Hommage à Nabil Fares, l’écrivain algérien et l’homme multiple

Nabil Fares, écrivain, anthropologue, professeur de littérature à l’université d’Alger, puis à Grenoble, et psychanalyste à Paris.
2017-07-01

Karima Lazali

Psychanalyste Alger/Paris


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Adonis

Nabil Fares, écrivain, anthropologue, professeur de littérature à l’université d’Alger, puis à Grenoble, et psychanalyste à Paris.
Nabil Fares débute l’écriture de Yahia pas de chance, alors qu’il est âgé de 18 ans et qu’il se trouve au maquis, comme il nous l’a appris lors d’un échange. Il relate qu’il était chargé d’inscrire le nom des combattants morts sur un registre. Il devenait ainsi le scribe de la mémoire des morts, inoubliable rencontre avec des noms privés de corps vivants.
De cette expérience naîtra une œuvre passionnante et magistrale pour l’Algérie et pour le monde littéraire. Une œuvre construite à partir des brisures de langue, de leur suspension, leur désarticulation, pour ouvrir à la possibilité d’une langue à venir, humanisante et poétique, celle qui transforme la guerre en un temps du passé, un souvenir et non pas un éternel présent du crime, du massacre et de l’horreur. L’écriture farésienne va dans le tréfonds des langues pour y déceler « les cassures du monde et de l’être » (Mémoire de l’Absent), les zones d’irréparable occasionnées par l’atteinte à l’humain, à sa culture, à ses langues.
 Il préférait d’ailleurs employer le terme d’occupation à celui de colonisation afin de mieux rendre compte de l’opération de ratissage interne sur 132 ans, celle qui laisse les êtres orphelins de substances vivantes, desséchés, humiliés, en lutte avec un gouffre hémorragique qui sans cesse recrache de la perte. Il y a une logique de l’occupation des territoires, qu’il s’agisse des espaces géographiques et/ou des psychismes, celle d’évider du dedans, de laisser à vide, sans souffle. Pour Nabile Fares, l’occupation française et sa résultante, la guerre, sont des opérations totalitaires qui tentent d’ôter à l’humain son potentiel de vivant. Cette logique se sert de mécanismes précis : la destruction des arrimages aux langues, la mise en branle des structures symboliques organisant les liens sociaux, et la confiscation permanente du sentiment de participer à la marche de l’Histoire, de son histoire, sont des opérateurs qui causent une véritable occupation de l’espace psychique. Celui-ci devient réceptacle d’une fracture innommable, indescriptible. Cette fracture venant du dehors est difficile à saisir car non mentalisable, ou trop bien confondue avec l’intériorité, si bien qu’il devient quasiment impossible de départager ce qui revient à l’historiographie, et ce qui revient à l’histoire subjective et/ou familiale. Cette confusion des temps et des espaces, des langues, des pronoms (je, tu, il) est une conséquence de ce quelque chose qui est arrivé à l’humain, avec et depuis la colonisation mais qui reste en errance, en mal d’inscription. Là commence le travail de l’écrivain/psychanalyste, tel un artisan des mots, qui coupe/découpe et recoud dans un souci de rendre visible le lieu de la cicatrice, le lieu de l’atteinte, le lieu de la blessure, pour qu’elle ne puisse rester béante et sanguinolente. Cette fabrique des frontières par des mots  ouvre et referme« les lieux du désastre », selon la formulation de Kateb Yacine dans Nedjma. Ce travail de l’écrivain fréquente celui du psychanalyste qu’il a été, car son écriture est porteuse d’un projet, celui de forcer des chemins pour la réparation de ces corps mutilés, de ces morts sans tombes, ces disparus en nombre incalculable. Ecrire de telle sorte, que puisse se tracer avec les mots et surtout à l’ombre des mots un chemin pour une « …Joie fragile, calculée, volée à l’étouffement du monde » (Mémoire de l’Absent, p 121).
L’écriture de Nabile Fares est inédite dans son style incomparable et dans son projet de faire de l’Histoire avec des histoires singulières, intimes, de lutter contre les tentatives totalitaires de déliaison entre l’assignation à l’Histoire Une et « l’étouffement » de ses singularités. Yahia pas de chance, cette équivocité entre le prénom masculin de Yahia et le terme  vivra /  renaîtra se trouve transformée sous sa plume, grâce à la poésie, en une chance pour le vivant, celle de ne jamais céder sur sa position d’interprète et d’acteur, le pas (au double sens d’un pas de danse ou de marche et du pas de la négation) ouvre un chant à l’accueil du possible. Ce chant est celui qui laisse place à la langue maternelle, le berbère, celle dont nous sommes tous les enfants (quels que soient nos régions/ nos territoires) car elle est  la langue du royaume perdu. C’est par la langue du conte et du mythe que se recréent les voies pour des passages obstrués, ceux qui causent « l’étouffement » et laissent orphelins dans « l’incendie du monde » (Mémoire de l’Absent, p17). Il s’agit donc dans ses textes de renouer avec les mots dans ce qu’ils laissent dire et dans l’Impossible à dire qui se dépose en creux, qu’un Pas vers la chance se profilera.

