À Layla Soueif…

L’expérience de Sissi est l’illustration parfaite de l’« arbitraire organisé ». Mais, indépendamment du politique il y a la décence. Sissi en manque cruellement, sans quoi il n’aurait pas accepté l’état du Docteur Layla Soueif, qui est ici une mère avant tout.
2020-05-23

Nahla Chahal

Professeure de sociologie politique, redactrice en chef de «Assafir Al Arabi»


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Layla Soueif.

Pour ceux qui ne la connaissent pas, elle est professeure de mathématiques à l’Université du Caire, titulaire de deux doctorats d’universités à renommées internationales, la fille de professeurs universitaires, la mère de Mouna, Alaa et Sanaa et l’épouse de Ahmad Saif el Islam… Mais avant d’être la descendante de parents remarquables et d’être entourée de sa propre famille qui l’est tout autant, Layla est, depuis sa toute première jeunesse, une militante infatigable. Il en est de même pour son mari, décédé alors même que son fils et sa fille étaient en prison,et qui est de ceux qui « n’ont jamais varié » dans leurs engagements. Le fils, Alaa, et les deux filles ont passé plusieurs années dans les prisons, pas pour trafic de drogue, mais à cause de leurs opinions et de leurs prises de positions politiques et sociales.

Layla Soueif dort dans la rue depuis une semaine, à même le sol, sur le trottoir qui fait face à l’odieuse prison de Tora. Sa photo a circulé dans le monde entier. Une femme sexagénaire avec des cheveux ébouriffés, blanchis par les années… qui réclame le droit de voir son fils, Alaa, devenu une icône mondiale et un symbole pour les jeunes d’Egypte… Elle demande à voir son fils pour s’assurer qu’il va bien et lui donner des médicaments dont il a vitalement besoin puisque cela faisait36 jours qu’il avait entrepris une grève de la faim. Il est évident que Layla Soueif est déterminée à réaliser sa revendication.

Sissi a sans doute vu la photo de la mère jetée sur le trottoir, et sait que Alaa est détenu arbitrairement et, surtout, par rancœur. Il s’en fout. Il s’entête puisqu’il est « le plus fort » et qu’il détient le pouvoir.

Il n’a rien inventé de nouveau. Avant lui –c’est un exemple parmi tant d’autres - Margaret Thatcher, premier ministre Britannique, a, en 1981, ignoré la grève des militants irlandais détenus, laissant dix d’entre eux mourir de faim, parmi lesquels « Bobby Sand » dont la réputation le précède. Que nous apprend l’Histoire ? Le comportement agressif de Thatcher, qui planifiait de désespérer les militants pour les soumettre, a contribué à radicaliser le mouvement d’indépendance Irlandais et à donner au parti « Sinn Fein », qui menait la lutte, une popularité sans précédent ! Et le parti n’a pas été rayé de l’existence puisqu’il a, par la suite, mené avec le gouvernement Britannique des négociations qui ont conduit à la signature d’un traité historique concluant une guerre longue et sanglante… Il est par ailleurs, aujourd’hui, le parti qui gouverne l’Irlande du Nord !

Ceux qui s’empresseront de souligner les différences (effectives) entre les deux faits et les deux réalités, doivent se rappeler que l’Égypte connait, chaque quelques années, d’énormes soulèvements face auxquels l’autorité semble s’effondrer. Lorsqu’elle se rétablit, elle redouble d’agressivité pour mettre fin « définitivement » à toute rébellion, ou tout esprit y aspirant, et elle découvre, à chaque fois, qu’il n’y a pas de « fin » à cette histoire… Cette règle s’appliquera sans doute à Sissi qui se vante aujourd’hui du support de Trump et des Israéliens, ou de la sympathie de l’Occident qui lui vend armes et munitions… Mais il a accumulé une quantité énorme de haine à son encontre, de catégories différentes de gens, encore plus que ces prédécesseurs, sans présenter aucun avantage en contrepartie, ni par sa personne, ni par ses actions. Ce qu’il fait est marqué par l’incohérence, l’improvisation et la corruption…

