corps travailleurs, les salariés et les précaires, les étrangers et les nationaux, les immigrés réguliers et les sans-papiers.
2020-03-31

Hela Yousfi

Maîtresse de conférences, Université Paris - dauphine


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Atheer Moussaoui - Irak

Il est 20h06, le lundi 16 mars 2020, Emmanuel Macron, le Président du la république française, martèle pas moins de six fois «Nous sommes en guerre». Le Président français précise bien le profil de l’ennemi «Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale», et puis il conclut son discours avec un ton triomphant rappelant l’arrogance de l’époque coloniale : «Ne nous laissons pas impressionner, agissons avec force, mais retenons cela, le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour aux jours d’avant. Nous serons plus forts moralement». Mais la seule question qui demeure en suspens est : Comment peut-on se saisir de la géographie d’une«zone» de combat contre un ennemi invisible?

Des limites floues, des frontières visibles

L’originalité de cette « zone » de combat contre le Covid-19 est qu’elle a une forme paradoxale : ses limites sont floues mais ses frontières sont multiples. La frontière n’est pas un « fait spatial avec des effets sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale » nous rappelle Georg Simmel (1). C’est ainsi qu’aux lignes de démarcation continues claires imposées par les Etats-nations, s’oppose un enchevêtrement inédit de frontières sur lesquelles se situent plus ou moins consciemment les différents protagonistes de cette guerre contre le Covid-19.

D’un côté, des frontières-marges internes à la zone de combat, qui sont les lieux de séparation entre les corps malades et les corps sains, les corps confinés et les corps travailleurs, les salariés et les précaires, les étrangers et les nationaux, les immigrés réguliers et les sans-papiers, etc. Ces marges internes forment la « zone » de combat qui devient comme l’évoque le poème du même titre de Guillaume Apollinaire en 1912, un territoire psycho-géographique où sont d’abord exclus et sacrifiés les pauvres, les migrants, et marginaux. De l’autre, les frontières de la démarcation entre les États qui délimitent, un au-delà qui effraie et dont il faut se protéger. Celles-ci établissent insidieusement une compétition entre les nations dans la course aux masques et aux respirateurs, réaffirmant les hiérarchies de pouvoir et les inégalités économiques structurelles entre les pays riches et les pays pauvres dans la course contre la mort. Des frontières qui viennent se superposer à des frontières qui sont déjà là comme celles qui séparent les peuples recevant les bombes des guerres d’influence menées par les puissances économiques ou celles enfermant les peuples dont le combat contre les épidémies fait partie intégrante de leur vie quotidienne.

C’est ainsi que la zone de combat contre l’ennemi invisible, le Covid-19,ravive des frontières déjà là et en construit d’autres qui permettent d’exclure davantage, de séparer, d’assigner à résidence, de séparer les statuts, d’accorder des droits différents, des avantages pour les uns des discriminations pour les autres, la mort pour les uns, la vie pour les autres.

Simultanément, l’ensemble des gouvernants veillent à ce que le patriotisme et le chauvinisme soient hissés au rang de rites indispensables au bon fonctionnement de la démocratie, feignant d’oublier que le dénouement du traumatisme en cours ne peut s’opérer qu’à une échelle planétaire et qu’il n’y aura que des morts et des perdants dans cette guerre.Aussi, le rêve d’une humanité unie par une lutte planétaire contre le Covid-19, s’évapore rapidement cédant la place à un spectacle tragique d’une réalité d’un monde divisé aux frontières plus vives que jamais, une triste réalité qui prendra l’avantage comme toujours.

Les savoirs subalternes à l’épreuve d’un hymne hégémonique à la rationalité

Aux voix qui s’élèvent pour appeler de leurs vœux l’avènement d’un monde meilleur juste, et égalitaire, mettant fin à la brutalité de la « modernité occidentale» et reconnectant avec la nature, répond le défilement imperturbable des chiffres. Dans cette guerre, la technologie numérique comme l’exige la sophistication techniciste du nom donné au virus, le Covid-19, est au centre de l’artillerie du combat. L’OMS (organisation mondiale de la santé) nous communique dans une langue technocratique et une simplicité numérique indécente un décompte des malades, des morts, et des scénarios quasi-instantanés de l’évolution de la courbe de la maladie enregistrant froidement les gains et les pertes avec une précision mathématique défiant à la fois le pouvoir des hommes et l’imprévisible de l’autorité divine. Cette machine de guerre fait étrangement écho au rêve de Carl Von Clausewitz d’un combat qui ne serait plus mené par la volonté d’un guide intelligent mais d’une guerre qui détrônerait le politique et règnerait selon les lois de sa nature propre; un rêve qui devient une réalité quotidienne pour le moins traumatisante.

L’ensemble des gouvernants veillent à ce que le patriotisme et le chauvinisme soient hissés au rang de rites indispensables au bon fonctionnement de la démocratie, feignant d’oublier que le dénouement du traumatisme en cours ne peut s’opérer qu’à une échelle planétaire et qu’il n’y aura que des morts et des perdants dans cette guerre.

