Al Bayra

L’origine en est al-baour. Le mot s’applique d’abord à la terre improductive, celle qui n’est pas apprêtée pour le labour. Terre vierge non encore défrichée, bois et marais attendant d’être pris en mains en vue de se voir ensemencés et fécondés.
2016-05-19

Mohammed Ennaji

Historien et professeur de sociologie économique à l'Université Mohammed V, Rabat


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Ghada Kandari - Koweit

L’origine en est al-baour. Le mot s’applique d’abord à la terre improductive, celle qui n’est pas apprêtée pour le labour. Terre vierge non encore défrichée, bois et marais attendant d’être pris en mains en vue de se voir ensemencés et fécondés. Terre neuve inexplorée, terre anciennement exploitée et abandonnée sans cultures ou laissée épisodiquement en jachère.
Mais le vocable est en fait plus sévère, socialement plus dur et cela est déjà perceptible dans son rapport à la fécondité du sol. On dit d’une terre non cultivée, non mise à profit que c’est une terre morte, mayyita, soit par la sécheresse soit par l’absence de mise en valeur, cette infertilité synonyme d’absence de vie va s’étendre, par extension, au social. Le vocale bour, est synonyme lui d’une terre d’agriculture pluviale, autant dire au rendement  incertain, aléatoire, car souvent sujet à la sécheresse et à la disette. Il y a donc à côté de la virginité qui n’est en aucun cas un défaut, une fragilité, une faiblesse sociale qui réside dans cette désignation, disons quasiment une tare. Une terre n’est pas cultivée si elle n’est pas cultivable, ou si elle est d’accès difficile ou plus simplement si la pression du peuplement n’est pas suffisante pour inciter à la mettre en valeur. Une terre, dans tous ces cas de figure,est à la marge du système d’exploitation adopté par une communauté. 
Cette marginalité  due à des facteurs naturels, démographiques et économiques, se retrouve autrement dans les sens attribués au vocable dans le champ social. Elle y est certes plus explicite encore, quand le mot se détache de la terre pour qualifier les hommes ou certaines situations :al-baour est al-halak, la ruine, la fin, la mort. Le vocable désigne aussi un marché en crise, sans mouvement, sans activité. Albourou est l’individu sans valeur, ruiné, fini. Le qualificatif s’applique autant à l’homme qu’à la femme ainsi qu’en atteste le texte sacré : « vous êtes un peuple perdu (bouran)  ».
Venons en alors à notre objet, al-bayra. Le mot classique : al-bâira ayant pour pluriel baouâr, est la fille que personne ne vient demander en mariage, et dont le statut est alors  peu enviable. Mais au-delà du mariage, elle est celle dont on n’attend aucun bien. On peut prendre la liberté de la dire corrompue au sens physique comme un métal qui n’est plus bon à rien ou une terre improductive. Elle sort d’une certaine façon du groupe parce qu’elle ne s’inscrit pas dans la norme, celle que représente la femme avec mari et enfants. 
Le même qualificatif appliqué à l’homme, qui ,par ailleurs ,ne semble pas d’un usage courant dans le parler dialectal, ne concerne que le bon à rien, mais ne se rapporte en aucun cas à son sexe, à sa fécondité ou à son statut familial. Le genre masculin n’est ainsi pas mis en question. Un dérivé du mot désigne l’étalon qui sait sentir la chamelle et indiquer si elle est féconde ou pas, le masculin sur ce plan n’est donc pas improductif, ce  qui est plutôt une qualité pour l’animal en question. Pour la femme, le traitement est autre, il s’agit d’une situation n’ayant rien à voir avec la réussite ou l’échec dans un métier, dans un parcours, mais simplement d’une non-demande en mariage qui devient une tare. La référence au marché fait de la concernée une marchandise avariée. Le fruit mûr n’a pas été cueilli à temps, et le temps de la récolte a fini par passer. La référence à la figue dans le récit du péché originel s’impose d’elle-même ici, ce fruit non cueilli et consommé frais pourrit ou s’assèche et durcit! La jeune femme dispose donc d’une durée qui commence avec ses premières menstrues, le fruit a mûri, elle est en attente dès lors d’un prétendant. Passée la vingtaine, elle fait ses premiers pas dans le parcours douloureux de la bayra qui risque de s’éterniser si aucun mari ne se manifeste. Le « prix » ou montant de la dot baisse en conséquence puisqu’il n’est plus question, avec le temps, que de sauver les meubles. 
La femme ne doit donc en aucun cas demeurer une terra nihilus, elle est un champ impropre à une jachère continuelle. La femme doit être sous l’homme, c’est une des expressions juridiques pour dire son épouse. Sinon gare à elle ! La femme seule, non mariée, non fécondée, est tel un champ abandonné à la ruine et à l’extinction. On comprend mieux le verset « vos femmes sont pour vous un champ de labour...  ».Le poète le sait qui rejoint !

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