Il est connu pour avoir une disposition si surprenante à l’imbécilité qu’il en est devenu l’objet des plaisanteries du peuple. En plus de tout cela, ce rancunier utilise son pouvoir pour punir ceux - incroyablement nombreux - qu’il déteste, dont certains sont des personnalités publiques civiles ou militaires et qui, jetées dans les prisons, disparaissent pour des années, à cause d’un mot, d’une interview donnée à une chaine de télévision, d’une candidature électorale… ou d’autres faits de la vie quotidienne. Il est rendu particulièrement furieux par les jeunes, par « l’arrogance » de leurs critiques à son égard ou, tout simplement, parce qu’ils sont encore pleins de vie et qu’ils sont créatifs ou lancent des initiatives. Toute implication dans les questions d’« intérêt public», est tout simplement interdite! Sissi aurait souhaité, s’il le pouvait, supprimer la notion même d’intérêt public. Il a d’ailleurs réussi à fermer des associations aux activités extrêmement efficaces et à faire taire les médias, pas seulement en bloquant leur diffusion dans le pays, mais en réduisant la marge des sujets qu’ils peuvent aborder sans se faire arrêter. L’Egypte est ainsi devenue, d’après les associations spécialisées, la plus grande prison du monde pour les journalistes.

L’expérience de Sissi est l’illustration parfaire d’un « arbitraire organisé » : personne ne sait ce qui est « autorisé » et ce qui suscite la punition. Et, ladite punition, pour un même acte ou une même personne, peut tomber ou non. Les accusations générales du type « diffusion de fausses nouvelles » - le régime syrien a pour cela une appellation plus drôle : « démoralisation de la nation » - n’ont plus besoin d’être élaborées avec des détails et des nuances, elles sont devenues des tampons abrégés prêts à l’usage, comme ceux que l’on appose sur les papiers administratifs. Après avoir liquidé le pouvoir judiciaire et l’avoir soumis à son contrôle par les nominations (tout cela de façon légale !), les juges sont devenus des employés de l’exécutif, des « robots ». Le parlement, quant à lui, est une plaisanterie ridicule, honteuse de bassesse.

Sissi est parvenu à fabriquer un noyau dur qui lui porte allégeance. Nous ne désignons pas ici les gauchistes et les libéraux qui considèrent qu’il fait barrage aux frères musulmans et s’abritent derrière lui. Ceux- la se sont auto-supprimés, se rendant tout à fait inutiles. Le noyau dur a été créé en donnant à l’armée – institution et individus – les manettes de l’économie toute entière, à la fois de la production et de la consommation. Mais Sissi mesure sans doute la fragilité de cette structure, puisque durant l’été et l’automne 2019, à travers le bizarre épisode des vidéos de l’acteur et entrepreneur Mohamad Ali, cet équilibre s’ébranlait. Les raisons sont restées obscures, mais étaient sans doute liées à des conflits internes entre les appareils militaire et sécuritaire. Il avait semblé alors que Sissi pourrait tomber en une nuit.

Tout cela appartient à la politique. Mais, indépendamment de cela, il y a la décence. Sissi en manque cruellement, sans quoi il n’aurait pas accepté l’état du Docteur Layla Soueif, qui est ici une mère avant tout.

Sissi reproduit du déjà-vu. Son histoire se terminera comme s’est terminée celle d’autres de ses semblables dont il n’est pas nécessaire de citer les noms ni les expériences. Evidemment, rien ne sert de rappeler aux puissants la sagesse historique qui dit, « si cela avait duré pour d’autres, ce ne serait pas arrivé jusqu’à toi ».

Traduit de l’Arabe par Fourate Chahal El-Rekaby
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 22-05-2020


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