Simultanément, l’OMS en situation hégémonique de diffusion du savoir et de monopole de la parole affiche l’ambition démiurgique d’instaurer une stratégie universelle de lutte contre le Covid-19. Elle établit donc avec les pays des relations qui paralysent toute réflexion alternative de lutte contre la maladie en propageant une normalisation inhibant tout pays et toute communauté, tentés de penser leur lutte contre le virus en dehors du moule établi par l’OMS. Dans ce paradigme, les langues et les dialectes tout autant que les savoirs alternatifs, s’effacent devant un espéranto de machines intelligentes et une armée d’experts scientifiques. L’OMS veut manifestement promouvoir une stratégie dénationalisée, taylorisée, ou les signes ne faillissent jamais, mais atteignent au contraire leur cible avec une précision mathématique inégalée. Et c’est ainsi que le combat contre le Covid-19 devient un nouveau « hymne à la rationalité » et une énième célébration de la modernité et du progrès technique.

Et si le salut venait du Sud?

Or, seuls les peuples du Sud et les immigrés peuvent décoder la logique de cette « guerre » car ils l’ont déjà vécue, et ils l’éprouvent encore dans leurs esprits et dans leurs corps. Tout comme la colonialité (2) qui a émergé avec la colonisation et l’avènement du capitalisme, ils savent que la logique technocratique de ce combat renoue avec une épistémologie impériale qui n’est rien de moins qu’une attaque nucléaire contre le langage humain . Ils savent aussi qu’au nom de la rhétorique de la modernité et du progrès scientifique, issue de la philosophie des lumières, la guerre contre ce virus, tout comme la colonialité, va s’insérer dans le monde occupant son esprit et supprimant sa sensibilité, son corps et son enracinement géo-historique.

Ce faisant, ce virus ou plutôt la guerre menée contre lui, a éludé le rapport au réel, en déconnectant le monde actuel des savoirs des peuples qui ont vécu l’expérience de colonisation et/ou la dictature et qui peuvent anticiper les effets pervers de la surveillance et du contrôle généralisés. L’histoire des luttes contre les épidémies dans les pays du Sud, la contextualisation des expériences ou encore la genrisation de ces savoirs comme celle du personnel soignant principalement féminin,sont autant de savoirs qui semblent largement méprisés.

En établissant la dictature du chiffre et la surveillance des corps et en hiérarchisant les savoirs, le combat contre le Covid-19 tout comme la colonialité, est en train de créer une incapacité chez les dominants à prendre en compte le potentiel libérateur des savoirs alternatifs des subalternes.

Fort heureusement, les crises permettent aussi de libérer des « contretemps » et ouvrir des brèches. Si les frontières établies par la zone de combat contre le Covid-19 sont des lignes de séparation vives, elles peuvent aussi se métamorphoser ou muter -pour emprunter le langage des virus- en espaces d’accueil. C’est ainsi qu’une équipe cubaine qui a lutté contre l'épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest est prête à mettre son savoir au service de l’Europe et « à travailler sans relâche pour soigner et affronter l'épidémie de Covid-19 en collaboration avec les professionnels de la santé d’Italie », comme l’a indiqué son chef Carlos Ricardo Perez. Dans le même registre, Kais Saïed, le Président de la république tunisienne appelle, quelques heures après le discours guerrier de Macron, à la solidarité nationale et internationale et précise : « Les nations doivent en effet être unies, non pas pour la paix et la sécurité internationales au sens traditionnel mais pour l'homme partout dans le monde. Le repli sur soi peut être une solution pour certains, mais il ne peut en aucun être une solution juste, et il restera en tout cas une solution tronquée et imparfaite ».

Seuls les peuples du Sud et les immigrés peuvent décoder la logique de cette « guerre » car ils l’ont déjà vécue, et ils l’éprouvent encore dans leurs esprits et dans leurs corps.

Il est très tôt pour prédire comment, pendant et après cette crise sanitaire, les paroles vont se libérer, les rébellions se concrétiser, les collectifs se créer, les alternatives émerger mais il nous est toujours possible de rêver avec le poète Mahomoud Darwich d’accéder un jour au Paradis incarné par la Patrie restituée. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous dévêtons de nos membres pour passer. Et la terre nous pressure. Que ne sommes-nous son blé, pour mourir et ressusciter. Où irons-nous, après l’ultime frontière ? Où partent les oiseaux, après le dernier ciel ? »

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1-Simmel, G., Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation (traduit de l’allemand par Lyliane Deroche-Gurcel et Sibylle Muller), Paris, Presses universitaires de France, 1999.
2-Le concept de colonialité désigne les rapports de pouvoir et de domination produits par la reproduction patriarcale, le colonialisme, le capitalisme et la mondialisation. Voir Mignolo, Walter. « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, vol. 6, no. 3, 2001, pp. 56-71.

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