Nabil Fares

Le vécu d’une « cassure du monde » chez chacune et chacun par et dans l’Histoire est un Impossible à dire mais Nabile Fares nous propose de le saisir à partir de l’absence, des blancs de l’écriture, des zones de désarticulation du texte, de déraillement, ils se lisent dans le silence alors que leur bruit est fracassant. Pour rendre cette affaire transmissible, il ouvre le corps du texte et le laisse aller vers ses déchirures les plus profondes car il faut bien le dire « Je sais que c’est cela notre malheur, en plus de la perte et du délire ; avoir vécu dans l’effraction….C’est ainsi que se donnait à nous le monde, ou ce que l’on appelle le monde, notre entourage de mésalliance » (Mémoire de l’Absent, p24).
L’Absent, cet interlocuteur infatigable qui ne cesse de réclamer son dû, tel un fantôme, il rôde et se montre envahissant lorsque nous lui refusons l’accueil et il devient monstrueux et malveillant si nous cherchons à l’enfermer dehors, à l’exclure, à le meurtrir. L’Absent, celui qui s’est échappé une nuit d’un corps et qui, depuis, hurle sa douleur. Ce corps qui a perdu son âme, se trouve réduit en lambeaux, fragmenté, éparpillé, il erre entre ciel et terre, suppliant, invoquant mais ces cris restent sans appel.
C’est par la douleur du corps que Nabile Fares nous introduit à ce que dans notre jargon psychanalytique, nous nommons traumatisme : une fracture irréversible qui empêche la possibilité de se (re)trouver, de s’unifier, bref de devenir un soi-même. Ce traumatisme est aussi celui qui résulte de « l’expulsion » de la langue de l’intime et qui piège dans un état de suspension entre le mort et le vivant, dans cet univers où plus rien ne lie, ni ne sépare.
Nous pouvons dire que toute son écriture porte cette catastrophe humaine dont l’Absent est le témoin indéfectible. Suivre pas à pas l’Absent, c’est accepter de se lancer dans une enquête pour tracer et marquer les lieux de cette catastrophe, les identifier pour espérer un jour les transformer en lieu vivable, sans rester assigné à un paysage de ruines et de désolation. Il y a dans les textes de Nabile Fares une place majeure pour des écritures à venir, des inventions, des trouvailles, que chacune et chacun peut et surtout doit pouvoir faire siennes. Rejoignant par là, cette formule de Freud « ce que tu as hérité de tes pères, tu dois le conquérir, si tu veux le posséder ».
Aujourd’hui, nous perdons un père, un grand homme, un enfant de la guerre qui nous laisse à notre tour orphelins, il reste une œuvre extra-ordinaire pour quiconque veut consentir à entrer dans l’Histoire et en assumer en son nom la responsabilité d’une lecture, qui serait réinvention d’un rapport au monde, en ce temps de clôture et de guerre répétées à l’envi, jusqu’à l’épuisement.
C’est parce que tu es devenu trop brusquement Notre Absent que ces mots te reviennent pour t’accompagner et refuser à ton âme l’errance tant décriée de tes mots écrits, de ces cris qui se dégagent de chacune de tes phrases.
A notre tour, de te dire que la douleur de tes personnages au corps en pièces détachées, à force de massacres divers et multiples, est Nôtre.
Ton absence, ta disparition en ce jour du 30-08-16, nous mène à rencontrer une étrangeté que tu as si bien décrite, en disant « Je sens en moi une désertion, oui, une désertion de l’amour, comme si ce mouvement dans la ville, cet autre mouvement éloigné de la ville, de notre ville, creusait en moi ou en nous, une sorte d’avidité désertique, une sorte de puits de soif, ou de désir sans matière » (Mémoire de l’Absent, p24).


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